3 mars 2022
Au voleur !
Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Catherine Malabou, PUF, 2022
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An-archie, anarchie, anarchisme… aménagement insensible du mot, métamorphose des significations. Glissement inoffensif des postures, rupture franche des actes. Telle est la perspective stimulante du dernier essai de Catherine Malabou sur la mise en regard de l’anarchisme et de la philosophie, d’une réalité politique agissante et de cette position surplombante, théorétique, ascétique, détachée, qui s’appelle la philosophie. Elle formule elle-même simplement sa question : « Que penser des philosophes qui déclarent : ‘je ne suis pas anarchiste’, alors même que ‘l’anarchie’ est omniprésente dans leurs œuvres, au point d’en être même, peut-être, le dernier mot1 ? » Le dernier mot, mais pas le premier, car la philosophie, tout de même, veille à conserver ses principes : raison, intelligibilité, clarté, et n’est pas prête d’y renoncer. Mais c’est là un autre sujet. Catherine Malabou fait de la philosophie et le fait en experte. On se gardera de lui demander quelle secrète domination se plaît à exercer ou à fantasmer le ou la philosophe. Ce serait pousser trop loin l’esprit d’alerte sur la question même qu’elle considère si frontalement et que l’on pourrait reformuler ainsi : « Comment se fait-il que les philosophes aient toujours tendance à ne nous offrir que des pensées propres, des pensées qui ne sentent plus la sueur, des pensées qui parlent du réel, mais qui s’en sont absenté ? » Les philosophes, donc, s’envolent au-dessus du réel et ce faisant le dérobent à nos yeux, le volent ? « Au voleur ! » Ainsi d’Aristote le premier et, au XXe siècle, de tous ces Schürmann, Levinas, Derrida, Foucault, Agamben, Rancière… Tous excellents, tous voleurs. Qu’on le prenne on non avec humour, c’est le principe même, l’arkhè, de leur art. Autre manière de poser encore la même question : la philosophie peut-elle se faire un principe du sans-principe sans aussitôt non seulement se contredire théoriquement, mais surtout sans se priver pratiquement des effets de sa démarche ?
Le cas de Reiner Schürmann est intéressant2. Plus que tous, ce philosophe entend distinguer l’anarchisme politique et l’anarchie théorique, puisqu’il justifie cette distinction par l’histoire elle-même, en pensant y voir une logique prédictive : « c’est dans la constellation époquale du vingtième siècle que s’épuisera l’antique procession et légitimation de la praxis à partir de la theoria. Alors, en son essence, l’agir se révélera an-archique3. » Ce qui intéresse Schürmann n’est donc certainement pas l’anarchisme, tellement aveugle sur sa subordination à l’arkhè, mais le constat théorique autant que triste d’une impossible application politique de sa théorie. Catherine Malabou ne semble pas pour sa part s’intéresser au fait qu’avant Le Principe d’anarchie, Schürmann avait écrit un ouvrage sur le grand mystique rhénan du 14e siècle, Maître Eckhart, au titre suggestif : La Joie errante. Et si l’anarchisme, le refus concret des dominations, la valeur de l’errance, avaient un rapport avec l’aventure mystique ? Maître Eckhart, référence anarchiste ? plus convaincante que bien d’autres ? Peut-être. Il n’est pas certain, en effet, que dans le christianisme, Dieu soit posé comme le principe dont tout dépend. L’annonce biblique d’un commencement de la création, certes voulue par le Créateur, mais voulue comme absolument différe(a)nte de celui-ci, ne suffit pas à faire de Dieu un principe, et pas même une cause. Une saine théologie de la création, en christianisme, devrait pouvoir établir qu’on tient dans le récit de la création un vrai commencement sans cause, un pur rien comme le sentait si génialement Eckhart.
Moins net est le cas de Levinas, en raison de la primauté chez lui du Bien sur le Vrai. Si le bien est premier, alors il est par définition anarchique, puisqu’il rend impossible toute marque dominatrice possible ou réelle, le bien n’étant le bien que s’il est le bien de l’autre. « Le Bien est anarchie4 ». Etant le bien, il fait le bien. Il ne l’est pas en théorie mais nécessairement, de fait, en pratique. De là, on doit bien sûr s’interroger sur la distinction nette chez Levinas de l’ordre éthique et de l’ordre politique, distinction fondée sur l’hétéronomie des deux modalités de l’agir responsable. La question n’est pas, là encore, indemne de renvois à la mystique, uniquement entr’aperçue dans une autre phrase étonnante, de Paul Claudel, mise également en exergue du chapitre, phrase qui suffit à congédier le trop fameux ‘ni dieu ni maître’ : « Aimer Dieu est la seule façon de ne pas avoir de maître5. » Cette pensée claudélienne est tout autant levinassienne que singulièrement anarchiste. Elle dit la puissance de conversion de la soumission en liberté et libération, du seul fait de la considération authentique de l’altérité d’autrui comme appelant la responsabilité et l’amour. Que cette idée, dont seule l’expérience vécue peut établir la vérité, soit politique autant qu’éthique, inséparablement politique et éthique, cela va presque de soi. Levinas reste en-deçà, sans doute parce qu’il ne peut rejoindre l’inspiration conjointement religieuse et politique de l’anarchisme. Grand sujet, que très peu étudient, hélas6.
Tout est intéressant dans les analyses portant sur Derrida, Foucault, mais aussi Agamben et Rancière. Le plus remarquable, cependant, est la conclusion de ce vaste parcours qui aurait pu rester l’addition de portraits de philosophes pour asseoir et expliquer un constat unique exposé dès les premières pages. En posant comme titre « Être anarchiste », Catherine Malabou livre des réflexions beaucoup plus personnelles, et qui cette fois l’engagent elle-même du côté d’une connexion effective entre théorie et pratique de l’anarchie. J’en extrais un paragraphe :
« L’anarchisme, si divers, si difficilement réductible à une autorité, à commencer par la sienne propre, est la constellation théorique et pratique privilégiée d’une situation ou le non-gouvernable témoigne partout dans des idiomes étrangers à la langue des principes. Partout, les peuples et les individus disent leur lassitude, leur épuisement, leur colère face à la dévastation écologique et sociale du monde par des gouvernements qui les privent précisément de secours. Mais ils disent aussi, sans contradiction aucune, leur lassitude, leur épuisement, leur colère face à l’absence de toute régulation gouvernementale effective de la jungle ubérisée dans laquelle il leur faut s’orienter seuls pour tenter de trouver du secours7. »
Qu’est-ce donc l’anarchie, l’anarchisme, quand on fait tomber déni et clivage entre théorie et pratique, philosophie et politique ? J’emprunte là encore à Catherine Malabou sa très juste et stimulante réponse. Ce sont les derniers mots du livre : « Assigner le non-gouvernable à sa place, alors même qu’il frappe de plus en plus fort à la porte des consciences, des inconscients, et des corps… C’est à ce moment que l’on comprend que ces doutes eux-mêmes sont déjà des chemins vers d’autres façons de partager, d’agir et de penser. D’être anarchiste. Il n’y a plus rien à attendre d’en-haut8. »
Jérôme Alexandre
1 Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, puf 2022, p. 46.
2 Id. p. 77 à 118.
3 Extrait de Le Principe d’anarchie, 1982, cité p. 78.
4 Citation de Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence, mise en exergue du chapitre consacré à Levinas, p. 119.
5 Id. p. 119.
6 On peut au moins mentionner, outre les recherches de Michaël Löwy, sur les liens du judaïsme et de l’anarchisme, les travaux d’Edouard Jourdain, l’un des rares connaisseurs de l’anarchisme à avoir compris l’importance de la théologie chrétienne pour cette pensée politique.
7 Au voleur !, p. 397.
8 Id. p. 401.
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