25 mai 2020
Anarchisme existentiel
Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »
Par Tomás Ibañez
Si la référence à la « composante existentielle » d’une option politique renvoie au fait que, mise à part l’adhésion de simple convenance, les personnes qui s’engagent envers elle intègrent ce choix politique comme un élément structurant de leur identité sociale et personnelle, avec toutes les retombées que cela produit sur leur vie, il est clair que cette composante est certes présente dans l’anarchisme, mais aussi, de gauche à droite, dans tout le large éventail des idéologies politiques.
Par contre, si cette référence renvoie au fait qu’une option politique est porteuse d’une composante existentielle, l’éventail se restreint considérablement et l’anarchisme se présente alors, non seulement comme l’une des options qui satisfont cette condition, mais encore comme l’une de celles où elle s’affirme le plus nettement. De mon point de vue, il n’y a aucun doute à ce sujet, la composante existentielle fait partie, constitutivement, de l’anarchisme.
L’anarchisme comme « révolte »
a) Une première approche de cette dimension existentielle de l’anarchisme, peut-être la plus immédiate, met l’accent sur « la révolte » qui souvent l’accompagne. À fleur de peau, jaillissant des viscères, la révolte libertaire face aux impositions a été exprimée avec bonheur par Michel Onfray dans un livre1 écrit bien avant que n’adviennent ses dérives souverainistes : « Je sais ma fibre anarchiste depuis mes plus jeunes années…Dès la première main levée sur moi,… j’ai rencontré la révolte, connu l’insoumission. L’autorité m’est insupportable, la dépendance invivable, la soumission impossible… Cette incapacité viscérale à supporter un quelconque ascendant. » Encore faut-il préciser que ne pas supporter d’être commandé n’est qu’une partie du trajet, et qu’il faut faire « encore un effort » pour atteindre la manière anarchiste de s’insurger contre l’autorité. Ne pas obtempérer est nécessaire, mais insuffisant, il faut de plus « refuser de commander » et refuser de cultiver un ascendant sur ses semblables.
La faible systématisation théorique de l’anarchisme et son ancrage dans la pratique ont fait dire des anarchistes qu’ils étaient de magnifiques rebelles mais d’ingénus révolutionnaires, qui parlaient à partir de leur sensibilité plus que de la froide rationalité politique. Selon cette description, l’anarchisme serait plus « une façon d’être » qu’un discours théorique, et il relèverait plus d’une expérience vitale, d’un engagement existentiel et éthique, que d’une doctrine rationnellement construite, ce qui le rendrait beaucoup plus réceptif aux appels à la révolte qu’aux projets de révolution.
L’anarchisme comme « façon d’être et de vivre »
b) Une deuxième approche, plus substantielle, renforce encore plus l’importance de l’ethos dans l’anarchisme.
Le simple fait que l’on puisse dire d’une personne qu’elle est « anarchiste sans le savoir », ce qui est assez fréquent, montre bien que l’anarchisme est une façon d’être, de se comporter, de réagir, un type de sensibilité, bref une option existentielle, et un ethos particulier. Apparemment, l’anarchisme peut donc se déployer sans références directes à un corpus théorique, à une tradition de luttes, à des pratiques militantes, et à une identité politique assumée comme telle.
Mais, même lorsque cette identité est revendiquée explicitement, l’insistance anarchiste sur l’étroit lien qui existe entre les choix politiques et les choix de vie pointe vers l’anarchisme comme une « façon d’être et de vivre », comme un dispositif de fusion du politique et de l’existentiel.
L’interpénétration entre les principes théoriques de l’anarchisme et la manière dont les anarchistes « conduisent leur existence » trouve l’une de ses raisons dans le fait que sur le plan théorique l’anarchisme constitue un rejet radical de la domination dans tous les domaines et sous toutes ses formes. Or, comme la plupart des domaines de la vie quotidienne sont saturés de pratiques et de dispositifs de domination, il s’ensuit que les anarchistes ne peuvent que mettre en œuvre ces principes dans la sphère de la quotidienneté de l’existence humaine.
Comme nous le savons, Mai 68 contribua à mettre l’accent sur le fait que, loin de se cantonner à la sphère de l’économie, la domination s’exerce dans une multiplicité de domaines, et que les résistances doivent se manifester dans chacun d’entre eux. Or, il se trouve que lorsque l’horizon de l’antagonisme politique s’élargit à tous les domaines où s’exerce la domination ce sont tous les aspects de la vie quotidienne qui s’inscrivent dans son champ d’intervention. Et ce qui prend forme alors c’est une nouvelle relation entre la vie, d’une part, et la politique, d’autre part, car toutes deux cessent d’occuper, à l’instant même, des espaces séparés. C’est sans doute pourquoi les formes de l’anarchisme revitalisées ou engendrées par Mai 68 ont accentué sa dimension existentielle.
L’anarchisme comme alternatives pratiques présentes
c) Une troisième approche comprend l’ethos libertaire comme une forme de lutte.
Au début du siècle dernier, Gustav Landauer écrivait que « l’anarchisme n’est pas une chose du futur mais du présent, pas une question de revendications mais de vie ». Si l’on donne crédit à son propos on comprend que la dimension existentielle soit si importante. Il y a déjà quelque temps, en prétendant souligner sa fragilité et ses contradictions, j’ai pu écrire que l’anarchisme « se conjuguait à l’imparfait », aujourd’hui, en suivant Landauer, mais surtout les nouvelles générations d’anarchistes, je voudrais ajouter qu’il « se conjugue au présent ».
En effet, il s’agit, d’après elles, de créer les conditions pour pouvoir vivre « dès aujourd’hui », et sans attendre un hypothétique changement révolutionnaire, au plus près des valeurs que ce changement devrait promouvoir s’il parvenait à se produire. Cela passe, entre autres aspect, par « la création de réalités sociales » qui n’obéissent pas à la logique du système, et qui vont des espaces autogérés aux réseaux d’échanges et d’entraide, en passant par les squats et les coopératives en tous genres. Cela passe aussi par le fait de n’accepter que des rapports non sexistes dépourvus de toute trace patriarcale, y compris dans les pratiques langagières, ou encore par établir des relations solidaires échappant à la logique hiérarchique ou mercantile propre à notre type de société.
Nous pouvons voir une expression de ce « présentisme révolutionnaire » dans des textes comme celui publié par le collectif états-unien CrimethInc il y a quelques années :
« Notre révolution doit être immédiate et atteindre la vie quotidienne… Nous devons rechercher d’abord et avant tout à modifier le contenu de notre existence dans un sens révolutionnaire, plutôt que d’orienter notre lutte vers un changement historique et universel que nous ne pourrons pas voir de notre vivant. ».
Par ailleurs, nous savons bien que faire plier et asservir les êtres humains ne sont pas les seuls effets des dispositifs et des pratiques de domination ; ceux-ci constituent également – et toujours – « des modes de subjectivation des individus », modelant leur imaginaire, leurs désirs et leur façon de penser pour faire en sorte qu’ils répondent librement et spontanément à ce que les instances dominantes attendent d’eux. Sachant que le capitalisme nous tient, en bonne mesure, par les multiples satisfactions qu’’il est à même d’offrir, il s’agit de modifier nos désirs pour qu’il cesse d’être un système capable de les satisfaire. Or, nous ne pouvons changer nos désirs que si nous changeons la forme de vie qui les produit. D’où l’importance que revêt la création de formes de vie et d’espaces permettant de développer « des pratiques de désubjectivation » comme une composante indispensable de l’action révolutionnaire.
Avec des accents foucaldiens implicites, on perçoit dans les milieux que j’ai parfois qualifiés de « néo anarchistes » la volonté de se transformer soi-même, de « s’inventer soi-même en dehors des matrices qui nous ont conformé », en cherchant dans le tissu relationnel, dans les pratiques collectives et dans les luttes communes les matériaux et les outils pour effectuer ce travail de soi sur soi.
L’importance que revêtent aujourd’hui « les pratiques de désubjectivation » s’inscrit en faux contre la fameuse dichotomie que Murray Bookchin établissait au milieu des années 1990 entre l’anarchisme « social » et l’anarchisme « style de vie ». Les révoltes dites existentielles seraient, selon cette dichotomie, d’une totale innocuité pour le système. Or, si l’anarchisme fait problème pour le système, c’est, en partie, parce que cette option existentielle oppose une solide résistance, non seulement à ses intimidations répressives, mais surtout à ses manœuvres de séduction et d’intégration. L’adoption d’un style de vie antagonique avec celui que promeut le système institué, et le refus d’assumer ses normes et à ses valeurs, constituent une forme de lutte qui sape, à la base, ses prétentions à exercer « l’hégémonie idéologique » nécessaire à son bon fonctionnement, et qui crée des conflits sociaux aux conséquences souvent imprévisibles et parfois importantes.
Pour le dire rapidement, renoncer à la composante existentielle de l’anarchisme c’est, en bonne mesure, renoncer à l’anarchisme lui-même.
Tomás Ibañez
Tomás Ibañez est né à Saragosse en Espagne en 1944. Il participe au mouvement libertaire en France dans les années 1960 (il fait notamment partie du Mouvement du 22 mars à Paris) et en Espagne à partir de 1973. Il est professeur retraité de psychologie sociale de l’Université autonome de Barcelone. Il est membre des collectifs de rédaction de la revue anarcho-syndicaliste espagnole Libre Pensamiento et de la revue anarchiste française Réfractions. Il est, entre autres, l’auteur de Nouveaux fragments épars pour un anarchisme sans dogmes (Paris, Rue des cascades, 2017).
1 Michel Onfray, Politique du rebelle, Paris, Grasset, 1997.
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