12 mars 2025
Le spirituel : piège ou souffle d’une politique émancipatrice ?
Introduction générale au débat
Le séminaire de recherche militante, libertaire et pragmatiste ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) a consacré deux années de son activité (janvier-juillet 2022 et janvier-juin 2023) au thème « Spiritualités, éthique et pensée libertaire ». Cela a été introduit par un texte à plusieurs voix de Jérôme Alexandre, Thomas Chust, Philippe Corcuff, Didier Eckel, Stéphane Lavignotte, Irène Pereira et Georges Serein, publié en janvier 2022 sur le site Grand Angle et intitulé « « Spiritualité » et « éthique » : premières explorations libertaires ». C’est notamment dans ce cadre qu’a commencé à germer le livre du théologien catholique Jérôme Alexandre, Le christianisme est un anarchisme (Textuel, mai 2024).
Or, traiter du « spirituel » en milieu libertaire, tout particulièrement en France, ne va pas du tout de soi ; l’hostilité au religieux étant prégnante dans l’anarchisme organisé et le spirituel étant associé au religieux. Ainsi le slogan « Ni Dieu, ni Maître » est devenu un mot d’ordre anarchiste emblématique bien qu’il ne vienne pas initialement des courants anarchistes, mais qu’il s’agisse du titre d’un des journaux créés en 1880 par le socialiste révolutionnaire Auguste Blanqui, plus autoritaire que libertaire. Dans cette tradition, l’athéisme militant au sein des milieux anarchistes organisés peut même développer une intolérance et un dogmatisme proches de ceux des secteurs les plus réactionnaires des religions, quelque chose comme une religion de l’anti-religion. À l’opposé, le séminaire ETAPE ne pense pas que l’on puisse éluder dans la perspective d’une politique libertaire les questions afférentes au sens et aux valeurs de l’existence. Ce qui peut passer par un dialogue entre des spiritualités athées, agnostiques et religieuses, à partir du moment où elles ne cherchent pas à enfermer l’exploration du sens dans des réponses dogmatiques.
C’est dans ce cadre que le séminaire ETAPE, en collaboration avec le Café Le Dorothy, lieu associatif chrétien à Paris, a organisé une rencontre publique sur « Le spirituel : piège ou souffle d’une politique d’une politique émancipatrice ? », autour du livre de Jérôme Alexandre et de celui de la philosophe et productrice de France Culture Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique (Les Belles Lettres, 2022). Le débat a eu lieu au Dorothy le 27 juin 2024.
Avec ces deux livres qui se situent sur deux plans différents – le premier s’intéressant aux affinités entre une certaine conception du christianisme et l’anarchisme et le second analysant la façon dont certains motifs théologiques tendent à dérégler des secteurs de la philosophie contemporaine -, le séminaire ETAPE a voulu appréhender tout à la fois certains apports et certains risques d’un dialogue entre politique émancipatrice et religieux.
Le pasteur écolo-libertaire Stéphane Lavignotte, participant du séminaire ETAPE, a introduit et animé le débat (texte ci-après). Nous publions ici la vidéo de ce débat inédit entre Jérôme Alexandre et Géraldine Muhlmann. Philippe Corcuff, co-animateur du séminaire ETAPE, y intervient aussi longuement à propos du traitement des rapports entre « transcendance » et « immanence » dans les deux livres.
Rédaction du site de réflexions libertaires Grand Angle
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Alexandre et Muhlmann : deux désorientations utiles et différentes pour penser les liens entre le spirituel et le politique
Présentation du débat
par Stéphane Lavignotte
Pasteur, de sensibilité écolo-libertaire, auteur notamment de L’écologie, champ de bataille théologique (éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2022)
Ce débat, organisé par le séminaire Etape (Explorations théoriques anarchistes pragmatistes pour l’émancipation), accueilli par le Dorothy café, réunit Jérôme Alexandre, docteur en théologie spécialiste des Pères latins, professeur à la faculté du Collège des Bernardins, membre du séminaire Etape et auteur de Le christianisme est un anarchisme qui vient de paraître aux éditions Textuel (collection « petite Encyclopédie Critique », mai 2024) et Géraldine Muhlmann, philosophe et politiste, professeur de science politique à l’Université Paris-Panthéon-Assas, qui a aussi eu tout un parcours de journaliste, produit et anime Avec philosophie sur France-Culture. Elle a publié L’imposture du théologico-politique aux Belles Lettres en 2022.
Le titre de notre débat, « Le spirituel : piège ou souffle d’une politique émancipatrice ? », fait référence à un fameux extrait de la Critique de la philosophie du droit de Hegel de 1844 où Marx parle de la religion comme de « l’opium du peuple ». Seul formule qu’on a souvent retenue de ce texte. Il la décrit pourtant aussi comme « protestation contre la détresse réelle », « soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu ». Ce passage montre que, pour Marx et Engels, la religion, comme de nombreux auteurs l’ont souligné1, n’échappe pas à la nature dialectique qu’ils voient dans toute réalité sociale. Michael Löwy écrit par exemple à propos d’Engels : « Grâce à sa méthode fondée sur la lutte de classe, Engels a compris – contrairement aux philosophes des Lumières – que le conflit entre matérialisme et religion ne s’identifie pas toujours à celui entre révolution et réaction […] De même, loin de concevoir l’Église comme une entité sociale homogène, il esquisse une remarquable analyse montrant que dans certaines conjonctures historiques, elle se divise selon ses composantes de classe. […] Tout en restant matérialiste, athée et adversaire irréconciliable de la religion, Engels comprenait, comme le jeune Marx, la dualité de nature de ce phénomène : son rôle dans la légitimation de l’ordre établi, aussi bien que, les circonstances sociales s’y prêtant, son rôle critique, contestataire et même révolutionnaire. »2
Nos deux invités de cette rencontre refusent chacun à leur manière, comme Marx et Engels, tout déterminisme entre spirituel et politique.
Jérôme Alexandre parce que pour lui, « la foi n’est pas un corps de doctrine, auquel l’intelligence adhère, mais une expérience toujours singulière qui mobilise le plus intime de soi »3. Le christianisme est d’abord – comme l’anarchisme – une force de protestation contre l’injustice, une force de déconstruction. L’anarchisme est du côté du « sans principe, de la renonciation au pouvoir, selon la double signification grecque de l’an-arckhè, comme les chrétiens sont foncièrement sans idole, transformant la soumission croyante en une recherche d’un Dieu jamais saisissable »4.
Géraldine Muhlmann, elle, critique sévèrement une série d’auteurs de la philosophie contemporaine pour qui « au fond » tout serait théologique. La théologie serait « au fond » des concepts du droit pour Carl Schmitt, des concepts de la philosophie politique pour Giorgio Agamben. La religion serait « au fond » de notre identité moderne, comme quelque chose d’émotionnel, de « poétique », une « romance religieuse » pour Richard Rorty, comme un ensemble plus complet de représentations et de rites pour Charles Taylor et Jürgen Habermas. Elle refuse toute « génétique » des idées entre le théologique d’hier et le politique d’aujourd’hui.
Ces deux déconstructions sont utiles. Ces deux désorientations sont absolument nécessaires pour penser au-delà des clichés sur les liens entre spirituel et politique. Mais pour quelle reconstruction et quelle réorientation nécessaires dans les temps troublés que nous connaissons où les religions sont tellement mobilisés par des acteurs qui ne vont pas dans le sens de l’émancipation ?
Et là, je pense que nos auteurs divergent.
Jérôme Alexandre, avec Saint-Augustin, Pascal, Proudhon, Levinas ou Simone Weil, voit la spiritualité et en particulier le christianisme de Jésus comme une expérience, au sens fort du terme : la rencontre avec la vie, avec l’autre, l’humain toujours différent comme l’Autre, qui m’amène à m’inventer contre mes évidences et contre moi-même, à reconstruire la morale et « arracher le bien au sommeil du bien »5. Loin d’en faire une simple morale personnelle, il les décline politiquement par exemple dans un Royaume de la justice déjà à l’œuvre dans ce monde, d’une charité politique ancrée dans la réalité et l’équité – terme de Proudhon – qui pousse l’égalité vers le chacun (pour reprendre une thématique de Paul Ricoeur), le chacun de cet homme cette femme, et d’une sainteté qui ne peut que séduire un protestant comme moi car sa dimension politique est un des grands thèmes de Jean Calvin.
Mais la question que j’aimerais poser à Jérôme Alexandre pour reprendre le titre du débat est : s’il nous propose un souffle spirituel pour une politique émancipatrice, et puisqu’il n’y a pas de déterminisme entre spiritualité et émancipation, comment éviter le piège réactionnaire dans lequel tombent tant de croyants, par exemple aux dernières élections ?
Inversement, la question centrale mise en avant par Géraldine Muhlmann dans ce débat est de savoir quelle est la réalité de la sécularisation. Contre l’idée qu’il resterait quelque chose de théologique dans nos conceptions modernes, se revendiquant de la pensée de Leo Strauss et d’Hannah Arendt, elle estime que la politique moderne serait « bel et bien, et gravement, arrachée à tout socle, et notamment au socle théologique »6. Elle défend « un arraché moderne »7 et la capacité de la modernité à inventer, réinventer des contenus et réinvestir les anciennes questions de la théologie. Pour autant, et ce sera ma question inverse à celle posée à Jérôme Alexandre : en évitant le piège d’un théologico-politique génétique, le spirituel ne peut-il être sinon « le » mais un des souffles de la réinvention d’une politique émancipatrice, à un moment où l’évolution politique des sociétés occidentales montre que la modernité est bel et bien essoufflée, ou pour le moins a le souffle court dans une course qu’elle semble en voie de perdre face aux populismes, illibéralismes et autres autoritarismes ?
1 Voir Pierre Tévanian, La haine de la religion, La Découverte, 2013.
2 Michael Löwy, « Opium du peuple ? Marxisme critique et religion », revue ContreTemps, n° 12, février 2055, https://www.contretemps.eu/opium-peuple-marxisme-critique-religion/.
3 Jérôme Alexandre, Le christianisme est un anarchisme, Textuel, 2024, p. 31.
4 Ibid., p. 15.
5 Ibid., p. 30.
6 Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Les Belles Lettres, 2022, p. 102.
7 Ibid., p. 104.
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