18 mai 2020
Faire la vaisselle, est-ce un projet anarchiste ? Et l’apiculture ?
Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »
Par Charles Macdonald
Comme tout le monde, les huit semaines de confinement m’ont donné le temps de penser. Trop. L’attention incessante aux bruits du monde extérieur livré à la peste, par voie de téléphone, télévision, journaux, internet, mails, radio… la lecture de mon courrier tôt le matin, suivi de la matinale du Monde suivi du New York times, suivi du New Yorker, suivi de l’écoute de France Info, puis de France Inter, etc. Et encore le soir sur Arte, France 2, Euronews, BBC, la Cinq… Et j’en passe, comme les discussions sur plusieurs sites tels « Ni dieu ni maître » ou « Anthropologie et Ethnologie »….Bref, je sors très fatigué de cette période de vacuité assourdissante. Et donc. Quoi ? Des questions, des tas de questions. Mais les réponses ?
Voici que Philippe Corcuff m’envoie une invitation à composer ma petite chanson sur l’air connu Des composantes existentielles de l’engagement libertaire, invitation assortie de textes où figurent Camus et Jésus-Christ. C’est bien réjouissant. Je vais donc tel Montaigne parler de moi-même, sachant que le « je » n’est ni haïssable, ni admirable, juste entre les deux. En outre, l’existentiel des autres m’est inconnu.
J’ai toujours pensé que Wilhelm Reich dans un de ses bouquins (sauf erreur) avait dit un truc absolument magnifique et totalement juste. La vie humaine a trois fondements, disait-il, l’amour, le travail et la connaissance. Pour ma part, je remplacerais le mot « amour », galvaudé et avec des relents de bénitier, par un syntagme à la mode mais que j’utilise depuis longtemps, « le souci de l’autre ». Idem pour « travail » que je remplace par « activité » et même activité « créatrice ». En fait, c’est assez miraculeux car c’est la recette du bonheur, en tout cas du mien. Je me suis soucié de mes amis, camarades, enfants, petits-enfants (en admirant grâce à WhatsApp des centaines de photos de mes petites-filles), compagne (avec laquelle j’ai eu de brèves et habituelles disputes)… J’ai eu des activités créatrices (étudié l’histoire de la famille, fabriqué une cabane pour mes petits-enfants, préparé des sauces à spaghettis). J’ai augmenté mes connaissances (en écoutant des podcasts du Collège de France, en regardant un documentaire sur les arbres et la magnifique série sur Homo sapiens diffusé par Arte). Au final, je suis assez heureux. Mais quid de l’anarchisme ?
Je souhaiterais qu’une philosophie libertaire et/ou anarchiste me donne raison. Qu’une activité créatrice est non seulement profondément satisfaisante, réalise une sorte de programme humain fondateur, mais aussi fait partie du projet social et politique de cette philosophie. Mais qu’est-ce qu’une activité « créatrice » ? Prenons l’exemple de la vaisselle, une de mes activités préférées mais que ma femme et la machine à laver la vaisselle m’interdisent le plus souvent. En quoi est-elle créatrice ? Eh bien, d’ordre, de propreté, de confort, finalement de bien-être pour moi et les autres. Cela me permet de vivre dans une cuisine débarrassée de germes, dans un cosmos domestique apaisé. Donc pas besoin de peindre le plafond de la Chapelle Sixtine ou d’inventer la théorie de la relativité pour avoir une activité créatrice. Que dire maintenant de la plonge dans un restaurant ? Faire la vaisselle pendant douze heures pour être payé juste de quoi dormir dans un meublé sordide ? L’activité créatrice devient une activité d’asservissement et d’humiliation. Défendre l’activité créatrice, c’est aussi défendre ses conditions d’existence. Être infirmier ou infirmière sous-payé en œuvrant sans relâche au bien des autres sans les moyens hospitaliers nécessaires, sans reconnaissance sociale, a pour résultat qu’une des activités les plus créatrices au monde (le soin de la vie des autres) devienne un « travail » aliénant.
Passons maintenant à l’apiculture. Il m’a été dit que l’être vivant le plus précieux au monde et le plus menacé était l’abeille, genre qui comportait de nombreuses espèces, parmi lesquelles Apis mellifera, espèces qui produisent une substance miraculeuse appelée « miel » et qui accessoirement permettent aux plantes de se reproduire par pollinisation. Tout cela est bien connu. Sans abeille, plus de fleurs, plus de miel.
Il se trouve que je participe à quelques-unes des activités d’une petite Association qui se nomme « Carrefour Citoyen », sise dans la commune où je réside. Ce groupe est composé disons d’écolos de gauche, mais n’est affilié à aucun parti. Nos discussions par voie électronique ont porté sur ce que nous voudrions faire ou voire faire dans l’Après. Comme nous sommes dans une commune en partie rurale ou semi-urbaine, que nous sommes entourés de champs et de forêts, il m’a paru intéressant de suggérer une activité créatrice un peu bucolique comme l’apiculture. Maintenant, suivez mon raisonnement. L’apiculture suppose évidemment que l’on élève et protège ces merveilleuses polinisatrices ailées et melliférantes et que, par suite, on s’oppose à l’usage de pesticides qui justement sont une des causes principales de l’extinction de ces précieuses créatures. Or on fait là de la défense de l’environnement, ce qui est précisément l’un des grands sujets de préoccupation de notre petit groupe. Donc on peut relier le local (mettre plus de ruches sur notre territoire) au national (la défense de l’environnement). Brillant n’est-ce pas ?
Dans le même temps toutefois, je souhaitais faire acte de militant anarchiste et je me posais la question : en quoi l’apiculture peut-elle être considérée comme une activité anarchiste ? Je viens de la poser à deux camarades militants libertaires très engagés depuis longtemps dans la Cause. Leur réponse m’a profondément réjoui en apaisant mes doutes. Oui, m’ont-ils répondu, pourquoi pas ? Oui, avoir une initiative librement choisie et productrice non pas seulement d’un profit individuel mais d’un bien général (ici c’est moi qui interprète) peut être considéré comme une activité anarchiste. Après tout, ces ruches on va les installer nous-mêmes ou aider à les installer. On ne va pas demander l’aide de l’État. Et ce miel on va pouvoir se le partager. Et puis les fleurs de ceux qui ne pensent pas comme nous seront elles aussi pollinisées par nos hyménoptères. On va créer une richesse, avec de la connaissance et de l’amour, on va avoir une activité créatrice commune. On se fera piquer ensemble. Nous sommes donc des anarchistes.
Mais je dois au lecteur un devoir d’intégrité intellectuelle qui fait tant défaut à nos poseurs académiques. Il y a une raison profonde, déterminante et secrète à mon intérêt pour l’apiculture. Elle n’est pas idéologiquement très élevée.
J’adore le miel.
Charles Macdonald
17 mai 2020
Charles Macdonald est anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est notamment l’auteur de L’ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie (Paris, Editions Petra, 2018, https://www.editionspetra.fr/livres/lordre-contre-lharmonie-anthropologie-de-lanarchie).
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