3 février 2019
Contre l’appropriation culturelle de l’histoire sociale et révolutionnaire
Guillaume de Gracia
« If they try to act like citizens
and rent them a nice little flat.
About the third night;
they’re invited to fight,
by a sub-gun’s rat-tat-tat »
Bonnie Parker, The Trail’s End.1
Les fêtes de fin d’année ont cela de « positif » que vouloir dénicher un cadeau éthique et pas cher auprès d’une association d’artisans mondiaux peut, par la bande, faire germer une idée d’article, suite à une rencontre fortuite.
En cherchant donc un cadeau éthique et pas cher auprès d’une association d’artisans mondiaux, je me suis – fortuitement – retrouvé face à un magasin pour le moins étonnant, en plein milieu de l’un des quartiers les plus bourgeois de la capitale wisigothe – étonnamment, certains magasins et associations survivent dans des quartiers pourtant financièrement hostiles. Magasin de « Vintage revisité – Mode & décoration », ses propriétaires ont décidé de nommer leur boutique la Bonnie & Clyde factory (l’usine Bonnie & Clyde, ouverte depuis mars 2017) ! Comment le couple le plus connu de braqueurs de banques du XXe siècle, à la mythologie pourtant si subversive1, honoré par de grands anciens tels Arthur Penn2 ou Serge Gainsbourg, a-t-il pu se retrouver au frontispice d’un pieu magasin de vintage au beau milieu des Carmes3 ?
Le premier étonnement passé, je me suis assez vite rappelé, qu’en réalité, la chose n’était pas vraiment nouvelle. Ainsi, en son temps, la marque Caron avait lancé un parfum nommé Anarchiste (accompagné d’une campagne très « identitaire » sur le thème « c’est dans le noir que se reconnait l’anarchiste »…). Une marque de jeans s’est, depuis des années maintenant, arrogé le droit de renvoyer à l’imaginaire de la Commune de Paris en évoquant la chanson de Jean-Baptiste Clément, le Temps des Cerises. Un café lutécien nommé barrio latino, s’était doté à la fin des années 1990 d’une iconographie très Che guevaresque alors qu’il se positionnait plutôt sur un créneau capitaliste quant aux tarifs et au comportement des videurs. Rappelons également qu’une marque yankee de briquet tempête décline toute une gamme de ses produits avec le visage du Che4 alors que les GI’s, au Vietnam utilisaient le même type de briquet lors de ce que l’histoire retient comme les Zippo raid – contre les Vietcongs. Plus récemment encore, c’est une marque de vêtements française (plus de 400 magasins dans le monde) qui habille les jeunes filles avec des t-shirts et sweat-shirts floqués « Feminist – you go girl ».
Quelques exemples supplémentaires ?
Une marque de craft beer (bière artisanale) écossaise revendique son « côté punk » (Brewdog) quand une autre affiche une iconographie révolutionnaire avec l’un de ces modèles nommé Pancho Villa (Brasserie du midi). Dans un genre légèrement différent, on ne compte désormais plus les mannequins tatoués apparaissant sur les publicités, alors que le tatouage n’a que récemment émergé des milieux underground voire « asociaux ». Dans le domaine de la publicité toujours, lors de la grande vague antipub de 2003 – qui s’est notamment déchaînée à Paris –, l’enseigne Leclerc5 fut la première à afficher des publicités « pré taguées » ; sans plus aucun espace vide mais dotée d’une sémiologie travaillée renvoyant clairement à l’autonomie et à l’anarchisme ; ne laissant plus aucun espace vide sur ses panneaux et dès-lors, plus qu’une seule alternative aux antipub : la destruction. Enfin, on ne compte plus les références au Do It Yourself (DIY) qui – sans être une marque déposée – renvoie assez nettement à l’imaginaire punk, contre-culturel et anticonsumériste. L’un des derniers exemples qui m’ait été donné de voir est le podcast de Matthieu Stefani : Génération Do It Yourself6. Last but not least : le marché de l’art qui entretien un rapport avec un street-artist comme Banksy pour le moins surprenant. Alors que ce dernier est on ne peut plus clair dans son discours anticapitaliste, anticolonialiste, iconoclaste et anarchiste7, le moindre de ses pochoirs ou happening – y compris lorsqu’il s’agit de détruire ses propres œuvres – fait l’objet de délires spéculatifs8.
Bien sûr, parmi les premiers tenants de cette dérive mercantile, Fabien Hein pointe du doigt tout un ensemble de « fondateurs » qui ont poussé très loin la compromission : c’est le cas de l’iguane Iggy Pop (qui apparaît dans une multitude de publicités pour chaussures, assurances, grands magasins ou parfums) ou de John Lyndon (membre des Sex Pistols qui a pu, lui, vanter une marque de beurre). C’est aussi le cas de ce que l’auteur nomme « l’esprit du capitalisme punk »9, très représenté par la scène punk rock californienne et des marques de chaussures telles que Vans ou Converse qui ont opéré une quasi-fusion de leur monde respectif avec celui de la mouvance punk-rock et du skateboarding…
Evidemment, on pourra me rétorquer que parmi les incontournables initiateurs du punk, les membres des Ramones sont loin d’être révolutionnaires, voire tout l’inverse : Rachid Taha pestait encore il y a peu contre eux10. A l’Est, les punks scandaient un antitotalitaire Too much future !11 contre le socialisme réel et pas contre le capitalisme12. N’empêche, qu’il semble exister tout de même une forme de consensus dans l’imaginaire collectif considérant le(s) punk(s) comme représentant-e-s d’une forme d’anomie – plus que d’anarchie d’ailleurs – peu compatible avec l’ordre néo-libéral et capitaliste. Une intuition d’ailleurs me fait là encore penser que d’un point de vue iconographique, le(s) punk(s) est encore largement associé dans cette imaginaire à son versant chaos : crète multicolore, tatouages, piercings, chaines et clous, cuirs perfecto et rangers/Docs, bière et came…. plutôt qu’au mouvement anarcho-punk ou au mouvement crust (« punks à chien »).
Pour en revenir à la Bonnie & Clyde factory, ma « rencontre » avec cette boutique s’est télescopée dans mon esprit avec une actualité brûlante concernant l’appropriation culturelle : la polémique autour de la pièce Kanata du dramaturge canadien Robert Lepage. Présenté comme l’histoire du Canada « du point de vue des relations entre les Blancs et les Autochtones », le spectacle a connu plusieurs déboires, dont une annulation et une première transformée en générale… Portant un regard critique sur la colonisation de son pays et le sort qui a été réservé à ses autochtones, Lepage a ainsi lui-même été taclé par l’Association des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) des associations de descendants de tribus et plusieurs intellectuels et artistes issus des Premières Nations à l’instar de l’écrivaine innue Maya Cousineau Mollen13 qui l’ont accusé d’invisibiliser lesdites tribus en n’ayant appelé aucun comédien ni aucune comédienne issue de ces minorités sur scène. Finalement montée à la Cartoucherie de Vincennes (chez Ariane Mnouchkine), la controverse autour de cette pièce a ainsi ricoché jusqu’à nous, posant au passage un ensemble de questions éminemment pertinentes d’un côté comme de l’autre. Mon objectif n’est pas ici de donner mon avis sur cette controverse que j’aurai d’ailleurs tendance à trouver largement justifiée, quand bien même mon attachement aux valeurs universalistes et à une certaine douleur tout aussi universelle, m’amène à éprouver de la colère avec – et pas à la place de – les populations colonisées, pourchassées, ségréguées, génocidées…
Surtout, ce télescopage m’a fait affleurer cette question : pourquoi une polémique dans un cas et pas dans l’autre, dans aucun autre des cas que j’ai pu citer14 ?
On ne peut pourtant pas se cacher derrière l’argument d’une moindre conséquence. Pour mémoire, les Versaillais, sous la férule de Thiers, ont fusillés près de 30 000 communards ; Bonnie Parker et Clyde Barrow sont morts exécutés par la police ; Ernesto Che Guevara, par la CIA ; les anarchistes ont subi les coups des fascistes rouges ou bruns à Cronstadt, Barcelone ou ailleurs ; le féminicide des sorcières et les régulières victimes du patriarcat se comptent par centaines de milliers… Même les streets-artists ont leurs martyres en la personne de Michael Stewart et Ahmed Basiony respectivement exécutés par des flics étatsuniens et égyptiens15.
Peut-être, dans l’échelle sordide des méfaits, crimes et horreurs dont nous nous sommes rendus coupables à travers les siècles, les exemples précités sont-ils « moins pires » que la disparition organisée, pensée, achevée de tout un peuple, à l’image des Afro-Argentins du quartier San Telmo que le pouvoir républicain argentin des années 1870 a parqué dans ce quartier en espérant bien que l’épidémie de fièvre jaune qui y sévissait finirait par effacer définitivement la présence de ces descendants d’esclaves… Mais en fait, comment souscrire à cette idée ? Comment souscrire à l’idée que la disparition de milliers d’anarchistes russes ou espagnols, de dizaines de milliers de sorcières réelles ou virtuelles, que l’exécution dans la rue d’artistes contestataires ou que l’écrasement de la Commune et son cortège de drames personnels, individuels, et son cortège de morts et mortes, exilés et exilées, blessés et blessées… serait « moins pire » que la disparition définitive des Selk’nam, que l’acculturation des Sames ou que l’invisibilisation des descendants des Crees ?
Bien au contraire, la lutte contre l’appropriation culturelle doit être menée sur l’ensemble de ces fronts, y compris sans doute parfois en pensant contre notre propre tendance peut-être naïvement pleine de bonne volonté à vouloir nous penser à la place d’untel ou unetelle. Car, je ne suis peut-être pas descendant d’un peuple minoritaire massacré par les milices patriotiques étatsuniennes lors de leur Révolution16 mais je suis bien le descendant d’une famille que l’on a parqué pour son appartenance à un côté d’une barricade – en l’occurrence rouge et noire, anarchiste et espagnole – dans des camps bien français et mon hostilité revendiquée et assumée du système capitaliste républicain français et international ne peut que s’ancrer dans cette histoire longue révolutionnaire qu’il est hors de question de voir salir par le premier vendeur et ou fabriquant de verroterie venu.
Ainsi, que des groupes se lèvent contre l’appropriation culturelle et s’opposent pied à pied au mépris que leur inflige le capitalisme et le (néo-)colonialisme ne peut être qu’encouragé et pris en exemple par celles et ceux qui se réclament du camp révolutionnaire : car, là encore, il s’agit d’une compromission avec le camp capitaliste. Or, si l’heure n’a jamais été à l’entente avec les thuriféraires abscons de ce système inutile, elle l’est moins que jamais.
Anonyme, (2014). Planète Banksy, Hugo Desinge, Paris
BOEHLKE Michael, (2010). Too much future. Le punk en République Démocratique Allemande, Allia, Paris.
CALLOWAY Colin G., (2011), « La Révolution américaine en territoire indien », Annales historiques de la Révolution française, n°1, PP131-150.
HEIN Fabien, (2012), Do It Yourself. Autodetermination et culture punk, le passager clandestin, Le Château.
TAHA Rachid, (2017), Radio Vinyle, Hervé Riesen, France Inter, Paris.
TOLAND John (1963), Dillinger, Le Livre de poche, Paris.
1Lire par exemple l’opus de John Tolland, Dillinger, chapitre III qui évoque le gang Barrow et indique par exemple que ses membres sont plutôt issus de classes paupérisées, pratiquent une sexualité plutôt libérée pour la puritaine Amérique de l’époque et dont plusieurs des membres se prenaient d’écriture à leurs heures…
2Dans l’immense film éponyme de 1967.
3Pour une vision succincte et sans aucun prix (trop vulgaire sans doute !) de cette boutique, vous pouvez faire un tour ici : https://www.bonnieandclydefactory.com/a-propos, consulté le 15 janvier 2019.
4https://search.lilo.org/results.php?q=zippo%20che%20guevara&tab=images&page=1, consulté le 17 janvier 2019
5Dont l’impayable dirigeant se réclamait il y a encore quelques années, fan de Corto Maltese voire anarchiste (sic) !
6Cofondateur d’une start-up du nom de CosaVostra qui se présente comme une « agence digitale pirate » (https://www.cosavostra.com/ consulté le 23 janvier 2019) mais qui travaille surtout pour de très chouettes partenaires à l’instar de groupe Altice (BFM tv et l’Express), les groupes LVMH, Dior ou Challancin, La Poste ou Sony…
7Et anticonsumériste : ses visuels sont gratuits sur son site (http://banksy.co.uk) et il continue à mener une campagne de rejet de l’utilisation de son art par de vulgaires boutiquiers : dernièrement, contre des expositions organisées sans son accord : http://banksy.co.uk/shows.asp, consulté le 22 janvier 2019.
8Comme le 6 octobre dernier, alors que l’un de ses tableaux, Girl with Balloon, qui venait de trouver acquéreur pour plus d’un million d’euro lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s, s’autodétruisit sous les yeux médusés de l’assistance. Le tableau, devenu unique de facto, pris instantanément encore plus de valeur.
9Fabien Hein, Do it Yourself, page 148 et suivantes.
10Voir l’interview de Rachid Taha dans l’émission de France Inter, Radio vinyle du 31 juillet 2017 (en accès libre ici :https://www.franceinter.fr/emissions/les-feuilletons-radiophoniques-des-mfp/les-feuilletons-radiophoniques-des-mfp-31-juillet-2017, consulté le 22 janvier 2019) dans laquelle il précise : « ils étaient bizarre les Ramones, limite facho (…) C’est un peu les Charlton Eston de la musique » … A noter là encore la multiplication de t-shirts Ramones floqués avec leur logo, véritable best-seller textile. Alors même que tous les membres du groupe sont morts, il existe toujours un shop Ramones : https://store.ramones.com/ consulté le 23 janvier 2019.
11Voir le livre éponyme de Michael Boehlke sur le sujet.
12Je suis cependant de ceux qui considèrent qu’à l’Est, il s’agissait d’un capitalisme d’Etat après tout pas si éloigné socialement de ce qu’a pu vivre la France de l’après-guerre, l’idéologie totalitaire en moins.
13Lire par exemple : https://www.lapresse.ca/arts/spectacles-et-theatre/201812/19/01-5208625-des-autochtones-decus-du-kanata-de-robert-lepage.php consulté le 23 janvier 2019.
14Du moins, n’ayant jamais eu un retentissement aussi important à ma connaissance.
15Planète Banksy, page 73.
16Colin G. Calloway, « La Révolution américaine en territoire indien ».
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