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15 septembre 2020

Apparitions et disparitions de l’anarchisme à Steubenville, Ohio (1909-1973)

Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »

Par Jesse Cohn

« Oui, nous sommes en mouvement […] Certains anarchistes sont suspendus à la potence ; d’autres remplissent les prisons ; certains vivent en exil ; la plupart sont des émigrants ; et le reste est tout le temps poursuivi… »

J. Rodolfo Louzára [Jésus Louzara], « En Marcha », Fuerza Consciente, 7 mars 1914.

Le grand nombre d’écrits produits par les anarchistes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle a constitué un rempart contre leur assimilation dans les cultures politiques dominantes de leurs pays natifs et adoptifs, reliant même les sympathisants isolés de « l’Idée » à un mouvement politique mondial1. Peut-être que peu étaient aussi isolés que les colonias éloignées (communautés) d’immigrants asturiens et galiciens travaillant dans des campements du charbon comme Scalp Level, en Pennsylvanie, ou dans de petites villes sidérurgiques comme Mingo Junction, dans l’Ohio, mais à travers leurs journaux et leurs revues, ils ont contribué aux réseaux anarchistes à l’échelle nationale et internationale, ils ont organisé le soutien à une révolution antifasciste dans leur pays d’origine et ont enrichi une culture politique et un sentiment d’identité partagés qui perdurera pendant des décennies, voire des générations. Retracer l’histoire d’un anarchiste espagnol s’installant dans la vallée de la rivière Ohio permet d’illustrer la force de l’expression radicale à traverser l’espace et le temps.

Daté de janvier 1928, le document jauni des archives de la Biblioteca Archivo de Estudios Libertarios à Buenos Aires, portant le titre Revista Única (Revue Unique ou Revue Singulière), est décidément « singulier » : ce qui se présente comme un périodique est en fait une pièce unique, qui n’aura pas suite2. Sa couverture richement illustrée suscite une curiosité instantanée ; en effet, l’image sous l’élégante typographie art nouveau du titre, dans laquelle une jeune femme tient une lampe pour qu’un jeune homme lise, semble incarner une allégorie de la fascination, de l’invitation à l’illumination. La gamme de sujets abordés couvre la sexualité, le travail, l’art, le genre, les « préjugés et les idolâtries », l’histoire de la religion, les sciences et les technologies, et en particulier la montée mondiale du fascisme. Mais la plus grande surprise est peut-être l’annonce que cette revue, qui propose une sélection de réponses à une enquête (encuesta) produite par le groupe « Los Iconoclastas » (« Les Iconoclastes »), provient de Steubenville, Ohio, dont la population culmine à un peu plus de 35 000 habitants3.

Il est difficile de déterminer la composition précise de ce groupe, qui a maintenu un anonymat étudié dans les pages de la Revista Única. Seuls deux noms sont associés à la production de la revue elle-même, et ceux-ci ne sont révélés qu’après une recherche obstinée : l’électricien asturien Ángel García (1885-1960) et le pseudonyme « R. Lone », alias Jesús Lóuzara de Andrés de Galice (1891-1973)4, métallurgiste. Un autre nom se trouve associé au Grupo « Los Iconoclastas » : Albín García (dates de naissance et de décès inconnues). C’était un mineur de charbon qui avait apparemment rejoint le groupe après le lancement de l’Encuesta et la publication de la Revista Única. Tous les trois étaient des anciens du projet du canal de Panama, y ​​ayant travaillé quand ils étaient jeunes. Au Panama, Lóuzara a rejoint un groupe anarchiste, le groupe « Los Invencibles » (« Les Invincibles »), et a participé à la production de la revue anarchiste individualiste, El Único5.

Comment un groupe d’anarchistes espagnols expatriés rejoint-il cette petite ville du Midwest, si éloignée des grands centres du radicalisme immigré depuis le canal ? Petit à petit, semble-t-il. En 1915, l’émigré catalan Pedro Esteve (1865-1925), qui a travaillé comme typographe pour plusieurs journaux anarchistes basés aux États-Unis, dont El Despertar (L’Éveil, New York., 1891-1902), La Questione Sociale (La Question sociale, NJ, 1895-1906), et enfin l’hebdomadaire Cultura Obrera (Culture ouvrière, New York City, NY, 1911-1927), observait que le soutien à sa publication était étouffé par les conditions de travail des lecteurs :

« Cultura Obrera a toujours été soutenu par des marins et des tabaqueros [ouvriers de fabriques de cigares], et ces deux métiers imposent des conditions spéciales à la vie d’un journal. Les marins, lorsqu’ils travaillent, ne peuvent lire le journal que de temps en temps, toutes les trois ou quatre semaines, parfois tous les deux ou trois mois […] Les ports de New York, Boston, La Nouvelle-Orléans, Norfolk et Philadelphie pouvaient faire vivre le journal des travailleurs. Et mille exemplaires auraient suffi pour satisfaire les marins. Deux ou trois cents suffisaient pour les tabaqueros. Étant donné que les fabriques [de cigares], qui sont assez stables, ont un lecteur [un travailleur embauché par les autres pour leur lire la presse à haute voix pendant la longue journée de travail]6, le journal ne reçoit des abonnements que de quelques-uns qui aiment les collectionner ou pour les lire tranquillement à la maison. Ainsi, on peut seulement compter sur eux pour récolter de temps en temps des fonds dans les usines […] »7.

Cependant, de nouveaux marchés s’ouvraient alors que de nouveaux arrivants, principalement des régions espagnoles des Asturies et de la Galice, s’installaient plus à l’intérieur des terres, fuyant les vagues de pauvreté, la conscription militaire, l’hégémonie de l’Église et la répression politique :

« Petit à petit, nous avons découvert que des milliers de travailleurs hispanophones qui ne travaillaient pas dans l’industrie du tabac ou le transport maritime s’étaient rassemblés dans diverses régions du pays. Nous envoyons de nombreux colis et des exemplaires individuels aux localités de l’intérieur de la république. 2 500 exemplaires ne suffisent plus ; nous devons augmenter le tirage. Cultura Obrera se répand dans tout le pays, notre propagande émancipatrice commence à s’infiltrer dans les petits endroits où l’espagnol est parlé […] Cultura se porte déjà bien, malgré le peu de temps qui s’est écoulé depuis son apparition en Virginie-Occidentale »8.

Ces nouveaux lecteurs ont également attiré l’attention de regards plus conservateurs. Écrivant pour le journal centriste de New York Las Novedades (The News, 1876-1918) en 1916, Alfonso de Castilla a décrit avec effroi sa découverte d’une communauté de « plus de soixante-dix mille compatriotes, abandonnés, perdus » – « vivant complètement en décalage du monde, et plus encore de la terre natale. » Ces « enfants perdus » d’Espagne ne témoignaient guère d’affection pour le gouvernement d’une patrie qui leur était si peu utile – en effet, beaucoup y avaient migré à la suite de licenciements massifs en représailles à une grève de mineurs dans la région des Asturies – et beaucoup avaient perdu la foi en leur église en même temps que leurs emplois et leur pays. Un coiffeur de la ville de Grasselli, en Virginie occidentale, a déclaré à de Castilla que « Cultura Obrera de New York […] est notre manuel en espagnol. Ce n’est pas seulement la revue qui a le plus de tirages, c’est en fait la seule publication dans notre langue qui nous parvienne. »9

L’historienne Ana Varela-Lago, après Charlotte Erickson, les appelle des « immigrants invisibles » : les dizaines de milliers qui sont venus d’Espagne, principalement au cours des trois premières décennies du XXe siècle, éclipsées par les millions d’arrivées en provenance d’Italie et d’Europe de l’Est10. Alors que les ports de New York, de la Floride et de Porto Rico étaient les destinations les plus importantes, un nombre surprenant s’est retrouvé dans une région s’étendant à travers la Virginie-Occidentale et l’Ohio, de l’est de la Pennsylvanie aux rives ouest du lac Érié, le cœur de ce qui est maintenant appelé – dans un nom qui signale déjà l’absence, la disparition, la hantise – la ceinture de rouille. Leurs schémas de peuplement ont été définis par trois zones qui se chevauchent :

La zone minière : un ensemble de communautés d’extraction d’énergie allant des villes minières de charbon bitumineux de Virginie occidentale aux veines anthracites de l’est de la Pennsylvanie.

La zone de la métallurgie : un ensemble de communautés de fonderie d’acier, d’aluminium et de zinc (de Youngstown, Ohio à la périphérie de Pittsburgh).

La zone industrielle : un ensemble de travail industriel urbain et semi-urbain (notamment à Detroit, Cleveland et Akron)11

Dans les filons de charbon des Appalaches, dans les fonderies métalliques construites en amont et dans les industries alimentées par eux, les immigrants espagnols anarchistes ont formé des groupes d’affinité et des associations de propagande, d’éducation et d’entraide, formant un réseau de colonies espagnols. Ces colonies ont été parcourues par des tournées de propagande anarchiste, notamment la tournée de 1938 entreprise par Félix Martí Ibáñez (1911-1972) et Armando del Moral Vizcaíno (1916-2009) pour mobiliser le soutien à l’effort de guerre antifasciste en Espagne. Finalement (en 1929), une initiative a été lancée pour créer une fédération nationale des langues, la Federación de Grupos Anarquistas de Lengua Castellana en Estados Unidos (Fédération des groupes anarchistes hispanophones des États-Unis, ou F. de GA de LC en EU). Et c’est donc à Steubenville, située à l’intersection des trois zones de peuplement, que Jesús Lóuzara a fièrement raconté à un intervieweur peu de temps avant sa mort, que « avec d’autres compañeros, j’ai fondé la Fédération des groupes anarchistes »12. Cependant, cette organisation nationale n’existait pas encore en janvier 1928, même si nombre de ses groupes constituants s’étaient déjà implantés localement. En effet, la Revista Única semble porter peu de traces d’un réseau anarchiste régional ; même l’identité de ses rédacteurs s’efface.

La publication d’un journal anarchiste aussi sophistiqué au milieu de l’Ohio rural est certainement étrange, comme le confirment les données de Kenyon Zimmer sur la presse anarchiste américaine : sur 189 titres, 111 ont été publiés dans des villes côtières, en particulier à New York, et 31 autres à Chicago. La majorité d’entre elles ont été publiées dans les langues des immigrants, attirées par les grands centres urbains : près de soixante pour cent sont représentés par des titres en italien (46), allemand (24) espagnol (15), yiddish (14) et russe (13). Parmi les titres en langue espagnole, plus de la moitié (8) sont écrits par et pour des anarchistes mexicains et mexico-américains, issus en grande partie de l’expérience de la révolution mexicaine ; la Revista Única compte parmi les rares qui ont émergé du plus petit flux d’immigration en provenance d’Espagne et des anciennes colonies espagnoles de Cuba et de Porto Rico13. Les études sur l’immigration hispano-américaine ont tendance à se concentrer sur des ports tels que New York et Tampa/Ybor City ; à l’inverse, l’une des seules monographies existantes étudiant les groupes d’immigrants à Steubenville omet toute mention de la communauté espagnole, encore moins la présence d’au moins trois groupes anarchistes basés là-bas, ni le fait que Steubenville a accueilli la réunion d’organisation de la F. de GA de LC en EU en 193414.

Comment faire disparaître les anarchistes ? C’est une question qui a hanté les représentants des ordres établis, de temps en temps, au cours des deux derniers siècles, comme elle le fait encore aujourd’hui – en partie parce que les anarchistes menacent cet ordre d’apparitions quand ils sont visibles, et en partie parce que leur étrange capacité à disparaître exerce également une certaine terreur. « Le S.I.A., apparemment, est un fantôme », écrit un membre anonyme de Solidaridad Internacional Antifascista (S.I.A., Solidarité Internationale Antifasciste), décrivant l’organisation à laquelle il appartient : « Qui sont-ils ? Combien ? »15. Les réponses à ces questions sont toujours évasives aujourd’hui, près de quatre-vingts ans après que ces mots soient apparus dans une revue, Cultura Proletaria : Periódico de ideas, doctrina y combate (Culture prolétarienne : un journal d’idées, doctrine and combat, New York, 1927-1953), pour plusieurs raisons, dont la stratégie de ce rédacteur : coupler anonymat et publicité. Les mots, dans un numéro daté du 20 mai 1939, émanent de Bethléem, Pennsylvanie, site de S.I.A. La section locale 57, l’une de ce que l’écrivain décrit comme « des centaines de corps fantomatiques », a été créée du jour au lendemain, en 1937, pour soutenir la révolution espagnole, principalement grâce aux efforts des travailleurs immigrés espagnols16. « Des centaines » semble être une légère exagération ; l’organisation semble englober quatre-vingt sections locales, bien que cinq d’entre elles soient portées disparues et que d’autres aient pu exister. Trente-trois de ce total se situent dans les trois zones de Rust Belt.
Avec tout le respect dû au pouvoir du capitalisme pour affaiblir des communautés ouvrières entières, il est fort possible que nos propres modes de connaissance portent une part de responsabilité dans l’effacement de leurs propres objets. Bon nombre des toponymes qui peuplent les listes de donateurs sur les dernières pages de Cultura Obrera et Cultura Proletaria ont disparu des cartes – par exemple, Lillybrook, Kleenkoal, Blair Station, Grasselli. Et si, en tant que futurs cartographes de l’histoire de la classe ouvrière, nous effacions par inadvertance les anarchistes précisément parce que leur vie est marquée par la migration et l’errance ? Comme Davide Turcato, éminent représentant du « tournant transnational » dans l’historiographie de l’anarchisme, demande : « Les apparitions et disparitions apparentes des mouvements anarchistes pourraient-elles être la faute de l’historien et non des mouvements ? » C’est précisément le défi posé par Steubenville, une adresse traversée par les traces textuelles d’une vague encore plus ancienne de radicaux immigrés disparus – principalement des travailleurs anarchistes italiens à la recherche de travail dans les mines, les fonderies et les usines. Des dirigeants tels que Luigi Galleani (1861-1931) et Carlo Tresca (1879-1943) sont passés dans la région pour des tournées de propagande, et Helga Tresca a brièvement relocalisé le journal anarchiste L’Avvenire (« L’avenir », 1909-1917 ; anciennement La Plebe, « The People », 1907-1909) à Steubenville, avant de le déplacer à New Kensington, Pennsylvanie, puis à New York, où il a finalement été supprimé par le gouvernement17. Les locuteurs italiens et espagnols ont souvent organisé les tournées et sont intervenus dans les réunions anarchistes ensemble, en reconnaissance du chevauchement des vies et des intérêts de leurs « colonies » respectives – des relations transversales qui ont tendance à être obscurcies par des études comme celle-ci, axées sur un seul groupe ethnique18.

Un autre type de transversalité apparaît dans la pratique du relevo (substitut), comme l’explique Ana María Varela-Lago : « lorsque la censure ou la fermeture pure et simple menaçaient les publications anarchistes dans la péninsule, celles-ci utilisaient la presse anarchiste espagnole aux États-Unis pour exprimer leurs opinions. »19 À l’inverse, la Revista Única elle-même a été imprimée à Buenos Aires, sous les presses de La Protesta (1903-1930), qui avait également imprimé l’Enquête des « Iconoclastes », ainsi que la plupart des réponses initiales à ses huit points20 :

1. Sur les problèmes actuels de l’anarchisme et les moyens de mobiliser un effort anarchiste international contre la réaction autoritaire.

2. En tant que principe d’organisation des sociétés, l’anarchie est-elle révolutionnaire ou non ?

3. Étant une idée humaine, l’anarchie est-elle prolétarienne ou non ?

4. Quels conseils donner aux enfants aujourd’hui afin qu’ils puissent forger leur propre émancipation le plus tôt possible ?

5. Quels chemins les compañeros croient-ils que l’art devrait emprunter en Amérique et en Europe pour saturer davantage l’atmosphère d’anarchisme ?

6. Quelle estime méritent les tendances individualistes du mouvement ouvrier aujourd’hui ?

7. Quelle est la valeur de la tradition et dans quelle mesure doit-elle être respectée ?

8. Afin de creuser plus profondément et de défaire les anciennes croyances dans les esprits pétrifiés, les compañeros pourraient-ils historiser les origines, les bases et les fondements de la Bible ?

Le but même de l’enquête des « Iconoclastes », sur laquelle la Revista Única constitue une réflexion collective supplémentaire, est de susciter une auto-évaluation globale du mouvement tel qu’il est en 1928. Dans ses « Remarques sur la conclusion de l’enquête des Iconoclastes » dans la Revista Única, le correspondant, ami et confident de Lóuzara, Max Nettlau (1865-1944), établit l’urgence du contexte historique, une « période de fanatisme et de violence » marquée par les luttes intestines, la marginalisation croissante et la force croissante des nouveaux ennemis :

« À notre époque, toute camaraderie semble avoir disparu ou s’est cachée et ne réside désormais que dans la mémoire de l’ancienne génération. Dans une réalité de plus en plus brutale, nous nous accrochons à nos opinions fixes. […] Ce serait un miracle si les anarchistes étaient à l’abri de cette mentalité répandue, à laquelle, heureusement, ils ne succombent pas mais dont ils sont affectés – en témoigne la confusion dans la guerre, la confusion à propos du bolchevisme, l’incapacité à arrêter le fascisme, et tout cela s’ajoute l’incertitude sur la manière de mettre fin à cette situation, de présenter nos idées au monde d’une manière qui attirerait vraiment l’attention sur une vaste échelle une fois de plus : car il ne suffit pas que les meilleures idées restent dans nos esprits et dans nos livres car nous ne savons pas comment les faire accepter librement et intelligemment par le monde entier autour de nous : il nous faut les porter ensemble – ou du moins gagner un certain degré de respect et de tolérance pour ces idées »21.

Miguel Giménez Igualada trouve une raison d’être optimiste dans les réponses à la question six, concernant les anciennes tensions entre les tendances individualistes et communistes dans le mouvement : « En général, dans les réponses des collaborateurs, nous ne voyons […] aucun souhait d’être exclusif, rétif et strictement méthodique ; au contraire, ce qui brille surtout, c’est le désir d’harmoniser les critères et d’unir les volontés afin de composer un mouvement large, vaste et puissant. »22 La plupart des appréciations, cependant, sont bien plus sombres : « L’ensemble de l’humanité est au bord de l’immersion dans l’esclavage le plus sombre », déclare Gigi Damiani, observant que de l’Italie fasciste à la Russie bolchevique, « un autoritarisme fleurissant, destructeur de toute liberté individuelle, se retrouve partout aujourd’hui et sous tous les drapeaux » : « même au sein des célèbres républiques américaines libres, dans laquelle, puisque l’égalité a toujours été un mensonge […], leurs libertés civiles et individuelles relatives subissent des limitations et des amputations du jour au lendemain. »23

La Revista Única est pratiquement une publicité pour l’ampleur et l’immensité du mouvement anarchiste international dès la première page, où une table des matières présente fièrement un Who’s Who virtuel du mouvement au début du XXe siècle ; sur le frontispice figure une liste supplémentaire de contributeurs où des personnages légendaires tels que Nettlau, Jean Grave et Federica Montseny côtoient un large échantillon de l’intelligentsia anarchiste espagnole ainsi que d’autres voix du Mexique, d’Argentine, du Brésil, de Chine, Allemagne, Autriche, France, Suisse, Italie, Angleterre et États-Unis. « Nous, les “Iconoclastes”, annoncent les rédacteurs, « sommes fiers d’avoir conclu cette enquête […] de telle manière que tous ces camarades en ont eu connaissance, en Amérique comme en Europe, allant jusqu’à susciter l’intérêt de certains camarades asiatiques. »24 Dès le premier essai – la réflexion de Nettlau sur la signification de l’enquête des « Iconoclastes » – ce document situe Steubenville au centre non seulement d’un réseau régional mais aussi d’un réseau anarchiste mondial auquel le Grupo « Los Iconoclastas » est lié intimement et de façon permanente.

Les propres connexions mondiales de Lóuzara sont elles-mêmes considérables. Entre  1912 et  1966, il a contribué à pas moins de vingt publications anarchistes basées en Argentine, à Cuba, en France, au Mexique, au Panama, en Espagne et au Venezuela, entretenant des correspondances non seulement avec Nettlau mais avec Pierre Ramus (Rudolf Grossman, 1882-1942), Ricardo Mella (1861-1925) et Diego Abad de Santillán (alias Baudillo Sinesio García Hernández, 1897-1983), qui ont eux-mêmes agi comme personnalités clés ou « relais » pour la communication et l’organisation au niveau intercontinental, ainsi qu’avec des militants moins connus coordonnant le soutien international aux prisonniers anarchistes comme Simón Radowitzky et Librado Rivera25 À l’époque de la publication de Revista Única, « R. Lone » de Steubenville est répertorié comme le contact américain pour les revues anarchistes argentines Humanidad (Buenos Aires, 1927-1929) et La Protesta, et avec le groupe « Los Iconoclastas », il offre à ceux qui se trouvent à proximité de Steubenville un accès à une sélection de quatorze revues et treize journaux venant d’Espagne, d’Argentine et des États-Unis26.

Dans quel sens, alors, Jesús Lóuzara de Andrés avait-il l’intention de s’identifier comme « R. Lone » ? Sa forme de militantisme isolé n’était en fait jamais solitaire ; elle s’est déployée dans le contexte des groupes affinitaires, des fédérations, des publications et des « contre-publics » qu’elle soutenait, des relations de camaraderie à la fois lointaines et intimes. Cela reflète peut-être l’individualisme qui était au cœur du groupe « Los Invencibles » à l’époque de la zone des canaux, qui apparaît dans le titre de leur revue, El Único, un hommage à L’Unique et sa propriété de Max Stirner (Der Einzige und sein Eigentum, 1844, traduit en anglais par The Ego and Its Own, mais dont l’éditeur a suggéré qu’il pourrait également être traduit par The Lone One and His Property), par la suite repris dans le titre de la Revista Única. Il est intéressant, cependant, que le jeu de mots en anglais constitué de « Lone » soit modifié par l’utilisation du « R » initial : cela suggère-t-il que « lone » ou « alone » est ce que nous « sommes » (N.D.T. : « sommes » traduit « are » dont la prononciation est équivalente à celle de la lettre R en anglais) ? Ceci, à son tour, pourrait rappeler le rôle de Lóuzara dans la création du groupe des iconoclastes. Dans sa dernière interview par correspondance, Lóuzara a déclaré à Vladimiro Muñoz que « Notre groupe “Les Iconoclastes” avait une vingtaine de compañeros », mais ajoute immédiatement que « le travail retombait sur deux seulement : celui qui écrit et un autre qui est déjà mort. »27 « R. Lone », cite alors une tension non résolue entre l’individualité et la communauté, le singulier et le collectif.

Cette tension traverse les trois zones qui se croisent à Steubenville, qui n’a pas manqué de vivre le genre de luttes intestines déplorées par Nettlau. Écrivant en tant que R. Lone, Jesús Lóuzara se querelle dans les pages de Cultura Obrera et ¡Tierra ! (La Havane, Cuba, 1924-1925) avec Antonio Estevez de Vandergrift (Pennsylvanie), et Manuel Fernández de McKeesport (Pennsylvanie, 7 janvier-23 avril 1925), incitant les rédacteurs à les avertir : « Estimant que les polémiques de ce genre ne sont bonnes ni pour la propagande ni pour l’éducation, nous ne donnerons pas plus d’espace aux articles de ce type. »28 Albín García rapporte dans Cultura Proletaria rend compte d’une réunion tenue à Steubenville pour régler les disputes entre le groupe « Nueva Era » de Langeloth et le Agrupación Pro Prensa à la suite d’une rancune indéterminée entre les membres (14 octobre 1928)29. Pour des raisons non précisées, tandis que La Protesta publie l’enquête des « Iconoclastes » et trente-trois des réponses à cette enquête, rejointes dans une moindre mesure par la Generación Consciente (Génération consciente, Alcoy, Espagne, 1923-1928) et Le Réveil (The Awakening, Genève, Suisse, 1900-1946), Cultura Obrera refuse d’en faire autant30. Un conflit amer éclate au sujet de l’identité politique d’un « Centre culturel des travailleurs » dans McKeesport31. Des conflits débordent les frontières nationales et ethniques également : Lóuzara/Lone dénonce la calomnie dont sont victimes les rédacteurs de La Protesta (dont son ami Diego Abad de Santillán) par un camarade italien sous pseudonyme dans le journal L’Adunata dei Refrattari (L’Appel des Refractaires, New York, 1922-1971), résultant de la querelle fratricide entre La Protesta et les amis de l’illégaliste Severino di Giovanni. Plus fondamentalement, comme l’a observé un rédacteur de La Protesta (dans un article réimprimé dans Cultura Proletaria), les anarchistes se sont réunis en tant que F. de GA de LC en EU étaient en désaccord les uns avec les autres sur leur position envers le mouvement ouvrier américain et ses organisations syndicales : fondamentalement éloignés de « la Fédération américaine du travail, dominée par la mentalité yankee de l’utilitarisme et fermée à toutes sortes d’idées sociales », ils se sont même retrouvés idéologiquement en désaccord avec les Industrials workers of the world (IWW), qui était officiellement « neutre vis-à-vis des tendances socialistes », mais qui conservait des liens avec le marxisme, « la théorie du pouvoir économique et la dictature de classe »32. En effet, les pages de Cultura Obrera et Cultura Proletaria regorgent d’arguments sur cette question, y compris des polémiques vives avec les rédacteurs du journal en espagnol de l’IWW, Solidaridad (Solidarity, Chicago, 1919-1927)33.

Le plus déchirant peut-être, pour Lóuzara, a été la trahison de la part de camarades, détaillée dans de longues lettres de confession à son ami Nettlau. En 1924, sa première compañera, Aurora Álvarez (1895-1981), quitte Lóuzara, emmenant avec elle leurs enfants, Rudolph (1914-1980) et Amelia (1918-2007), pour rejoindre une autre compañero anarchiste à Lorain, Ohio : l’individualiste métallurgiste et journaliste, Emilio Vivas Manzano (1900-1983). En 1930, Lóuzara rapporte que Celestino Menéndez Marino (1899-1964), un chef du Grupo « Nueva Era » et secrétaire du Syndicat des fondeurs, section locale 95 de Langeloth, Pennsylvanie, a fait des avances à sa deuxième compañera, Mercedes Fernández (1895-1991) en son absence. A la suite du refus de celle-ci, Lóuzara allègue que la vengeance est arrivée sous la forme de « deux inspecteurs du bureau de Pittsburgh » enquêtant sur les allégations d’un informateur anonyme selon lequel Fernández « n’avait pas de passeport et, de plus, avait endoctriné un garçon de quatorze ans […] avec des idées subversives. »34 Arrêtée et détenue sur Ellis Island pendant un mois, elle a ensuite été déportée en Espagne pendant plus d’un an35. Entre temps, Cultura Proletaria a imprimé une « Clarification importante » publiée conjointement par le groupe « Nueva Era », l’Agrupación Pro Prensa et le groupe « Floreal » de Blair Station, Pennsylvanie, dénonçant et niant « les lettres écrites et envoyées par Mercedes Fernández accusant le camarade C. M. Marino et d’autres de certains faits qui n’ont pas pu être prouvé, et qui se sont finalement réduits à des opinions plus ou moins influencées par des incompatibilités personnelles et des malentendus sur des mots sans en connaître la signification36. » Aucune réponse au nom de Fernández n’a été imprimée. Lóuzara déverse sa détresse dans des lettres à Nettlau : « Le groupe C. Proletaria s’est comporté de manière bien pire que la police elle-même37. »

« La police elle-même », bien sûr, n’a pas négligé les subversifs dans les communautés espagnoles, et l’emprisonnement et la déportation infligés à Mercedes Fernández de Lóuzara n’étaient pas choses rares. L’année même où Angel García est arrivé à Steubenville, quelques années après Jesús Lóuzara et Aurora Alvarez, a eu lieu un raid massif sur des membres de Weirton des I.W.W., juste de l’autre côté de la rivière Ohio ; cent quatre-vingt-six travailleurs ont été rassemblés, « ont été conduits […] sur la place publique, [et] forcés […] à s’agenouiller et à embrasser le drapeau américain »38. Le 22 mars 1928, Aurora Álvarez et Emilio Vivas ont été arrêtés, emprisonnés et menacés d’expulsion pour avoir publié un magazine subversif, Algo (Quelque chose, Lorain and Cleveland, 1926-1928), et pour avoir protesté contre le procès et l’exécution de Sacco et Vanzetti39. Bien sûr, on avait exigé d’eux de jurer qu’ils n’étaient pas anarchistes comme condition de leur naturalisation en tant que citoyens américains ; même un anarchisme purement « philosophique » pouvait être considéré comme un motif juridique suffisant pour être expulsé car les immigrants sont soupçonnés a priori de tendances criminelles et terroristes40. Le resserrement des restrictions à l’immigration dans les années 1920 reflétait une humeur nationaliste croissante, et avec la dépression, le Bureau of Immigration bénéficiait d’une dérogation spéciale pour expulser les immigrants accusés d’avoir volé des emplois à des citoyens américains41. Le Bureau of Investigation (et après 1935, le Federal Bureau of Investigation) avait également à l’œil les travailleurs immigrés des trois zones, notamment des organisations d’immigrants espagnols à majorité anarchiste, telles que les Sociedades Hispanas Confederadas (SHC ou Confederation of Hispanic Societies)42. En 1940, le FBI a ouvert une enquête sur Celestino Marino ainsi que sur David Alonso, membre de la « Nueva Era »43. Marino, ayant accédé à un poste de premier plan au sein de l’Union des travailleurs des mines, des usines et des fonderies, affilié au CIO, connaîtrait une disgrace vertigineuse en 1948, blâmé dans la presse pour la décision d’American Zinc & Chemical de fermer son exploitation de Langeloth : « Il a été considéré comme l’un des principaux syndicats de gauche du pays et a été accusé à plusieurs reprises de domination communiste », a averti le Pittsburgh Press44. Les « antifascistes prématurés » étaient alors déjà au centre de la répression maccarthyste.

Il existe de nombreuses façons de faire disparaître les ennemis de l’État et de la capitale. Dans el país del Tío Sam, cependant, la méthode traditionnelle pour faire disparaître les immigrants a été de les rendre blancs et bourgeois, ou du moins, c’est l’histoire que nous racontons à ce sujet : l’assimilation par la culture dominante et l’absorption dans le jeu de la propriété privée guérit toutes les blessures causées par l’exclusion et l’exploitation. Pour être honnête, c’est plus ou moins ce que les obreras conscientes craignaient depuis toujours, que le capitalisme endormirait d’une manière ou d’une autre les travailleurs. Dans la Revista Única, une caricature de Fermín Sagristá, « El Interés del Populacho » (L’intérêt de la populace) montre un troupeau d’enfants debout ravis devant un mur plâtré d’invitations à consommer : publicité pour des combats primés et des pesticides, les danses « aristocratiques » et la production de masse d’aliments en conserve, tous provoquant « interés » des enfants aux yeux grands ouverts et bouche bée. La sélection par l’artiste des enfants en tant que protagonistes ici pourrait indiquer la puissance du capitalisme avancé pour réduire les producteurs adultes à des consommateurs infantilisés, ou pourrait trahir plus franchement la peur que les enfants soient capturés par les anciens némésis de leurs propres parents. C’est en partie dans l’espoir d’empêcher ce scénario que les communautés espagnoles ont organisé une série continue d’événements culturels locaux – en particulier les jiras campestres (pique-niques), les veladas (spectacles de variétés en soirée, y compris des drames, des chansons et des sketchs, généralement suivis d’une danse), et giras de propaganda (tournées de conférences) – pour compléter leur culture écrite. « Les fêtes et les danses sont critiquées », exprimait Rafael Berezo Paredes (1871-1962), anarchiste mineur de charbon (1871-1962) en 1938 :

« [Certains] disent que pendant que nous nous amusons, de retour dans la péninsule, ils se battent pour leur vie contre les traîtres et les assassins fascistes.

Tout cela, malheureusement, est vrai. Mais peut-on éviter ces maux en se livrant pleinement à un pessimisme triste et douloureux ? Non. […]

Donnons des représentations théâtrales, des spectacles, des danses, rallions la jeunesse de cet arrière-garde ; tout ne doit pas être triste. – Même au front, une fois la bataille terminée et reposée, ceux qui ne sont pas blessés, pour atténuer leur douleur, forment des cliques, racontent des blagues ; certains prennent la guitare pour jouer et chanter et s’amuser pendant un petit moment, dans une prolongation joyeuse. La jeunesse est la vie elle-même ; elle est animée et joyeuse. Ceux qui disent le contraire montrent qu’ils ont oublié qu’ils ont été jeunes ou bien se mentent à eux-mêmes. Refusez aux jeunes les fêtes, les danses et les divertissements, et ils les trouveront par eux-mêmes. Où ? Où ils existent : dans les « bars », dans les jeux de hasard, au bordel, au cinéma.

Empêcher cela est notre devoir ! »45


Ces inquiétudes étaient bien fondées. Malgré les efforts de leurs parents pour maintenir une « culture prolétarienne » parallèle qui éloignerait les jeunes des influences bourgeoises, les enfants des mineurs, des métallurgistes et des ouvriers d’usine, qui fréquentaient les écoles publiques, bénéficiaient de la même aisance d’après-guerre que leurs parents. Comme Diego Abad de Santillán l’a décrit en 1965 :

« Un prolétaire américain travaille trois fois moins qu’avant le rassemblement de Haymarket Square [de 1886] et gagne des salaires trois ou quatre fois plus élevés, bénéficiant d’un niveau de confort que, il y a quatre-vingts ans, même les bourgeois […] pouvaient à peine connaître. Notre vieil ami R. Lone, un ouvrier de fonderie, qui en 1886 se serait épuisé plus de douze heures dans l’usine pour un salaire qui lui aurait à peine permis un niveau de vie très médiocre possède maintenant une maison sur les hauteurs pittoresques de Steubenville, Ohio, et il possède une voiture du dernier modèle et une riche bibliothèque »46.

Dans la société opulente de l’après-guerre, il est devenu presque impossible de résister à la force de normalisation des institutions – en particulier la scolarité, la religion, l’armée et les médias. L’âge des grèves d’acier étant passé, Jesús Lóuzara prit sa retraite de l’usine de Follansbee avec une petite cérémonie en 1954. Rudolph J. Lóuzara, le fils de Jesús et Aurora, a fréquenté les écoles publiques, où il a rejoint la cheer squad (l’équipe d’encouragement) ; sa fille Marsha Ann (1939-1983) a épousé un jeune lieutenant de l’Armée de l’air (lors d’un mariage à l’église qui a sûrement dû irriter ses parents), Anthony Orlando (né en 1938), qui a ensuite effectué des centaines de bombardements sur le Vietnam47.


Bien qu’il n’y ait aucun signe que Rudolph ou ses descendants n’aient jamais partagé la politique de ses parents. Cela a certainement été le cas de sa sœur Amelia, du moins dans sa jeunesse. Ayant grandi à Détroit avec sa mère, Aurora, et son père adoptif, Emilio Vivas, elle a participé aux grands pique-niques familiaux organisés pour recueillir des fonds pour la cause anarchiste et antifasciste, et elle est répertoriée comme « Secrétaire de la propagande » pour la section locale 17 de le S.I.A.48. Elle a épousé le journaliste Armando del Moral, un délégué des Juventudes Libertarias (Jeunesses libertaires) et lui-même le fils d’un anarchiste, devenu maintenant refugié49. En exil, cependant, avec ses espoirs d’une « lutte pour la liberté » définitive anéantis, Armando semble avoir renoncé à ses anciens liens politiques, se réinventant en tant que journaliste du cinéma de langue espagnole50. À partir de 1949, Amelia a écrit une chronique de potins de célébrités, « Melie Lou en Hollywood », pour son magazine, La Novela Cine-Gráfica (Nouvelles Cine-Graphic, Los Angeles, 1947-1964 ; par la suite, Gráfica, 1964-)51. Avant la parution de la nécrologie d’Armando dans Variety (qui se lit comme un conte de fées du succès américain – un immigrant s’échappant de la prison fasciste finissant par fréquenter des personnalités comme Liz Taylor et John Wayne dans les collines d’Hollywood !), del Moral a réécrit ses propres souvenirs : le militant anarchiste d’Albacete qui a déclaré, un mois après la dernière reddition des forces républicaines, « l’Espagne n’est pas morte !  » est devenu, dans ses propres mémoires, un jeune « désorienté » d’opinions centristes52. En fin de compte, deux générations d’anarchistes espagnols se mariant ne constitueraient pas une barrière suffisante contre l’assimilation politique : il semble que les enfants d’Armando et de Amelia del Moral ont grandi presque totalement inconscients du passé anarchiste de leurs parents et grands-parents53.

Remarquablement, aucune de ces défaites, de ces pertes et de ces trahisons ne semble avoir ébranlé la détermination de Jesús Lóuzara de Andrés. Les années 40 marquent ce qui semble avoir été une période de repos pour Jesús et Mercedes, peut-être après la nouvelle famille formée par Rudolph et Anna, tandis qu’Amelia était toujours active avec le groupe « Cultura Libertaria » formé par Emilio et Aurora à Détroit, du moins jusqu’à son mariage avec Armando del Moral en 1942. C’est après la retraite de Jesús en 1954 que nous retrouvons ses traces textuelles, alors qu’il reprend l’écriture pour la presse anarchiste espagnole en exil : Solidaridad Obrera (Solidarité ouvrière, Toulouse, 1944-1961), Nervio : Portavoz de la Regional Andalucia-Extremadura (Esprit : revue de la région Andalusia-Extremadura, Paris, 1958-1960), les pages espagnoles du Combat Syndicaliste (1947-1982), Acción Libertaria (Action libertaire, Buenos Aires, 1933-1971), Umbral (L’Aube, Paris, 1962-1970) et Cénit (Zenith, Toulouse, 1951-1995). Les sujets explorés par les derniers écrits de Lóuzara vont des souvenirs des rebelles tombés à l’impérialisme dans la couverture médiatique américaine, mais il était davantage attiré par les méditations sur l’évolution humaine, la nécessité de soutenir le travail intellectuel anarchiste et de célébrer « l’amour des idées »54.

Le thème majeur de ses derniers écrits prolifiques est résumé par l’épigraphe d’un article de 1964 pour Le Combat Syndicaliste : « Un peuple sans rêveurs et sans utopistes n’a pas droit à un avenir ». Tout comme les deux jeunes Espagnols entrés en exil aux États-Unis dans les années 40, Félix Martí Ibáñez et Armando del Moral (mais sans les avantages de leur capital social et culturel), le Lóuzara plus âgé semble s’être tourné vers la « culture » comme référentiel pour des aspirations qui ne pouvaient plus être exprimées politiquement, sous forme de propagande dirigée vers un monde prolétarien plus large. Le poète révolutionnaire mexicain Guillermo Durante de Cabarga (1898-1938) avait écrit, dans l’essai de clôture de Revista Única, que « [notre] propagande doit être adaptée à l’environnement dans lequel nous opérons » :

« Au lieu du livre lourd et intellectuel, plein de vérités amères et invectives contre le capital, les religions et l’État, écrivons le livre subtil, fin, agréable et qui suggère doucement nos pensées aux autres, sans cris brusques de rébellion, insufflant aux esprits une bienveillance envers une humanité qui est davantage la maîtresse d’elle-même, plus fraternelle, plus libre et plus heureuse. Ce n’est pas un travail pour les philosophes ; c’est un travail pour les artistes »55

Les essais et les histoires littéraires pour Martí Ibáñez et le journalisme cinématographique pour del Moral pourraient se substituer à une action collective, incarnant l’idéal anarchiste et le préservant sous l’apparence de sa disparition. Jesús Lóuzara de Andrés est décédé à Steubenville le 4 février 1973. Son bien-aimé F. de GA de LC en EU, ainsi que le S.I.A., étaient alors des fantômes, mais ses convictions étaient apparemment intactes. Un des motifs récurrents de ses écrits, en effet, était la consecuencia – traduisible par « consistency » (« cohérence »), mais liée aux notions de « résultats » (consecuencias) et de « réalisation » (consecución) : « Soyons cohérents ! » plaide-t-il dans les pages de Via Libre. « Les diatribes et les pirouettes en public ou en privé sont faciles, mais la chose cruciale et difficile est d’être cohérent. » C’est avec la promesse d’être « cohérent avec les principes anarchistes » qu’il annonce l’inauguration du groupe « Los Iconoclastas » ; il loue Malatesta comme étant « l’un des porte-parole les plus tenaces et les plus cohérents de l’anarchisme » et appelle à « plus de cohérence avec [nos] idées », « être cohérent avec nous-mêmes  » en « prenant une position ferme56 ». Conséquent avec cette passion pour la cohérence, l’une des dernières publications de Lóuzara est une dénonciation des « incohérences [inconsecuencias] des hommes qui, depuis leur plus jeune âge, ont été présents dans nos luttes pour défendre la liberté de l’individu, et nous laissent brusquement après un changement de cap sans précédent […]. Il y a des années, [Donato] Luben avait appelé ce type incohérent “girouettes, sans autre objectif moteur que de tourner éternellement dans des cercles vicieux d’égoïsme insatiable” »57.


Le socialiste libertaire du XIXe siècle Donato Luben, qu’il a décrit, dans sa dernière interview, comme étant l’un des « trois écrivains les plus talentueux de l’anarchisme », avait en effet utilisé une phrase similaire dans un essai pour La Revista Blanca (La Revue blanche, Madrid, 1898-1905, et Barcelone, 1923-1936) dénonçant le théisme comme « une girouette tournant dans l’obéissance au vent dominant de l’époque, essayant de s’adapter à toutes les situations » – en bref, radicalement incohérent58. Même en modifiant le contexte de la citation reconstituée de Luben, Lóuzara établit sa loyauté envers les idées dont il s’est imprégné à partir d’écrits comme celui-ci, quelque soixante-cinq ans plus tôt.
Et donc, à la fin de cette vie, Jesús Lóuzara de Andrés avait accompli l’injonction qu’il s’était fixée, dans les pages du Combat Syndicaliste : « Vaillants dans la lutte, nous devons défier chaque tempête qui passe, résister aux ravages du temps et des hommes, comme les montagnes leur résistent […] A votre poste dans la bataille, répondez toujours : ¡Presente ! »59.

* Ce texte est la traduction par Guy Lagrange, en collaboration avec Philippe Corcuff et révisée par l’auteur de : Jesse Cohn, “Traces of the Revista Única : Appearances and Disappearances of Anarchism in Steubenville, 1909–1973”, in Christopher J. Castañeda and Montse Feu (eds.), Writing Revolution: Hispanic Anarchism in the United States, Champaign (IL), University of Illinois Press, 2019, pp. 153–174. Nous remercions Jesse Cohn de nous avoir autorisés à traduire son texte pour le site libertaire Grand Angle.

Jesse Cohn enseigne dans le département d’Anglais à Purdue University Northwest, situé sur un terrain volé au peuple Potawatomi. Il est notamment l’auteur de : Underground Passages: Anarchist Resistance Culture, 1848-2011 (Oakland-CA, AK Press, 2015). Il travaille actuellement à un livre sur le rôle des imaginaires scientifiques, fantastiques et radicaux dans un monde en péril.

1 Voir J. Cohn, Underground Passages: Anarchist Resistance Culture, 1848-2011, Oakland (CA): AK Press, 2015, Part I, Chapter 1 (“The Reader in the Factory”).

2 “[De la] revue […] nous n’avons eu qu’un numéro and on l’a intitulé – REVUE UNIQUE. Unique pour la raison que nous n’avons publié qu’un numéro” (R. Lone [Jesús Lóuzara], Lettre à Max Nettlau, 18 juin 1927 [Max Nettlau Papers, International Institute of Social History]).

3 Bureau of the Census, Fifteenth Census of the United States: 1930, Population Bulletin, First Series: United States Summary: Total Population for States and Counties, for Urban and Rural Areas, and for Incorporated Places of 1,000 and Over, Washington, DC: U.S. Gov’t Printing Office, 1931, p. 27.

4 R. Lone [Jesús Lóuzara], entretien avec Vladimiro Muñoz, “El pensamiento vivo de José Lóuzara”, Cénit 24.208 (Jan-Mar. 1974), p. 5904. Voir aussi “Nueva revista”, La Revista Blanca 2.6.103 (Sept. 1, 1927).

5 Lone [Lóuzara], entretien avec Muñoz, 5906. L’individualisme était une tendance relativement petite mais vigoureuse au sein du mouvement anarchiste, coexistant et se chevauchant avec les tendances syndicalistes et communistes.

6 Le phénomène des lectores and lectoras dans les usines de cigare a inspiré plusieurs études ; voir Araceli Tinajero, El Lector: A History of the Cigar Factory Reader (Austin, Tex.: University of Texas Press, 2010).

7 Lean y obren en consecuencia”, Cultura Obrera 1.3.109 (May 22, 1915), p. 1.

8 Ibid.

9 Alfonso de Castilla, “Los españoles en West Virginia: Descubrimiento de 3000 compatriotas: Un foco de anarquismo, sin cónsul, sin maestro y sin sacerdote,” Las Novedades (Feb. 24, 1916), trans. Veronica Carchedi, in “New document: Spain’s Lost Children in West Virginia (1916), Part One”, Traces of Spain in the U.S. (27 Apr. 2014), web.

10 A. M. Varela-Lago, op. cit., pp. 3 et 137; Thomas Gene Hidalgo, Reconstructing a History of Spanish Immigration in West Virginia: Implications for Multicultural Education (Diss., University of Massachusetts Amherst, 1999), p. 193.

11 J. Rebollo, “Impresiones de Scraton [sic], Pa.”, Cultura Obrera 2.3.129 (Feb. 21, 1925), p. 3; “A Traves de Nuestras Locales”, Cultura Proletaria 12.569 (Mar. 25, 1939), p.3; “A Traves de Nuestras Locales”, Cultura Proletaria 10.501 (Dec. 4, 1937), p. 5.

12 Lone [Lóuzara], entretien avec Muñoz, 5905. Voir aussi Lone [Lóuzara], “A una proposición”, Cultura Proletaria 1.34 (Oct. 29, 1927), p. 3.

13 Kenyon Zimmer, “American Anarchist Periodical Circulation Data, 1880-1940”, Academia.edu, 2014.

14 James Alfred White, “Immigrants and Immigrant Groups in Steubenville: 1860-1920”, PhD diss., Ohio State University, 1967. Le groupe “Los Iconoclastas,”, apparu en 1925, a été rejoint par Agrupación Pro Prensa in 1928 et un groupe “Antorcha Libre” formé en 1940; voir Lone [Lóuzara], “Pro-Comun”, Cultura Obrera (Nov. 28, 1925), p. 4.

15 “A Través de Nuestras Locales”, Cultura Proletaria 12, no. 577 (May 20, 1939), p. 5.

16 Ibid.

17 Nunzio Pernicone, Carlo Tresca: Portrait of a Rebel (Oakland, Calif.: AK Press, 2010) 40; Marcella Bencivenni, Italian Immigrant Radical Culture: The Idealism of the Sovversivi in the United States, 1890-1940 (New York: New York University Press, 2011), p. 241 (note 22).

18 Voir, par exemple les dépêches de la tournée de propagande 1924-1925 entreprise conjointement par José Marinero (a.k.a. Frank R. López) et Mateo Rico, chroniquées dans Cultura Obrera.

19 A. M. Varela-Lago, op. cit., p. 136.

20 Muñoz, “El pensamiento vivo de José Lóuzara”, p. 5906; D[iego] A[bad] de Santillán, “La Encuesta de Steubenville”, Revista Única (Jan. 1928), pp. 15-16.

21 M. Nettlau, “Algunas palabras con motivo de la conclusión de la Encuesta de los Iconoclastas”, Revista Única 3-4.

22 Miguel Jiménez [Miguel Giménez Igualada], “¡Todo por la anarquía!”, Revista Única (Jan. 1928), pp. 28-29.

23 Damiani, “¡Queramos!”, Revista Única (Jan. 1928), pp. 6-7.

24 “Dos Palabras”, Revista Única (Jan. 1928), p. 2.

25 María Fernanda de la Rosa, “La figura de Diego Abad de Santillán como nexo entre el anarquismo argentino, europeo y latinoamericano, 1920-1930”, Iberoamericana 12.48 (2012), pp. 22-23, 33 (note 21), 34 (note 23); Sonia Hernández, “Chicanas in the U.S.-Mexican Borderlands: Transborder Conversations of Feminism and Anarchism, 1905-1938”, A Promising Problem: The New Chicana/o History, ed. Carlos K. Blanton (Austin: University of Texas Press, 2016), p. 146.

26 Lone [Lóuzara], “Pro-comun”, Cultura Obrera 2.3.169 (Nov. 28, 1925), p. 4.

27 Lone [Lóuzara], “El pensamiento vivo de José Lóuzara”, op. cit., p. 5904.

28 Antonio Estevez, “El neomalthusianismo”, Cultura Obrera 3.124 (Jan. 7, 1925), p. 3; “Contraréplica.” Cultura Obrera 3.131 (Mar. 7, 1925), p. 2; “Para un filósofo”, Cultura Obrera 3.138 (Apr. 23, 1925), pp. 2-3; Manuel Fernández, “Contestando”, Cultura Obrera 3.138 (Apr. 23, 1925), p. 4.

29 Albín García, “Importante reunión”, Cultura Proletaria 2.86 (Oct. 27, 1928), p. 3.

30 Lone [Lóuzara] “Nuestra Encuesta”, Inquietudes 1.1 (Jan. 1, 1927), p. 22.

31 Lone [Lóuzara], “Obra obstruccionista”, Cultura Proletaria 2.103 Feb 23, 1929, p. 3. Voir aussi Lone [Lóuzara], Lettre à Nettlau, 27 avril 1929, dans lequel il identifie “Biscuit” – écrivant aussi dans les journaux Eresia (New York, 1928-1932) et Germinal (Chicago, 1926-1930) – comme di Giovanni lui-même.

32 “Comentarios al Pleno”, Cultura Proletaria 2.129 (Aug. 24, 1929), pp. 1-2.

33 See “Claridades”, Cultura Obrera 2.2.104 (Aug. 30, 1924), p. 3.

34 Lone [Lóuzara], Lettre à Nettlau, 12 mai 1931.

35 Lone [Lóuzara], Lettre à Nettlau, 7 décembre 1933.

36 Grupo “Nueva Era”, Agrupación Pro Prensa and Grupo “Floreal”, “Importante Aclaración,” Cultura Proletaria 3.195 (Dec. 6, 1930), p. 2.

37 Lone [Lóuzara], Lettre à Nettlau, 12 mai 1931.

38 “I. W. W. Haunt Raided; 186 Made To Kiss Flag, All But Six Driven Out”, Great Falls Daily Tribune (Oct. 8, 1919), p. 1.

39 “Couple Faces Deportation: Man and Wife, Spaniards, Admit Being Anarchists”, Cleveland Plain Dealer (March 23, 1928), p. 1; Juan Anido, in Paul Avrich, Anarchist Voices: An Oral History of Anarchism in America (Oakland, Ca.: AK Press, 2005), p. 396; “Emilio y Aurora Vivas, Libres”, ¡Avante! 2.8 (June 15, 1928), p. 1. La communauté anarchiste s’est ralliée derrière Vivas et Alvarez, en organisant des événements pour recueillir des fonds pour leur défense (“Vivas’ Defense Committee”, Algo 9 (Jul. 1928): n.p.; “Cleveland, Ohio”, Cultura Proletaria 2.63 (May 19, 1928), p. 3).

40 Charles Recht, American Deportation and Exclusion Laws: a Report (New York Bureau of Legal Advice, 1919) 9-12, p. 31.

41 A. M. Varela-Lago, op. cit., pp. 156-57 et 213-14.

42 María Ángeles Ordaz Romay, “Las Sociedades Hispanas Confederadas en archivos del FBI: Emigración y exilio español de 1936 a 1975 en EE.UU”, Revista Complutense de Historia de América 32 (2006), pp. 227-247.

43 Subject Index to Correspondence and Case Files of the Immigration and Naturalization Service, 1903-1952, National Archives and Records Administration (NARA), Roll 3.

47 “Labor Wonders if It Has Pressed Luck Too Far As Burgettstown Loses Payroll”, The Pittsburgh Press (Jan. 15, 1948), p. 2.

44 Labor Wonders if It Has Pressed Luck Too Far As Burgettstown Loses Payroll”, The Pittsburgh Press (Jan. 15, 1948), p. 2.

45 R[afael]. Berezo, “Mi disconformidad”, Cultura Proletaria 11.554 (Dec. 10, 1938), p. 2.

46 D[iego].A[bad].[de] S[antillán]., “Hace 80 Años”, Acción Libertaria 31.187 (1965), p. 4.

47 “Wells High Cheer Leaders”, Steubenville Herald Star (Oct. 9, 1929): 26; “The Social Notebook”, Steubenville Herald Star (August 23, 1961), p. 12; “Capt. Anthony Orlando Will Fly FB III”, Steubenville Herald Star (May 3, 1971), p. 12.

48 Agrupacion Pro-Prensa, “De Steubenville, Ohio”, Cultura Proletaria 8.389 (Oct. 12, 1935), p. 4.

49 Martí Boscà, José Vicente, and Antonio Rey González, “El viaje de Félix Martí Ibáñez a Norteamérica en busca de apoyos internacionales: agosto-diciembre, 1938”, Ciencia, salud pública y exilio: España, 1875-1939, ed. Josep Lluís Barona (València: Seminari d’Estudis sobre la Ciencia, 2003), p. 172 (note 6).

50 Armando del Moral, Molinos Sin Mancha (Hollywood, Calif: Orbe Publications, 1973), p. 14.

51 La Novela Cine-Gráfica 2,24 (1949), p. 15.

52 “Film journalist Armando del Moral dies: Spaniard helped establish the Golden Globes”, Variety (July 29, 2009); del Moral, “Juveniles por y para la juventud libertaria”, Via Libre 1.5 (May 15, 1939), p. 4; del Moral, Un genocidio llamado cruzada, unpublished manuscript, qtd. in Conchita Bouza, Luyano-Cuba, Jul. 27, 2009.

53 Email personnel de Roger Del Moral, 2 août 2016.

54 J[esús]. Lóuzara, “Rodolfo Rocker ha muerto”, Solidaridad Obrera 14.706 (Oct. 2, 1958), P. 4; R. Lone [Lóuzara], “Nuestras ideas y sus detractores”, Le Combat Syndicaliste, Supplement Illustre 38.424 (Oct. 20, 1966), p. 3; R. Lone [Lóuzara], “El cuento de Adán y Eva”, Nervio 15 (Sept. 1959), pp. 2-3; R. Lone [Lóuzara], “Ahora que se habla de contactar intelectuales: una trayectoria”, Le Combat Syndicaliste 36.329 (Dec. 24, 1964), p. 2; R. Lone [Lóuzara], “El amor a las ideas honra a lo individuo”, Le Combat Syndicaliste, Supplement Illustré 38.403 (May 26, 1966), p. 3.

55 Guillermo Durante de Cabarga, “Por qué se nos ignora”, Revista Única 36.

56 Lone [Lóuzara], “Seamos consecuentes”, Via Libre 1.9 (Aug. 5, 1939), P. 6; “El Anarquismo no es un coto cerrado”, Via Libre 1.8 (June 24, 1939), p. 8; “Pro-comun”, Cultura Obrera (Nov. 28, 1925), p. 4; “Enrique Malatesta”, Cultura Proletaria 2.120 (June 22, 1929), p. 2; “Revisionismo?”, Cultura Proletaria 2.87 (Nov. 3, 1938), p. 4; “El Atentado”, Cultura Proletaria 2.126 (Aug. 3, 1929), p. 3.

57 Lone [Lóuzara], “Inconsecuencias”, Le Combat Syndicaliste, Supplement Illustré 38.392 (Mar. 10, 1966), p. 3.

58 Lone [Lóuzara], entretien avec Muñoz, “El pensamiento vivo de José Lóuzara”, op. cit., p. 5904; Luben, “Infundios teológicos”, La Revista Blanca 1.4.67 (Apr. 1, 1901), pp. 605-607.

59 R. Lone [Lóuzara], “El amor a las ideas honra a lo individuo”, op. cit., p. 3.

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