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10 février 2025

Impossible démocratie, impossible révolution

Sur l’économie sociale et solidaire

La réflexion qui suit est inspirée par la lecture de Travailler sans patrons1, synthèse passionnante des analyses et expériences contemporaines dans l’économie sociale et solidaire (ESS), incluant donc tant les entreprises que les associations et parmi elles, les démarches les plus militantes, coopératives et autogestionnaires.

La diversité des expériences, et du bilan qui peut en être tiré, invite à forger si ce n’est confirmer la conviction qu’aucune solution n’est jamais parfaite, y compris Quand ses acteurs nourrissent beaucoup d’espoir dans cette alternative à l’activité mainstream. En l’occurrence, l’ESS doit faire face à deux types de problèmes : interne, comme toute organisation ou entreprise, et externe, par sa dépendance d’un système marchand, lequel implique des contraintes incontournables, et ont, par conséquent, des implications internes.

Un avertissement utile

On trouve dans ce livre un panorama des difficultés rencontrées dans différentes structures et différents contextes. Il sera donc tout à fait utile d’en avoir fait le tour avant de se lancer mais aussi bien, avant de tirer des conclusions désespérées sur la possibilité de se passer de patron.

Bien sûr, le capitalisme lui-même n’est jamais complètement remis en cause et il est même une des contraintes incontournables pour toutes les entreprises ou associations : il est le contexte avec lequel il faut transiger. Ainsi, au-delà du statut légal, toute structure se doit d’avoir des échanges avec le reste du monde, lequel ne fonctionne pas sur le même mode, ni avec les mêmes intérêts.

En outre, en interne, c’est tout une culture qu’il faut mettre en place, en évitant d’importer celle apprise auparavant : échelle des salaires, statut de l’emploi, « relations humaines » (embauches, séparation, formation), gestion des conflits, modalités de prise de décisions. Tout cela se passe donc sans patron, et est susceptible d’évoluer avec le temps, au gré des participants ou selon les besoins du moment.

Le milieu associatif a, quant à lui, quelques spécificités : il peut être constitué de bénévoles, mais parfois aussi de salariés qui viennent s’adjoindre aux bénévoles. Un des problèmes évoqués dans Travailler sans patron est que les salariés y sont fréquemment incités à faire du bénévolat en plus de leur temps de travail ; les pressions dans ce sens ne sont pas forcément malveillantes, elles relèvent de la nécessité pratique. Il faut donc que ceux-ci acceptent des conditions qu’il n’accepteraient pas ailleurs, tout en percevant bien souvent un salaire moindre.

Pour toutes les entreprises, la première contrainte est l’exercice collectif du pouvoir. Il représente du temps passé et de la connaissance acquise spécifiquement qui sont autant de soucis que n’ont pas les salariés ordinaires, même si ceux-là subissent d’autres pressions… Travailler dans un cadre autogestionnaire étant bien souvent un moyen de les fuir ! La rotation des taches est souvent vue comme une entrave à la prise de pouvoir mais la rotation des compétences n’est pas toujours possible cependant, « peut-on vraiment imaginer un collectif autogéré sous-traitant le ménage à une entreprise de nettoyage ?2 »

Pourtant, pour que l’entreprise perdure dans son mode de fonctionnement, il va falloir qu’au moins une bonne proportion de ses membres si ce n’est – idéalement – la totalité, lutte contre la lassitude qui peut venir, par exemple, de l’accumulation de réunions. Ainsi, des dysfonctionnements répétés impliquent chaque fois des évolutions dont il faut décider collectivement. Un cas particulier de difficulté est la gestion des conflits internes. Une des vérités énoncées par Travailler sans patron qui sera probablement approuvée par tous ceux qui ont quelque expérience dans ce domaine car il y a forcément un jour ou l’autre un conflit est que les modalités de la gestion du conflit devront avoir été convenues auparavant, car pendant, ce n’est pas le moment.

La liberté d’entreprendre autogestionnaire a ses propres difficultés : les décisions portent sur tous les domaines de la répartition et la rotation (ou non) des tâches à l’amplitude (ou non) de l’échelle des salaires en passant par l’embauche et la formation (professionnelle mais aussi démocratique). Peut-on prendre des décisions à dix comme à cent ou plus ? Selon quelles modalités ? Quelle est la meilleure méthode pour éviter une prise de pouvoir ? Les auteurs nous indiquent différentes méthodes: la sociocratie, l’holacratie… avec diverses adaptations, selon les cas. Le plus important restant sans doute l’engagement – physique et intellectuel – des participants, quelle que soit la méthode…

De tout cela, le livre de Cottin-Marx et Mylondo nous informe, sur la base de constats qui sont le fruit de dizaines d’années d’expérience observées et, si leur ouvrage se montre engagé, il n’hésite pas pour autant – on l’a brièvement évoqué – à montrer les écueils de l’ESS. Cette mise à plat, avec ses constats et ses mises en garde, nous montre la possibilité de changement de quotidien dès maintenant. On retiendra aussi qu’une des affirmations positives de Travailler sans patron est sans doute le caractère pédagogique de chacune des aventures entreprises dans l’ESS. Un acquis culturel ineffaçable s’est construit collectivement et restera présent en chaque participant.

Quel espoir ?

Au-delà des expériences, un espoir commun a-t-il encore sa place dans un monde accablé de mauvaises nouvelles sur tous les fronts : guerres multiples, réchauffement climatique, enrichissement et appauvrissement croissants, extrême droitisation, etc.

Parmi les motivations des acteurs les plus radicaux de l’ESS, on trouve à la fois la recherche d’une existence plus conforme à l’idéal qu’on s’en fait, comme vouloir être utile plutôt qu’occuper un « bullshit job » ; une opposition radicale au capitalisme et donc le refus de participer à l’exploitation des personnes, voire aussi à la surexploitation des ressources naturelles, le tout dans un réseau essentiellement local. Un enjeu qui inclut les démarches individuelles et/ou au sein de petits collectifs tout en les dépassant largement. On peut constater aussi qu’une nouvelle génération d’entreprises – y compris en dehors de l’ESS – est attentive – voire militante – par rapport à la consommation de ressources et à l’émission de CO; attentive aussi à tout ce qui les entourent et prompt à récupérer toutes sortes d’idées et d’initiatives. Ainsi, il est de plus en plus fréquent dans le management capitaliste de limiter voire d’abolir la hiérarchie, par souci d’efficacité3. C’est une vague, et non un tsunami, mais c’est un signe que l’idée fait son chemin, et peut-être que les classes laborieuses ne sont pas toujours considérées comme haïssables !

Sur la question climatique, on voit avec les COP que les grandes conférences dans lesquelles les Etats promettent des engagements qu’ils ne tiendront pas – ou seulement en partie – et qui seraient de toutes façons insuffisants, ne sont donc que poudre aux yeux. La « transition » est un outil de communication qui lui aussi est essentiellement poudre aux yeux au regard des vrais enjeux pour les prochaines décennies.

En son temps, en 1972, le rapport Meadows (ou club de Rome), initié par des capitalistes qui s’inquiétaient pour la pérennité des affaires, compte tenu en particulier de la finitude des ressources naturelles et de la croissance démographique, n’a pas engendré de décisions politiques significatives. Le fait qu’il ait été considéré comme catastrophiste a pu justifier de jeter le bébé avec l’eau du bain. Il reste que les ressources fossiles sont en quantité limitée et que leur consommation est croissante. La prise de conscience de cet état de fait depuis quelques dizaines d’années semble relativement massive aujourd’hui, sans doute accélérée par les rapports du GIEC et leur médiatisation. Si cela ne reste nié, c’est essentiellement par l’extrême droite.

Travailler sans patrons vient s’insérer parmi un certain nombre d’ouvrages qui – dans une perspective plus large – se sont penchés sur tout ce qui peut être constructif et à différents niveaux dans les démarches collectives anticapitalistes depuis ne serait-ce qu’une dizaine d’années.

Utopies réelles4, partait du constat de l’échec tant de l’option révolutionnaire que de l’option réformiste, et misait sur l’érosion du système capitaliste par l’investissement des forces d’émancipation dans les fissures du système lui-même. Il envisageait – entre autres – les formes coopératives qui ont vocation à participer à des « stratégies intersticielles » dans lesquelles peuvent être envisagées une transformation sociale émancipatrice.

Commun5, avait abordé cette question de l’usage politique d’un espace par ses acteurs, imposant par leur travail une alternative ou tout au moins un certain nombre des éléments nécessaires à une alternative politique à l’ordre établi. Commun avait montré le caractère universel et populaire du commun, tant par son usage historique que par sa motivation de rejet de l’appropriation privée. Etaient par conséquent incluses dans ce mouvement toutes les initiatives de types occupation d’espaces publics en voie d’être privatisés, ZAD, opposition aux mégabassines, etc.

Depuis quelques années, en France en particulier, on parle de « bifurcation ». Des ingénieurs sortent de l’école et s’engagent à ne pas faire ce qu’ils y ont appris en participant à la logique qui incite à consommer – et polluer – toujours plus. Les voies empruntées sont diverses, mais elles ont en commun le refus de jouer le jeu de l’inflation de moyens, à commencer par la consommation d’énergie. Ce parti pris se situe donc dans la continuité de ce souci du commun.

Nombre de lieux, chacun à leur manière, encouragent, catalysent des initiatives, où tout encartement partidaire6 paraît hors sujet.

La bifurcation apparaît désormais comme la décision politique et sociale contemporaine qui va dans le sens d’une émancipation et d’un avenir vivable sans attendre une décision politicienne qui ne serait toujours qu’une promesse.

La proposition de bifurcation ne concerne pas seulement les jeunes diplômés. Toute sorte de personnes ont un jour le dégoût de la dépendance d’un « bullshit job », d’autres profitent de l’opportunité d’un licenciement dans une entreprise mainstream pour passer enfin à autre chose…

A l’évidence, le monde parfait n’est pas plus probable que le grand soir et l’utopie n’est pas un idéal à réaliser, mais horizon possible à approcher laborieusement, contre vents et marées. Un monde perfectible serait-il donc, quant à lui, davantage envisageable ? Il impliquerait l’engagement de tous ceux qui le peuvent et cet engagement signifie volonté, vigilance, et un large temps consacré à la cause.

Il reste que sa pratique est forcément aussi un lieu de résistance, ne serait-ce que partielle, à un grand nombre d’écueils. Une sorte de village gaulois sans frontières physiques, refusant l’identitarisme belliqueux, voire l’inflation technique et la destruction méprisante de la nature. Les villageois rêvent d’agrandir le village ?… Est-ce possible ?

A chaque revendication, il faut régulièrement se confronter à un mur qui est celui imposé par la classe dominante, lequel laisse – via les lois, réglementations , etc. – plus ou moins de latitude aux classes subalternes selon qu’elles lui paraissent plus ou moins dangereuses ou que son appétit de profit est plus ou moins intense.

Tout cela n’est pas nouveau et c’est pourquoi on peut formuler l’hypothèse que toutes les initiatives – coopératives, ZAD7, et autres – sont les bienvenues dans la guerre chronique entre dominants et dominés, orientées v ers l’installation d’un monde différent dans l’intérêt commun. Toutes les initiatives ne signifie pas tous les moyens et on se gardera ici de promouvoir des « solutions » suicidaires qui ne réussissent qu’à justifier l’extension des moyens de répression.

Celles mettant en jeu l’autogestion et des formes d’auto-organisation, écartant les enjeux de pouvoir et de cupidité, paraissent comme essentielles, dans le sens où demain s’enracine aujourd’hui. Si ce courant est aujourd’hui encore bien loin d’être hégémonique, l’histoire nous dit que nombre d’événements peuvent un jour ou l’autre apparaître et contribuer de diverses manières à ce qu’un courant déjà ancien ne soit plus si marginal.

La question qui demeure aujourd’hui reste celle d’une prise d’ampleur de cet ensemble d’initiatives alternatives au courant dominant et la possibilité que celle-ci intervienne avant (soyons optimistes, mais les acteurs ne sont peut-être pas prêts?) ou après le post-fascisme qui nous menace.

Georges Serein

1Travailler sans patrons. Mettre en pratique l’économie sociale et solidaire, par Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo, Paris, Gallimard, collection « Folio actuel », 2024.

2Ibid., p. 240.

3Par exemple :

https://coachingways.fr/entreprise-liberee-holacratie-concept-methode/?gad_source=2&gclid=EAIaIQobChMIoNvVsrf_iQMVEqODBx0MVheaEAEYASAAEgKVkvD_BwE

4Utopies réelles, par Erik Olin Wright, Paris, La Découverte, 2017.

5Commun, par Pierre Dardot et Christian Laval, Paris, La Découverte, 2015 ; voir aussi « Commun : de quelques rapports que nous entretenons avec la « tradition libertaire » », par Christian Lava, site Grande Angle, 23 novembre 2016.

6Par exemple :

https://www.lacaserne.labascule.org/

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