18 juin 2020
Itinéraire d’un libertaire solidaire
Dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire »
Par Éric Dacheux
On ne naît pas libertaire, on le devient. Il faut un lent travail réflexif pour qu’un ovule fécondé par un spermatozoïde zélé soit, un jour, sollicité par Philippe Corcuff pour témoigner de la composante existentielle de l’engagement libertaire. Comment finit-on par se définir libertaire dans un pays démocratique ayant guillotiné un roi pour mieux s’agenouiller, quelques années plus tard, devant un empereur ? C’est la réponse que je vais tenter d’apporter dans ce texte auto-réflexif. Dans les lignes qui suivent, je vais m’efforcer de trouver, dans mon parcours, les éléments qui ont pu jouer dans la lente évolution souterraine qui m’a amené à me dire, une après-midi pluvieuse de mars 2013 : tiens, mais c’est vrai, au fond, je suis un libertaire. Un libertaire solidaire !
Pour faciliter la lecture de ceux qui trouveraient un intérêt à cet exercice introspectif qui flirte dangereusement avec le narcissisme, je diviserai cette reconstruction, partielle et totalement à décharge, en deux blocs d’existence très différents. Le premier s’efforce de rendre compte – avec honnêteté, mais sans trop de distance critique ou d’examen psychanalytique – ce qui relève de l’enfance, de l’adolescence puis de l’adulescence. Le second présente, de manière plus stratégique, les éléments de mes recherches académiques qui m’ont conduit à affirmer publiquement mes positions libertaires.
I – Société tu m’auras pas ! : du bonheur d’avoir des parents militants au malheur d’Ours des montagnes
Comment être vacciné à vie contre l’envie d’être encarté dans un parti ? C’est très simple, il suffit d’avoir des parents qui, eux, possédaient la carte d’un parti. Une maman socialiste et un papa communiste dans mon cas. Certes, arracher les affiches des adversaires sous l’œil bienveillant de ses parents et coller, pile à l’endroit où est écrit « défense d’afficher », les têtes des futurs perdants sont des vrais moments de joie enfantine, mais les disputes politiques permanentes du couple et, surtout, le formidable gaspillage d’énergie dans les luttes internes d’appareil, m’ont vacciné à tout jamais contre l’idée de payer chaque année ma cotisation à un parti. Plus positivement, ces valeurs militantes familiales ont très tôt inculqué, chez moi, l’idée que le clivage gauche/droite n’était pas un clivage égalité/liberté, mais lutte contre l’injustice/justification des inégalités. Pour le dire autrement, je n’ai jamais assimilé la liberté à une valeur de droite.
À l’adolescence, une découverte intellectuelle fondamentale : la non-violence. Non pas l’idée pacifiste que l’on s’en fait : tendre la joue gauche quand on a été giflé sur la joue droite, mais celle guerrière d’un Gandhi et d’un Lanza del Vasto. La non-violence est une arme de combat : en prendre plein la gueule, pour provoquer la sympathie de l’opinion publique. Ne pas avoir peur de provoquer l’oppresseur, pour rendre visible la violence de l’oppression. Avec Gandhi, j’ai aussi découvert Thoreau et la désobéissance civile et, surtout, La Boétie et la servitude volontaire. Le pouvoir n’est pas uniquement une domination brutale, c’est l’acceptation d’une relation asymétrique. Il suffit de ne pas obéir, pour commencer à s’émanciper. Savoir dire non est le premier pas vers la liberté. Simplement, c’est souvent plus facile de se soumettre, plus confortable et plus lâche de dire oui. Vision confirmée, bien plus tard, par mes lectures de l’expérience de Milgram et les analyses éclairantes de la mauvaise foi par Jean-Paul Sartre.
Dieu n’est pas mort. Il n’existe pas. Pour moi en tout cas. Libre à chacun, qu’il soit anarchiste ou pas, de penser le contraire. Pourtant, j’ai été élevé dans la religion catholique (baptême, communion, etc.) et marqué par l’évangile (il est plus difficile à un riche d’accéder au paradis qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille), mais j’ai toujours, d’aussi loin que je me souvienne, considéré comme inadmissible que quiconque demande de s’agenouiller devant lui pour lui rendre hommage. Surtout, je n’ai jamais cru qu’il y avait quelque chose après rien. Pas de vie après la mort. Tout se joue, tout se perd, ici et maintenant. Ce n’est pas tragique. C’est même profondément joyeux : vivre chaque seconde avec intensité car elle est peut-être la dernière….
Camus ? J’ai lu, moi aussi, mais pas L’Homme révolté. La peste, L’étranger, Le mythe de Sisyphe. Quand j’ai lu tout cela, ado, contraint et forcé par l’éducation nationale, je n’ai pas compris grand-chose. Par contre, une phrase, une seule, m’a frappé : vivre ce n’est jamais se résigner. Une invitation permanente à ne pas renoncer à rendre le monde meilleur. À cette époque adolescente, où l’on passe son temps à se chercher sans se trouver, j’ai adoré Boris Vian : le monde est absurde et c’est violent, mais aussi très beau parfois, en tout cas plein d’énergie. J’ai aussi était marqué par la lecture de mon premier auteur anarchiste, William Godwin : l’homme est perfectible. Ce qui veut dire, pour moi, deux choses essentielles : un, la perfection n’est pas de ce monde, du coup ce qui compte ce n’est pas de réussir parfaitement mais de faire du mieux qu’on peut ; deux, on peut toujours faire mieux. Ne jamais se reposer sur ces acquis, toujours chercher à être plus libre.
En dehors de ces lectures adolescentes, ce qui a beaucoup contribué, avec le recul, à ma formation intellectuelle, c’est la chanson française et le cinéma. Boris Vian, encore (Le déserteur, à mon époque, il y avait encore cette absurdité que l’on nommait « service militaire »), Léo Ferré (C’est extra), Francis Lalanne (qui n’était pas encore Gilet jaune mais qui chantait : Mes mains de chômeurs, « La première fois qu’on m’a dit je t’aime, c’est un mec qui me l’a dit ») et Renaud. Le Renaud poète de Dans la tire à Dédé, et le Renaud révolté d’Hexagone (« si le roi des cons perdait son trône, il y aurait 60 millions de prétendants ») et de Société tu m’auras pas (c’est plutôt l’alcool qui l’a eu). Parmi les films vus, sur la télé à trois chaînes de l’époque, deux m’ont marqué à vie. Le premier est The Blues Brothers : quand on croit à une cause (sauver l’orphelinat qui vous a permis de devenir homme), il est juste de ne pas se soumettre à la loi, quitte à en payer le prix (dans la dernière scène, les deux héros chantent du Elvis Presley en prison). Le second est Little Big Man. Un dynamitage joyeux du film de western, une critique fantastique de l’assignation identitaire : passant constamment du monde des blancs au monde des Cheyennes, le héros finit par renoncer à se venger de celui qui a assassiné sa famille et doit la vie à son frère ennemi, un indien contraire (qui fait tout à l’envers, se laver avec du sable par exemple), Ours des montagnes, qui le sauve afin de pouvoir, ultérieurement, le tuer, ce qu’il ne fera finalement pas. La vie n’est pas toujours bien faite…
La fiction est donc une composante existentielle clé. Une autre composante, pas toujours explicitée, est la découverte du hors soi. Il s’agit de l’apprentissage irrégulier d’une liberté singulière : se libérer de la conscience de soi, pour explorer le sensible inconscient. C’est la découverte essentielle de l’adulescence qui, pour moi, se déroulait, fin des années quatre-vingt début des années quatre-vingt dix en fac (sciences économiques à Clermont-Ferrand, puis sciences de l’information et de la communication à Rennes). Ces années furent donc celles de la découverte de l’alcool et de la marijuana. Être ensemble pour s’explorer. Se défoncer pour se comprendre. Se couper du monde pour mieux le découvrir. Sortir de soi sans pour autant devenir étranger à soi-même. Des expériences intenses qui font du bien au moi, mais très mal à la tête et à l’estomac ! Des expériences qui, surtout, poussent à comprendre qu’être libre ce n’est pas s’aliéner à ces plaisirs illicites mais obéir à sa loi, se libérer par la substance sans jamais devenir prisonnier de la substance censée libérer. Au fond, seule la volonté de se libérer libère.
II – L’anarchie : l’horizon de la démocratie
Pour de nombreux anarchistes, la démocratie est un piège à cons. Si je souscris à leurs critiques de la démocratie représentative, je pense, au contraire, que la démocratie est en affinité profonde avec l’anarchie, car la démocratie est autonomie. Avec Cornelius Castoriadis, je considère que la démocratie est un mode de vivre ensemble où les hommes auto-définissent les lois qui les gouvernent. Pour le meilleur ou pour le pire, en démocratie, ce n’est pas Dieu, l’histoire ou les marchés qui édictent les lois qui soumettent les hommes, mais les hommes eux-mêmes qui délibèrent des lois qu’ils veulent suivre. Lois qu’ils ne cessent de faire et défaire, au risque de se saborder eux-mêmes. La démocratie n’est pas, dans cette perspective, une délégation de pouvoir à un personnel professionnalisé, c’est la possibilité dit John Dewey, pour toutes les personnes qui se sentent concernées par un problème, de le résoudre eux-mêmes collectivement. Or cette résolution collective, ce qu’il nomme l’enquête sociale, ne peut plus être consensuelle dans une société individualiste de masse, pluriculturelle, où les identités multiples et les visions du monde contradictoires s’entrechoquent. L’enquête sociale devient alors une construction raisonnée de désaccord.
Cette démocratie radicale est parfois à l’œuvre dans l’économie solidaire, ces initiatives citoyennes qui, à l’image des systèmes d’échanges locaux, des associations pour le maintien de l’agriculture paysannes ou des cafés associatifs, cherchent à démocratiser l’économie par un militantisme politique visant, dans une perspective pragmatique chère à Dewey, la congruence entre fins et moyens. L’étude de terrain de cette économie solidaire m’a donc conduit peu à peu (24 ans tout de même) vers deux évidences. Évidences partagées avec Daniel Goujon avec qui je mène ces recherches sur les rapports entre économie et démocratie. La première est que j’étais libertaire. Et oui, en 2013, à 46 ans donc – il n’est jamais trop tard pour bien faire parait-il ! – à l’occasion d’un essai de typologie des travaux sur l’économie solidaire, Daniel et moi avons fait le constat que nos travaux étaient très proches de la sensibilité libertaire des travaux de Bruno Frère et plus éloignés que nous le croyons de l’approche institutionnaliste de notre ami Jean-Louis Laville. La seconde évidence, qui s’est faite jour encore plus tard, est la suivante : sortir du capitalisme n’est possible qu’à la condition expresse de dépasser le libéralisme. Pas seulement, le libéralisme économique, mais aussi le libéralisme politique. La liberté est trop belle et trop précieuse pour qu’on la laisse aux seuls libéraux. Les libertés négatives défendues par les libéraux sont nécessaires mais insuffisantes : « Aucun homme ni aucun esprit n’ont jamais été émancipés par le simple fait d’être laissé en paix », remarque Dewey, qui insiste : « la tâche de la démocratie consiste pour toujours à créer une expérience plus libre et plus humaine que tous partagent et à laquelle tous contribuent . La démocratie est émancipation ou elle n’est pas.
La démocratie universitaire est-elle émancipatrice ? Hélas non ! Fils de militants n’ayant pas le bac, l’université m’a permis de prendre un ascenseur social qui tombe de plus en plus en panne. Du coup, j’ai mis longtemps avant de m’apercevoir que l’institution universitaire française n’était pas un espace de liberté au service de l’émancipation des étudiants, mais un lieu dédié au conformisme bien-pensant des enseignants-chercheurs. Ce prétendu lieu de sagesse, est en réalité, le lieu de fabrique d’une moraline (Nietzsche), qui doit à la morale ce que l’excitation sexuelle doit au préservatif usagé : rien ! Pire, alors que toutes les conditions sont réunies pour résister (salaire à vie, esprit critique, institutions démocratiques, etc.), l’université est le lieu où la lâcheté est érigée en norme attendue. J’ai écrit un texte à ce sujet : aucun commentaire. Lâcheté quand tu nous tiens… Ce conformisme, par réaction, m’a rendu plus individualiste, plus attaché encore à ma liberté de pensée, d’action, de paroles.
D’autant plus libertaire donc, que parallèlement à cette prise de conscience, j’ai eu le plaisir de diriger un séminaire d’épistémologie qui m’a donné l’occasion de me trouver en affinité profonde avec des auteurs comme Pierre Kropotkine, Paul Feyerabend et même, plus proche de moi, Dominique Wolton. Ces auteurs invitent, en effet, à l’indiscipline : sortir de sa discipline académique pour aller voir ailleurs ce que l’on ne voit plus chez soi. L’idée n’est pas de dire « Adieu à la raison », comme le préconise P. Feyerabend, mais d’essayer, plutôt, de réfléchir aux relations dialogiques (complémentaires, concurrentes et antagonistes) entre indiscipline et responsabilité. Indiscipline vis-à-vis de l’instrumentalisation de l’État et de l’utilitarisme de la techno-science comme le réclame Feyerabend, mais aussi responsabilité vis-à-vis des citoyens car la connaissance nourrit la réflexion critique et peut déboucher sur une nouvelle conception de la société comme l’indique Kropotkine.
Plus récemment, mes recherches sur l’incommunication nourrissent mes réflexions libertaires. L’incommunication n’est pas l’opposé de la communication, elle en est un élément constitutif. En effet, la plupart du temps, pour les différentes raisons énoncées par les chercheurs se réclamant de l’incommunication, nous ne comprenons l’autre que de manière imparfaite. L’incompréhension est la règle. Mais, loin de constituer un rocher de Sisyphe que nous portons à chaque rencontre, cette incompréhension est le moteur même de la communication. C’est parce que nous ne nous comprenons jamais tout à fait que nous continuons à rechercher l’intercompréhension. Sans incompréhension, pas de volonté de se comprendre ! L’incompréhension est le moteur de la communication. Dès lors, il n’y pas de règles pour se comprendre, pas de bonne distance entre le même qui est en l’autre et l’autre qui est en nous-même. La communication n’est pas la science du transfert d’information sans perte de signification, c’est, au contraire, l’art incertain d’une co-construction sensible d’un sens qui nous échappe sans cesse. Dès lors, l’incommunication n’est pas la face sombre de la lune communicationnelle. C’est, plutôt, la part lumineuse qui, nous permettant d’échapper à la transparence totale et nous renvoyant sans cesse à nos connaissances incertaines sur nos identités multiples, nous permet d’être libres. Plus précisément, nous permet d’échapper à ses réseaux de coerséduction qui, de la maternelle à la fac en passant par les médias et les entreprises, cherchent à nous imposer un sens unique à la vie.
Au fond, pour moi, face à la vision capitaliste du monde, face à cette idéologie nourrit d’hubris qui pense que chaque homme est fait d’un modèle unique (une monade rationnelle et égoïste), utopie solidaire et utopie libertaire se rejoignent. J’entends par utopie la conjugaison de deux choses que l’on oppose parfois mais qui, dans les initiatives solidaires comme dans les collectifs libertaires, se nourrissent l’une l’autre : un projet politique mobilisateur qui se veut émancipateur et prône, dans l’espace public, une rupture radicale de l’existant ; une expérimentation sociale qui s’inscrit dans la chair du monde guidée par un idéal. On retrouve là, la définition que Dewey donne de l’enquête sociale : un processus récursif qui ne sépare pas la fin (l’idéal) des moyens (la praxis), une recherche-action qui place au cœur de son déroulement une auto-évaluation continue. « L’utopie n’est pas le bout du chemin, elle est le chemin. », précise Martin Buber.
Pour un engagement libertaire, non violent, démocratique et hédonique
La liberté n’est pas triste. Je ne sais pas si elle est une envie, une révolte, un désir ou une foi, ce que je sais c’est qu’elle fait du bien. Beaucoup de bien. Mon engagement libertaire n’est ni chrétien, ni révolté, ni mélancolique. Il est :
1 – Non violent. En rupture avec une tradition anarchiste ancienne, mais aussi en opposition avec une sensibilité séduite par les potentialités du numérique, ma non-violence est une non-violence de combat qui a le courage de mettre en jeu son intégrité physique dans l’espace public.
2 – Démocratique. Il faut dépasser ce système politique professionnalisé qui fait le jeu de l’extrême droite, sans pour autant jeter le bébé démocratique avec les eaux usées de la représentation. Je plaide pour une démocratie radicale et conflictuelle qui respecte le droit de chacun de ne pas participer, mais qui donne à tous les moyens concrets de prendre part à la délibération conduisant à la résolutions des problèmes qui les concernent. Ce qui se fait sans les citoyens se fait contre eux.
3 – Hédonique. La vie est trop courte pour se faire chier à longueur de journée. Je promeus un hédonisme individuel qui repose sur le plaisir des sens et de leurs dérèglements contrôlés. Un hédonisme qui peut s’épanouir au travail comme dans la paresse, un hédonisme où la jouissance n’est ni un but sacré ni une performance obligatoire, mais une possibilité agréable. Un hédonisme collégial aussi, qui puise dans les fêtes collectives présentes l’énergie militantes d’inventer le monde de demain en tenant compte des leçons du passé.
Comme le proclame joliment l’écrivaine Frédérique Vianlatte : « Jouir c’est vivre, vivre c’est résister ».
Éric Dacheux
11 juin 2020
Éric Dacheux est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication (Université Clermont Auvergne). Il a fondé le laboratoire communication et solidarité (EA 4647). Dernier livre paru, écrit avec Daniel Goujon : Défaire le capitalisme, refaire la démocratie. Les enjeux du délibéralisme, Toulouse, Editions érès, 2020.
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