22 mai 2023
Echanges libertaires autour d’Au voleur ! de Catherine Malabou
De l’anarchisme et de la philosophie : à propos de « Au voleur ! » de Catherine Malabou
Contribution au séminaire ETAPE du 17 mars 2023
Par Jérôme Alexandre
Pourquoi la confrontation explicative entre anarchie et philosophie n’a-t-elle jamais eu lieu ? La vigueur et l’intérêt d’un livre tiennent souvent à la seule trouvaille d’une question évidente, à laquelle pourtant personne n’a encore pensé. En posant cette question, en la posant à six grandes figures de la philosophie contemporaine, Catherine Malabou1 ouvre une porte que nul ne voyait, et qu’il était pourtant indispensable d’ouvrir2.
Les philosophes et le non-gouvernable
Une porte fermée signale la forclusion, le déni, l’impensé inconscient. Une porte ouverte ne vous installe pas d’emblée de l’autre côté, dans la clarté des réponses. Elle invite à entrer.
J’ai été attentif aux citations qui sont en exergue de chaque chapitre et font entrer en quelque façon dans les suggestions de l’autrice. En exergue de l’ensemble du livre il y a cette parole du regretté David Graeber : « Même ceux qui ne se considèrent pas anarchistes ressentent le besoin de se définir en relation avec l’anarchisme et de puiser dans ses idées ». Est intéressant dans cette phrase : « ressentent le besoin », comme si, en effet, une interrogation essentielle, était portée par l’anarchisme, avec laquelle il est par conséquent inévitable de se confronter quand on est philosophe, pas seulement philosophe politique. Une interrogation donc qui se ressent, qui s’éprouve plus qu’elle ne se conçoit, d’où, en effet, la relation quasi inconsciente, en tous cas affective, des philosophes à l’anarchisme.
La question explicite des philosophes est comme ramassée sur le mot, sur le concept d’anarchie. Elle est celle de l’arkhè, qu’on peut traduire par principe, origine, fondement, mais aussi pouvoir, ce qui procède de l’origine et s’en sert pour légitimer sa domination. Il y a dans ces seuls énoncés quelque chose d’assez vertigineux, autour de quoi les philosophes tournent depuis toujours. Qu’est-ce qui fonde l’existence, l’existence collective, la raison politique, aussi bien la raison tout court ? Quelle raison antécédente fonde la raison ? Question, on le voit, sans fond… Les philosophes sont les professionnels de l’archie, ce pourquoi l’an-archie les fascine et l’anarchisme politique leur poseproblème.
Chez Aristote, la politique se définit en théorie comme l’exercice du sans domination, comme anarchie donc, puisqu’elle doit permettre une parfaite égalité de tous dans la société. Cependant, le principe sans principe de la politique qu’est l’égalité radicale des citoyens n’a jamais été appliqué. Ce qui sépare à tout jamais, semble-t-il, théorie de l’anarchie, théorie empruntant à l’anarchisme (chez nos philosophes contemporains), et pratique concrète de l’anarchisme. Mais l’opposition classique entre théorie et pratique n’est-elle pas elle-même une facilité, le cache-misère d’une philosophie qui se refuserait sans se l’avouer à penser la réalité politique comme telle, c’est-à-dire finalement, le non-gouvernable ?
La porte ouverte d’Au voleur ! tient en deux mots qui se soudent en un seul concept : le non-gouvernable. Sens véritable de l’anarchisme. Thèse majeure du livre présentée au chapitre II :
« La légitimité du commander-obéir n’a jamais encore été philosophiquement ébranlée. » (p. 50) ; « Les philosophes n’envisagent pas une seconde la possibilité que les hommes puissent vivre sans être gouvernés » (p. 51).
Autant Schürmann que Levinas et Derrida, Foucault, Agamben ou Rancière, aucun n’interroge le « non-gouvernable ».
Qu’est-ce que le non-gouvernable ? « C’est ce qui, dans les individus comme dans les communautés, demeure radicalement étranger au commandement et à l’obéissance » (p. 52), ce qui échappe à la domination.Il est l’autre du gouvernement (et non pas son contraire).
Mais qu’est-ce que l’autre du gouvernement ? Un gouvernement sans domination est-il réalisable ? Le non-gouvernable peut-il être autre chose qu’une aspiration dont il faudra toujours différer la réalisation ? C’est ici sans doute que prend place une distinction importante, celle entre « pouvoir » et « domination ».
Résonances théologiques chrétiennes
Le théologien chrétien que je suis, pense sur ce point au parallèle, à la proximité, entre les enseignements évangéliques et l’anarchisme. Il y a dans l’Évangile une singulière inversion de la domination en service : « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir » (Matthieu 20, 28), dit Jésus. Les premiers seront les derniers… et au banquet, on dira aux derniers invités : « montez, prenez les places d’honneur ».
Pour moi, le concept d’amour, qui implique l’abandon de l’ego au profit de l’autre, est ce qui éclaire le mieux la possibilité réelle du sans-domination, du non-gouvernable. L’amour, dans l’Évangile, n’est pas une affaire morale, une convenance entre humains qui veulent s’acheter la paix. Il est le nom de la viabilité politique de la non-domination, puisqu’il étend son bienfait aux ennemis eux-mêmes : « aimez vos ennemis ! ». Il y a trop souvent sous le mot « amour » de l’énergie agressive. Mais l’énergie régressive, dont il est question dans la conclusion du livre (« La pulsion anarchiste est une énergie régressive façonnée en dynamique d’avenir », p. 395), évoque la dépossession si chère aux mystiques chrétiens, qui est la condition bienfaitrice de l’amour, comme acceptation positive de la différence et de la liberté de tous.
Si Dieu est amour, comme le dit saint Jean, il ne peut plus être reçu comme le principe, l’autorité métaphysique et morale suprême, qui gouverne le monde, mais comme le principe sans principe, ce qu’est exactement l’amour, qui n’est ni une catégorie morale, ni une valeur, ni un commandement venu de l’autorité divine, mais une expérience vitale. Expérience veut dire : quelque chose qui ne se définit pas a priori comme l’application seconde d’un concept (comme la mise en pratique d’une théorie), mais qui se découvre seulement en le vivant.
Autre résonnance avec la théologie : « C’est le retrait qui fait exister le non-lieu, pas l’inverse. » L’utopie anarchiste, comme l’utopie chrétienne, consistent à puiser leurs ressources dans le passé, non pour en appliquer les recettes, non plus pour l’actualiser, mais pour s’en autoriser afin d’inventer le futur. Régression ne veut donc pas dire retour au passé, revitalisation d’un passé anarchiste ou religieux que personne ne peut désirer, mais capacité d’invention, de création de l’avenir. Le passé anarchiste n’existe qu’au futur. Comme dans la vie de foi, le passé ne se reçoit qu’en vue du futur. On ne naît pas anarchiste, on le devient. C’est là l’anarchisme d’éveil, autre expression très suggestive pour un chrétien.
De l’anarchisme comme esthétique
S’agissant d’invention, de création, d’une société sans dominations, on suppose une détermination proprement esthétique de l’anarchisme politique. Cette autre ouverture possible du livre n’est pas celle d’une esthétique anarchiste, mais bien du caractère intrinsèquement esthétique de ce courant politique, dont il est juste de dire qu’il est autant un style et une méthode qu’un ensemble d’idées politiques. Cette question va plus loin que celle du représentable et de l’irreprésentable. Elle pose l’anarchisme comme art, art de vive ensemble, si l’on veut, où le rapport au monde et aux autres ne serait plus ordonné à l’usage et à ses garde-fous, mais à la jouissance partagée, selon la distinction augustinienne.
Va à mon sens dans cette direction, une observation développée dans le premier chapitre sur la propension des anarchistes à préférer la géographie à l’histoire, à la différence des marxistes. Cette remarque est loin d’être anodine. À l’ordre chronologique, vertical, des causes et des effets, des prévisions, des programmes et des promesses (évidemment idéales et donc intenables), les anarchistes préfèrent l’ordre spatial, horizontal, de l’aléatoire, des différences, des cohabitations, où la seule chose qui importe est d’inventer et réinventer la non-domination, dans le seul souci de sa viabilité concrète, paysage après paysage, comme on invente une œuvre commune.
Il y aurait un retard de la philosophie sur la géographie, un retard de la technique politique sur l’esthétique politique, comme il y a retard de la pensée sur les corps.De fait, nos corps et nos désirs, spontanément créatifs, sont moins lourds que nos pensées. Avoir composé la conclusion du livre de nombreux paragraphes successifs de quelques phrases, plutôt qu’avoir proposé une synthèse unifiée, va dans le sens de cette légèreté et de cette spatialité voyageuse, qui donnent à penser de manière là encore très ouverte, plus qu’elles n’imposent leurs vues.
Jérôme Alexandre est un théologien catholique de sensibilité libertaire ; auteur notamment de La foi n’est pas ce que l’on croit (éditions Salvator, 2020).
1 Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Paris, PUF, 2022.
2 Voir aussi peu après la sortie du livre : « Au voleur ! », par Jérôme Alexandre, Grand Angle, 3 mars 2022.
Lecture de « Au voleur ! » de Catherine Malabou à partir de Levinas
Contribution au séminaire ETAPE du 17 mars 2023
Par Lucie Doublet
Dans Au voleur !, Catherine Malabou1 identifie une constellation de philosophes qui entretiennent un rapport ambigu à la notion d’anarchie : Schürmann, Levinas, Derrida, Foucault, Agamben et Rancière. Considérant le terme en son sens étymologique, celui d’an-archie comme absence de principe ou de fondement, tous y voit un opérateur de déconstruction, agissant à différents niveaux de leurs propres pensées : celui de l’ontologie chez Schürmann, de la morale chez Levinas, etc. Pourtant aucun de ces usages ne donne lieu de leur part à une considération politique de l’anarchie. Malabou souligne le paradoxe de ce moment philosophique, qui s’empare de la notion proudhonienne tout en oblitérant l’héritage des traditions révolutionnaires du XIXème. D’où le titre du livre, Au voleur !, puisque, dans cette récupération, Malabou aperçoit « une dissociation triple, qui procède à la fois d’un impensé, d’un vol et d’une dénégation ».
Son hypothèse permet une lecture originale et très complète de chacun des auteurs en question. En guise de prolongement, il me semble aussi intéressant de revenir sur un aspect de leurs pensées qui s’en trouve a priori discrédité. Outre l’ignorance et le déni, ces philosophes justifient philosophiquement leur rejet de l’anarchisme. Et leur reconnaissance par ailleurs d’une an-archie métaphysique les place dans une perspective d’autant plus intéressante, depuis laquelle ils sont peut-être en mesure d’interroger de manière pertinente la tradition anarchiste.
Éthique an-archique et État chez Levinas
Levinas, par exemple, introduit la notion d’anarchie quand il parle d’éthique, éthique qui revêt chez lui un sens bien particulier. Dans la rencontre avec le Visage d’autrui, le sujet se trouve investi d’une responsabilité infinie à son égard : « je suis responsable de tout, pour tous, et plus que les autres ». Le sujet ne vit plus à partir de soi, mais de son dévouement total envers l’Autre. C’est ce retournement du pour-soi en pour-autrui qui caractérise l’éthique levinassienne. Elle peut être qualifiée d’« anarchique » à plusieurs titres. D’abord parce qu’elle est dénuée de fondement : Levinas ne déduit pas la responsabilité d’un principe naturel, ni d’une loi de la raison. L’éthique est aussi sans limite : « plus je suis juste et plus je suis coupable ». On n’est jamais quitte de sa responsabilité. De ce fait, la responsabilité oblige, mais sans que l’obligation ne se fige dans la forme d’une prescription déterminée. Personne n’en énonce les contours, pas même l’Autre. Elle situe alors l’éthique hors de la logique archique, celle d’une obéissance conçue comme l’envers du commandement.
Quel est maintenant son rapport avec l’anarchisme politique ? Levinas dit : « La notion d’an-archie telle que nous l’introduisons […] précède le sens politique (ou anti-politique) qu’on lui prête populairement ». Elle le précède et même le contredit, puisque Levinas réaffirme sans cesse la nécessité de l’État. Comment le comprendre ? C’est que la situation de face-à-face, qui inspire la responsabilité, ne rend pas compte de la vie concrète des hommes. Cette vie est collective : en réalité, je ne suis jamais face à un Autre, mais au milieu des autres. Levinas parle du tiers pour désigner ceux qui ne sont ni moi, ni l’autre, mais les autres de l’autre. Or, si le sens de la responsabilité était simple dans le cas de la relation duelle (je dois tout à l’autre), il devient complexe et même contradictoire dans une situation de pluralité. En donnant tout à l’un, ne vais-je pas léser le tiers ? Comment peser mes devoirs envers les uns et les autres ? Et si l’Autre a lésé le tiers, lui dois-je encore quoi que ce soit ? Suis-je responsable pour lui face au tiers ? etc. L’investissement du sujet par l’anarchie éthique ne suffit pas à la vie collective, parce qu’elle ne répond pas à toutes ces conjonctures qui impliquent, en termes de responsabilité, une chose et son contraire. La présence du tiers nécessite le recours à une instance extérieure aux relations intersubjectives, une instance qui vienne trancher, délimiter les droits et les devoirs de chacun, relativiser la responsabilité, peser les torts, quantifier les réparations ; autrement dit une institution judiciaire. Dans cette configuration levinassienne, l’an-archie originaire justifie donc, paradoxalement peut-être, mais raisonnablement, la présence de l’État.
Questionner l’anarchisme à partir de Levinas
Bien que les analyses de Levinas soient critiquables sur plusieurs points, elles soulèvent une question à laquelle l’anarchisme gagnerait, je crois, à se confronter directement. Dans le dernier chapitre du livre, Malabou caractérise l’anarchisme par une forme de croyance :
« L’anarchisme, en dehors des anarchistes, personne n’y croit. Et cela parce que son idée – le non gouvernable – est imprésentable […]. Personne ne croit que les hommes peuvent vivre sans gouvernement ».
On peut distinguer deux propositions. D’abord, il s’agit de croire au non-gouvernable, malgré son caractère imprésentable. Levinas partage indéniablement cette croyance, puisque la responsabilité éthique est chez lui de cet ordre-là. Mais l’anarchisme auquel se réfère Malabou repose sur une autre affirmation, qui n’est pas contenue dans la première : il s’agit aussi de « croire que les hommes peuvent vivre sans gouvernement », c’est-à-dire que le non-gouvernable porte en lui un principe d’auto-organisation. C’est ce second point que Levinas interroge. Laissés à leur libre-cours, les non-gouvernables (puisqu’il y a sans doute plus d’une dimension anarchique de l’humain), peuvent-ils s’associer en un ordre harmonieux, ou du moins viable, témoignant d’une certaine consistance historique ? Les contradictions qui traversent la responsabilité donnent à penser l’inverse : la nature même du non-gouvernable nécessite le recours à un principe hétérogène, un principe de gouvernement. Le politique se trouverait alors confronté à une tâche que l’on pourrait qualifier de « tragique » : la tâche, à la fois impossible et nécessaire, de gouverner l’ingouvernable.
Il me semble que le propos de Levinas n’est pas réductible à un rejet idéologique de l’anarchisme. Au contraire, la manière dont il définit les enjeux du politique pourrait alimenter le renouvellement de cette tradition, l’invitant à interroger le postulat d’une harmonie spontanée des non-gouvernables.
Lucie Doublet est philosophe ; autrice d’Emmanuel Levinas et l’héritage de Karl Marx (éditions Otrante, 2021).
1 Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Paris, PUF, 2022.
Entre universel et singulier : l’individué
Contribution à la suite du séminaire ETAPE du 17 mars 2023
Par Catherine Malabou
La soirée du 17 mars dernier fut pour moi un événement mémorable. Après que Jérôme Alexandre, puis Lucie Doublet ont lu leurs textes, la discussion s’est engagée et a porté en grande partie sur Levinas (j’avais en face de moi de fins connaisseurs, Philippe Corcuff en particulier, il faut le dire !)
Tension universel/singulier
La question était de savoir comment il est possible d’être responsable — ce qui constitue, selon Levinas, une obéissance sans commandement — là où l’universalité de la loi (de type kantien) fait défaut et de ne pas s’enfermer dans la singularité solipsiste de la maxime individuelle (voilà ce que je pense devoir faire). Mais sans reconstituer non plus l’universel manquant sous la forme d’une autorité gouvernementale. Cette tension entre l’universel et le singulier était déjà bien visible dans les questions de Jérôme Alexandre et de Lucie Doublet. Je sélectionne ici deux passages de leurs textes respectifs (voir onglets) qui me semblent éloquents à cet égard :
Jérôme Alexandre : « Pour moi, le concept d’amour, qui implique l’abandon de l’ego au profit de l’autre, est ce qui éclaire le mieux la possibilité réelle du sans-domination, du non-gouvernable. L’amour, dans l’Évangile, n’est pas une affaire morale, une convenance entre humains qui veulent s’acheter la paix. Il est le nom de la viabilité politique de la non-domination, puisqu’il étend son bienfait aux ennemis eux-mêmes : « aimez vos ennemis ! ». Il y a trop souvent sous le mot « amour » de l’énergie agressive. Mais l’énergie régressive, dont il est question dans la conclusion du livre (« La pulsion anarchiste est une énergie régressive façonnée en dynamique d’avenir », p. 395), évoque la dépossession si chère aux mystiques chrétiens, qui est la condition bienfaitrice de l’amour, comme acceptation positive de la différence et de la liberté de tous.
Si Dieu est amour, comme le dit saint Jean, il ne peut plus être reçu comme le principe, l’autorité métaphysique et morale suprême, qui gouverne le monde, mais comme le principe sans principe, ce qu’est exactement l’amour, qui n’est ni une catégorie morale, ni une valeur, ni un commandement venu de l’autorité divine, mais une expérience vitale. Expérience veut dire : quelque chose qui ne se définit pas a priori comme l’application seconde d’un concept (comme la mise en pratique d’une théorie), mais qui se découvre seulement en le vivant ».
Lucie Doublet : « […] L’anarchisme auquel se réfère Malabou repose sur une autre affirmation […] : il s’agit aussi de « croire que les hommes peuvent vivre sans gouvernement« , c’est-à-dire que le non-gouvernable porte en lui un principe d’auto-organisation. C’est ce second point que Levinas interroge. Laissés à leur libre-cours, les non-gouvernables (puisqu’il y a sans doute plus d’une dimension anarchique de l’humain), peuvent-ils s’associer en un ordre harmonieux, ou du moins viable, témoignant d’une certaine consistance historique ? Les contradictions qui traversent la responsabilité donnent à penser l’inverse : la nature même du non-gouvernable nécessite le recours à un principe hétérogène, un principe de gouvernement. Le politique se trouverait alors confronté à une tâche que l’on pourrait qualifier de « tragique » : la tâche, à la fois impossible et nécessaire, de gouverner l’ingouvernable. »
Certes, Jérôme Alexandre ne se référait pas à Levinas en écrivant ces lignes, mais il me semble que les deux passages témoignent de la même tension à l’instant mentionnée, entre l’universel et le singulier. Ils évoquent tous deux la recherche d’un mode d’organisation qui, s’il n’est pas de l’ordre d’un gouvernement au sens archique du terme, n’en demeure pas moins un principe sans principe du vivre ensemble.
Anarchisme individualiste et anarchisme social : en partant de Bookchin
Il me semble que cette tension-là a toujours été, le drame, Lucie Doublet dirait la tragédie, de l’anarchisme. La séparation entre anarchisme individuel et anarchisme socialiste a toujours été en effet une véritable déchirure. C’est sans nul doute Murray Bookchin qui l’exprime le mieux :
« Depuis environ deux siècles, écrit-il, l’anarchisme, un corps très œcuménique d’idées anti-autoritaires, s’est développé dans la tension entre deux tendances fondamentalement contradictoires : un engagement personnaliste pour l’autonomie individuelle, et un engagement social pour la liberté sociale. Ces tendances n’ont en aucun cas été réconciliées dans l’histoire de la pensée libertaire. En effet, durant la majeure partie du siècle dernier, elles ont simplement coexisté au sein de l’anarchisme, tel un credo minimal d’opposition à l’État plutôt que comme un credo maximal articulant la forme de la nouvelle société devant être créée à sa place. »1
Si l’on peut contester la manière dont Bookchin présente cette tension sous la forme d’une dualité rigide, force est de constater qu’il pointe ici un nœud problématique fort, que l’on trouve à l’œuvre dès la lecture stirnerienne de Proudhon jusqu’au rejet post-anarchiste contemporain de l’anarchisme traditionnel. Il y aurait même contradiction, incompatibilité irrémédiable entre individualisme et socialisme ou individualisme et communisme libertaire. Les uns reprochent aux autres de n’être pas assez radicaux dans leur définition de la liberté. Il est étrange alors de voir que des désaccords surgissent quand il s’agit de classer les théoriciens de l’anarchisme dans l’une ou l’autre de ces catégories. Ainsi par exemple, Bookchin considère-t-il Pierre-Joseph Proudhon comme un individualiste : « la célèbre déclaration de Proudhon selon laquelle « quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran : je le déclare mon ennemi » penche fortement vers une liberté personnaliste et négative qui éclipse son opposition à des institutions sociales oppressives ainsi que la vision de la société anarchiste qu’il imaginait ». La vision politique de Proudhon, axée sur la « mutuellité », organisée selon des contrats, des coopératives et des communes, « manque de profondeur » dans la mesure où « les communes restent liées entre elles par des termes contractuels bourgeois plutôt que par des termes communistes de capacité et de besoin. »2 Or l’on sait que Max Stirner, dans L’Unique et sa propriété [1844], affirme au contraire que Proudhon n’a rien compris au Moi, ni donc par conséquent à l’individualisme.
Selon Bookchin, l’émergence de l’anarchisme comme mouvement constitué à la fin du XIXe siècle était en passe de résoudre le problème en minimisant, marginalisant, extranéisant l’individualisme. D’abord, avec Pierre Kropotkine et Mikhaïl Bakounine, « qui défendaient des vues collectivistes » et soulignaient « la priorité du social sur l’individu ». Puis, « avec l’émergence du syndicalisme anarchiste et du communisme libertaire à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le besoin de mettre un terme à la tension entre les tendances individualistes et collectivistes devint essentiellement une simple discussion. L’individualisme anarchiste était largement marginalisé par les mouvements de masse des travailleurs socialistes, dont les anarchistes ne se considéraient que comme l’aile gauche. » Enfin, durant la Guerre d’Espagne, « les syndicalistes et communistes anarchistes considéraient que l’individualisme anarchiste était d’un exotisme petit bourgeois »3.
Le problème est que les limites entre individualisme et collectivisme sont toujours restées poreuses. On peut se demander par exemple pourquoi Emma Goldman, figure anarchiste particulièrement marquante de ces années, amie de Kropotkine et des anarchistes espagnols, a été longtemps considérée comme une anarchiste individualiste, jusqu’à ce que certains historiens dénoncent récemment le caractère inepte de cette appellation. « Au printemps 1918, lit-on dans un article récent sur Goldman et la Révolution russe, la question des relations avec les bolcheviks a fortement polarisé le milieu anarchiste (déjà historiquement divisé en pan-anarchistes, anarchistes individualistes, anarcho-syndicalistes et anarcho-communistes), dont les démarcations sont également difficiles à définir. »4
« Anarchiste » ou « libertaire », entre Déjacque et Proudhon ?
Qui est le plus libre ? Quelle est l’anarchisme le plus libre ? L’anarchiste le plus libre ? En 1857, Joseph Déjacque, ouvrier poète, militant présenté comme « anarchiste intransigeant », défenseur de la « liberté la plus complète », ressent la nécessité de créer un nouveau néologisme, qui vient redoubler celui d’« anarchisme », comme pour le renforcer et s’en démarquer à la fois, au nom de la liberté précisément, le néologisme libertaire. Ce mot fut employé pour la première fois en 1857, alors que Déjacque se trouvait à La Nouvelle Orléans (un an avant qu’il ne fonde le journal Le Libertaire à New York en 1858 et qu’il dirigea pendant trois ans, jusqu’à son retour en Europe en 1861). Il apparut « à l’occasion d’un pamphlet de onze pages, De l’Etre humain mâle et femelle — Lettre à P.J. Proudhon, revendiquant, contre le conservatisme proudhonien, la libération des femmes et la liberté du désir. »5
Là encore, c’est l’individualisme conservateur et petit bourgeois de Proudhon qui est visé. Déjacque est souvent présenté lui aussi comme un pourfendeur de l’individualisme : « il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’homme seul » en dehors de la conscience malheureuse des ouvriers entretenue par le capitalisme6. En même temps, le libertaire est hors de cette division :
« Le Libertaire […] est l’ennemi des bornes : bornes-frontières des nations, propriété d’État ; bornes-frontières des champs, des maisons, des ateliers, propriété particulière ; bornes-frontières de la famille, propriété maritale et paternelle. »7, bornes frontières de l’opposition elle-même. Ce à quoi Proudhon répond immédiatement : « Tandis que l’utopie communiste a encore ses praticiens, l’utopie des libertaires n’a pu recevoir le moindre commencement d’exécution. »8
Là aussi, libertaire a fini par désigner aussi bien une forme de collectivisme, le communisme libertaire par exemple, qu’une forme extrême de liberté individuelle. La définition du dictionnaire dit : « en théorie comme en pratique va le plus loin possible dans le sens de la liberté individuelle absolue; qui est inspiré par ou qui se réclame d’un idéal ou d’une doctrine de liberté absolue. »
Alors « libertaire » est-il plus radical qu’« anarchiste » ? Sont-ils au contraire parfaitement synonymes, comme l’affirme Daniel Colson ?
Individuation anarchiste, avec Kropotkine
L’exemple de Kropotkine peut peut-être nous éclairer. Si son engagement collectiviste ne fait pas de doute, il n’est pas néanmoins séparable d’une redéfinition de l’individualisme :
« Ce qu’on a appelé jusqu’à ce jour « individualisme« , écrit-il, n’a été que du bête égoïsme qui mène à l’amoindrissement de l’individu. Bête, parce qu’il n’était pas de l’individualisme du tout. II ne menait pas à ce que l’on avait posé comme but: le développement complet, large, le plus parfait atteignable de l’individualité. Personne, sauf Ibsen, n’a su, ce me semble, s’élever à la conception du vrai individualisme ; et lui encore, l’ayant entrevu par une vision du génie, n’est pas parvenu à l’exprimer de façon à se faire comprendre. Tout de même il y a dans Ibsen une certaine vision de l’individualisme à venir, que j’entrevois, et qui sera la supérieure affirmation de l’individualité – tout aussi différente de l’individualisme misanthrope bourgeois que du communisme chrétien, et également hostile à l’un et l’autre, puisque l’un et l’autre sont l’obstacle au plein développement de l’individualité. »9
Le refus de la discipline de parti telle qu’elle règne au sein du parti communiste, le refus d’une quelconque idée de « dictature » du prolétariat ne peuvent ainsi pas se comprendre sans une certaine référence à ce que Kropotkine appelle l’ « individualité », comprise comme processus, plutôt que l’individualisme ? On voit bien que l’enjeu, pour l’anarchisme naissant, est de tenir le milieu entre l’individualisme bourgeois et le communisme d’obédience marxiste, mais ce « milieu » est fluctuant, qui met l’anarchisme en constante tension avec lui-même. L’individualisme comme processus individué est une individuation qui, paradoxalement, aboutit à la formation d’un réseau de connections, tout comme l’entraide, dans le monde naturel, est développement de racines sociales à partir d’une solitude absolue. Racines qui sont en germe dans la solitude elle-même. Alors je ne sais pas si l’on peut appeler amour ou gouvernement cette poussée des racines de l’individuation sociale. Mais ce qui est sûr est qu’elles sont les ennemies de toute forme de subordination.
Catherine Malabou est universitaire, philosophe, féministe et anarchiste. Elle a enseigné à l’Université Paris Nanterre, et enseigne aujourd’hui à l’Université Kingston (Grande-Bretagne) et à l’Université de Californie à Irvine (USA). Elle est autrice, entre autres, de L’avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique (Librairie philosophique J. Vrin, 1996, sa thèse), La Contre-allée (avec Jacques Derrida, La Quinzaine littéraire, 1999), Changer de différence. Le féminin et la question philosophique (Galilée, 2009), Sois mon corps (avec Judith Butler, Bayard, 2010), Métamorphoses de l’intelligence (PUF, 2017 ; réédition collection « Quadrige » en 2021), Le plaisir effacé. Clitoris et pensée (Payot & Rivages, 2020) et Au voleur ! Anarchisme et philosophie (PUF, 2022).
1 Murray Bookchin, Anarchisme social ou anarchisme mode de vie. Un abîme infranchissable [1e éd. : 1995], chapitre 1, en ligne sur Bibliothèque anarchiste.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Mario, « Réponse tardive à une anarchiste révolutionnaire Emma Goldman et la Révolution russe », Revue Internationale, n° 160, 2018, note 40.
5 Dans Valentin Pelosse, « Joseph Déjacque et la création du néologisme « libertaire » (1857) », paru initialement dans Economies et Sociétés, tome VI, n° 12, décembre 1972 ; en ligne, p. 1.
6 Joseph Déjacque, « Les Idées », n° 18, 26 octobre 1851, cité dans Valentin Pelosse, ibid., p. 7.
7 Joseph Déjacque, Le Libertaire, no 1, 9 juin 1858.
8 Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Église [1e éd. : 1858], repris dans Proudhon, Justice et Liberté, textes choisis et présentés par Jacques Muglioni, Paris, PUF, collection « Les grands textes », 1962, p. 92.
Au voleur ! Et après ?
Par Georges Serein
Le mouvement anarchiste est constitué de multiples interventions diversement motivées. Pourtant, il y a des constantes : une revendication autonome et libertaire ; une action individuelle et/ou collective découlant de cette revendication.
L’autonomie de décision s’oppose à l’embrigadement que ce soit au service du prince ou au service de ceux qui voudraient prendre sa place. Elle fonde un autre mode d’organisation de la société. Le caractère libertaire de la revendication qui lui est attaché vise quant à lui à poursuivre un but d’émancipation individuelle et collective.
L’histoire du mouvement libertaire a été identifiée il y a un siècle comme étant composée de trois courants : individualistes, syndicalistes et communistes. Si cela correspondait à une réalité à cette époque, transposer aujourd’hui cette analyse ne correspond pas autant à la réalité d’un mouvement considéré dans sa globalité mais bien plutôt au ressassement de ce qui est devenu un cliché en partie périmé. Ce mouvement n’est plus constitué de militants politiques au sens traditionnel du terme mais d’acteurs d’une transformation immédiate du quotidien sous ses aspects sociaux et environnementaux ou de résistance à sa transformation sous l’emprise du néolibéralisme.
On remarque depuis quelques années des clivages au sein des organisations libertaires qui ne sont plus les mêmes qu’autrefois. En schématisant à peine, on peut voir une opposition entre « anciens » et « modernes », ces derniers reprenant des éléments de la philosophie du XXe siècle comme la déconstruction, souvent intégrée via le féminisme, les luttes intersectionnelles, LGBT+, etc. Les « anciens » voient dans cette évolution une sorte de perversion détournant de l’essentiel qui doit rester la lutte des classes1. Pourtant, à lire et écouter les protagonistes, les choses ne sont pas si évidentes, mais, comme bien souvent, tout se passe comme si une certaine inertie empêchait la catalyse… En effet, la place des femmes dans le mouvement libertaire a évolué depuis un siècle, et pas seulement sous l’influence de militantes, dont certaines ont eu du mal à intégrer le fait que les femmes puissent avoir un rôle autre que subalterne.
La tradition a peur d’être vivante, chez les libertaires comme partout. Elle tend à se scléroser et ne pas tolérer la « nouveauté ». Pourtant, une évolution est en cours, et ce n’est pas un hasard. Il y a quelques années sur Grand Angle, s’inspirant d’études réalisées au Canada, Irène Pereira évoquait l’anti-opression comme un courant de l’anarchisme ayant pris sa naissance dans les années 19902.
C’est après une trentaine d’années d’évolution de la pensée libertaire, qu’à paru l’an passé le livre Au voleur ! Anarchisme et philosophie de Catherine Malabou (PUF, 2022). Il arrive opportunément, car il revient à une philologie de l’anarchie et en explicite les bases philosophiques dans un contexte de questionnements divers parmi les anarchistes. On peut même voir dans Au voleur ! une refondation philosophique de l’anarchisme. Il constitue à tout le moins une sorte de dépoussiérage et, au-delà, il inscrit l’anarchie dans l’actualité de la pensée philosophique. C’est pourquoi il aurait dut être accueilli avec davantage d’enthousiasme, même si c’est avec des filtres critiques variables selon les sensibilités et les cheminements de chacun.e, par les milieux libertaires organisés, qui ont manqué là une occasion de réinventions intellectuelles via le dialogue avec la philosophie.
D’une lecture difficile pour les non philosophes, la promotion de cette belle entreprise nécessiterait probablement une version plus abordable à destination d’un public plus large.
Georges Serein est militant de la Fédération Anarchiste.
1 Certains des « anciens » ont pu s’appuyer, par exemple, sur la lecture de Le Désert de la critique, déconstruction et politique de Renaud Garcia, L’échappée. Paris, 2015.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.