22 janvier 2017
La démocratie, entre la radicalité de Dewey et les expériences paysannes
Contribution au séminaire ETAPE n°24, « John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires », 10 juin 2016
Par Joëlle Zask
1 – La démocratie radicale chez John Dewey (1859-1952)
« … la démocratie n’est pas seulement dans les fins que même les dictatures revendiquent aujourd’hui comme les leurs : la sécurité des individus et l’égalité d’opportunité quant au développement de leur personnalité. Elle signifie aussi qu’une priorité absolue est donnée aux moyens par lesquels atteindre ces fins. Les moyens sur lesquels elle repose consistent dans l’activité volontaire des individus, par opposition à toute coercition ; dans l’assentiment et le consentement, par opposition à la violence ; dans la force d’une organisation intelligente, par opposition à l’organisation imposée de l’extérieur et d’en haut. Le principe fondamental de la démocratie est que les fins de liberté et d’individualité pour tous ne peuvent être atteintes que par des moyens en accord avec ces fins. » John Dewey, « La démocratie est radicale », 19371.
Aujourd’hui, de nombreux textes paraissent sur la démocratie radicale, en faveur d’une participation politique des citoyens plus effective que celle que nous connaissons. La démocratie dite participative en est la forme la plus aboutie. La particularité du point de vue Dewey sur la démocratie radicale, outre son antériorité qui en fait un pionnier, tient à deux aspects ailleurs fort peu développés : le premier est la continuité entre les activités individuelles et les activités sociales, entre le privé et le public, entre le social et le politique. Cette continuité, souvent en défaut, et que l’action politique a pour but de restaurer, est un idéal à décliner dans chaque domaine de l’existence. Quant au second, il s’agit de l’idée que la démocratie « radicale » ne dépend ni des fins visées, ni des moyens utilisés, mais d’une articulation telle qu’ils sont placés sous le contrôle les uns des autres. Contre à la foi un « absolutisme » qui postule des fins « finales » et un mécanisme déterministe à l’égard duquel tout est moyen, Dewey s’intéresse là encore à leur mise en continuité : l’accord entre les moyens et les fins constitue le cœur du pragmatisme donc il faut dire quelques mots pour commencer.
Se préoccuper des conséquences
1 — Premièrement, le pragmatisme de Dewey comme des autres fondateurs, Peirce et James, opère un changement de perspective dans l’histoire la philosophie mais aussi dans l’histoire des représentations culturelles : au lieu de se focaliser sur l’origine ou la cause des phénomènes afin de les comprendre (cognition), de les provoquer (action) ou de les juger (morale), il développe une attention pour les conséquences, les effets, les résultats. C’est dire que le pragmatisme s’inquiète des corrélations empiriquement établies ou rationnellement imaginables entre des moyens pour réaliser telle ou telle activité et les fins qui sont effectivement atteintes.
Cette perspective modifie le rapport moyen-fin et la signification de chacun des deux termes. Reliée aux moyens, une fin ne peut être qu’une « fin en vue », et non une fin ultime, fixe, finale, « en soi ». Selon les activités, elle joue le rôle de préférence ou de but, d’hypothèse ou de projet. Si elles servent de guide à l’action et l’orientent, elles ne sont pas « en soi » : au contraire, être pragmatiste, c’est accepter de définir les fins que nous poursuivons en fonction des moyens réellement disponibles et en considération des conséquences envisageables de l’action entreprise sous leur influence. Contrairement au sens courant qui veut qu’être pragmatique signifie être expédient, trouver les bons moyens, être efficace, le pragmatisme impose de placer les fins sous le contrôle de l’expérience et des moyens que par l’observation, la connaissance, les savoir-faire, les ressources, nous parvenons à identifier dans la situation qui est la nôtre.
Réciproquement, sous l’angle d’un tel conséquentialisme, les moyens cessent d’être considérés comme étant purement des moyens, comme le sont par exemple des outils alignés dans un rayon de magasin ou des instruments voués à une tâche spécifique. Au contraire, chaque moyen réellement existant résulte d’un dispositif qui a été élaboré en fonction d’une fin en vue précise ; il intègre cette fin et entre en dialogue avec elle dans le détail même de sa facture.
L’expérience
2— Une autre manière de penser le rapport moyen-fin est de l’intégrer dans un autre concept de clé du pragmatisme de Dewey, le concept d’expérience. Ce concept est proche de celui d’expérimentation à condition de ne pas le réserver au domaine des sciences de laboratoire. Expérimenter, c’est par exemple entraîner ses perceptions, comme en art, c’est observer, être attentif, faire varier les conditions de son observation, construire des hypothèses directrices (ou des fins) et, agissant sous la conduite de ces hypothèses, observer les changements que nous produisons ce faisant. Lorsque le rapport moyen-fin est bien assuré, ouvert à la fois sur l’expérience passée et sur l’expérience future, il forme alors une expérience conclusive, complète. « Faire une expérience » signifie aller d’une situation troublée ou « douteuse » dans laquelle soit les fins sont inaccessibles faute de moyen pour les atteindre (Merton), soit les moyens éloignent toujours des effets recherchés, soit encore les moyens occupent tout le terrain, comme dans le cas du travail aliéné ou des habitudes ritualisées. Par expérience, on doit donc penser le fait d’associer un cours déterminé d’action à quelque chose qui nous affecte, non une pure et simple réceptivité passive comme le veut l’empirisme classique, ni une agitation compulsive ou des mouvements inconscients, comme le sous-entendent partiellement les théories déterministes. Une expérience est réussie quand le continuum moyen-fin est restauré de telle manière que le cours de l’expérience, et donc de l’existence, peut reprendre –, continuum en l’absence duquel, comme l’analyse Marx à travers l’association entre aliénation et dépossession dans le travail moderne, Dewey à travers la figure de « l’individu perdu » ou plus tard Merton par l’intermédiaire de « l’anomie », nous souffrons ou nous mourons.
La méthode de l’expérience comme méthode de la démocratie
3— Cette méthode qui situe « l’expérience » en tant que lien entre moyens et fins au centre de l’existence humaine et lui reconnaît une priorité pour régler les problèmes, quelle qu’en soit la nature, est la démocratie. Dewey l’affirme dans de nombreux textes : la méthode de la démocratie c’est la méthode de l’expérience. Une démocratie radicale est un régime sociopolitique qui, au lieu de faire appel à des fins sanctifiées et à des moyens coûteux, notamment à la force et à la violence, intègre au cœur de ses institutions et des modes de vie qui leur sont liés la méthode de l’expérience. Cet énoncé met en jeu de nombreux facteurs et de conditions mentales que je ne peux ici que schématiquement mentionner.
A. Le premier concerne l’apport humaniste d’une telle conception : en effet, la méthode de l’expérience est la méthode sans laquelle le processus d’individuation, conçu comme la finalité « humaine » de la politique, ne se produit pas. Ceci implique non seulement que l’individualité n’est pas un donné, ni l’individu une substance originelle, mais aussi que le processus d’individuation dépend de conditions environnementales précises dont la prise en charge correspond à la « démocratie » au plan politique ou à la « culture démocratique » au plan social. Une société juste ou bonne est celle dans laquelle le respect et le maintien de ces conditions sont visés et deviennent un but collectif. Que les préférences pour la démocratie reposent sur le constat de son utilité pour apporter et consolider ce processus d’individuation par l’expérience est un point de vue fondateur dont Thomas Jefferson en particulier a fait l’exposition systématique. Dewey reconnaît sa dette à son égard et publiera une importante sélection de ses textes à une époque où l’idéal démocratique sera contesté de toute part et finalement mis en échec par les régimes totalitaires.
Pour Jefferson dont les premières mesures sont la distribution d’un lopin de terre comme « RMI » et l’éducation pour tous, comme pour Dewey, la « croissance » (growth) de l’individu, sa maturation, peut-être même sa majorité au sens kantien, dépend d’un rapport expérimental au monde qui veut que la personne ne se construise qu’en transformant son environnement physique ou humain, et en ajustant sa conduite future et ses prévisions aux conséquences attestables de son action transformatrice. En éducation, dans les sciences, dans le domaine de la création artistique, cette orientation de l’action en fonction des résultats observables de l’action antérieure est une condition nécessaire. Dans le domaine de la confection de la loi et de l’organisation commune du gouvernement, il devrait en aller de même.
B. Il faut ici insister sur le fait que ces pratiques ne sont constitutives de l’individualité que dans la mesure où l’individu « participe », c’est-à-dire prend activement part, contribue en ré-agissant à ce que lui apportent le ou les groupes auxquels il est lié Je reprends ici une distinction que j’avais proposée dans mon livre Participer (2011). Comme le répète Dewey au fil d’un grand nombre de ses textes, la liberté et l’expérience qui suppose la liberté (c’est-à-dire l’invention d’un plan d’action), ne peuvent être apportées de l’extérieur : elles ne peuvent être procurées à l’individu par un chef, par un père, par un supérieur hiérarchique ou par un expert. Le fait que l’individuation dépende de l’exercice que l’individu fait personnellement de ses propres facultés pour restaurer en continue le rapport moyen-fin interdit qu’elle puisse être prise en charge par quelque institution, logique impersonnelle, paternalisme, despotisme ou « moteur » que ce soit.
Autrement dit la démocratie radicale est » une démocratie où « chacun compte pour un » ; c’est une démocratie où les modes de vie démocratiques, à savoir l’habitude de recourir à l’expérience afin de juger, d’agir ou de se situer, sont présents au niveau de chacune des institutions et des manières de faire personnelles.
C. Troisièmement, qu’en est-il des citoyens par rapport aux personnes privées ? Comment s’en distinguent-ils et quelle est la nature de leur « participation » ? Tout ce qui précède suggère que si la fonction de la citoyenneté est de restaurer un continuum moyen-fins d’activités, elle n’appartient pas pour autant à règne séparé. L’homme est animal politique en même temps qu’il est un animal social, parlant, économique, jouant, etc. Penser la continuité entre les plans de la personne singulière, de l’être social et du citoyen est un intérêt majeur de la philosophie de Dewey et une entrée privilégiée dans le monde de la théorie de la démocratie. Ceci étant, la citoyenneté à l’époque de Dewey comme hier et comme aujourd’hui est sans doute l’institution la plus excluante, la moins aboutie, la moins « participative » et la moins expérimentale qui soit. C’est également l’une de celle qui, à l’instar du religieux et des superstitions, est restée prisonnière de conceptions pré-scientifiques dont l’abandon explique ailleurs la technique, les sciences et l’industrie.
Dans Le public et ces problèmes, Dewey développe une conception pragmatisme de la naissance de l’État, de la citoyenneté et des principes sur lesquels repose la démocratie libérale. C’est dans ce texte qu’il explique le public peut être défini comme l’ensemble des personnes affectées par les conséquences indirectes d’activités sociales qui leurs sont étrangères, qui leur sont préjudiciables, qui pervertissent le cours de leurs expériences et souvent l’interrompent et, par conséquent, qu’ils ne peuvent directement gouverner. Les personnes qui gèrent les conséquences de leurs propres activités sont les personnes privées, qu’elles agissent seules ou avec d’autres. En revanche, celles qui ont affaire aux conséquences « graves, étendues, persistantes » (précise Dewey) des activités menées par d’autres sont des personnes publiques : elles forment le public ou un public. Ce dernier est d’abord passif, dispersé, chaotique. C’est par l’intermédiaire de la perception des conséquences qui le font naître (y compris de celles que génèrent les activités du gouvernement qui a cessé d’être le mandataire du public et agit au nom d’intérêts non publics) et dans leur régulation, soit pour les encourager, soit pour les empêcher, soit pour les répartir, soit pour les supprimer, etc., qu’il devient éventuellement un public actif, au sens vrai du terme. Et le degré de démocratie de l’organisation du public dépend simplement du degré auquel est réalisée l’équation entre le nombre d’individus affectés, le nombre d’individus participant, le nombre d’individus représentés et, au final, le nombre d’individus pouvant rétablir le continuum expérientiel de leur existence. L’individu qui fait jouer sa capacité de réguler les conséquences donc il est affecté dans le détail de sa vie est le citoyen. Il entre avec les autres dans une relation de gouvernement tout en restaurant le continuum de sa propre existence dont la citoyenneté est une phase, comme la victime restaure le sien en obtenant des pouvoirs publics que justice soit faite.
À cet égard, la démocratie doit bien évidemment être également radicale : les moyens de formation des publics et la finalité de leur formation sont identiques. Comme l’a clairement montré Osborn, les moyens qu’utilisent les publics afin de sortir de l’« éclipse » où les plonge la Grande Société sont aussi les fins d’organisation démocratique qu’ils visent : au terme d’une action publique destinée à identifier et à réglementer les conséquences indirectes, c’est bien le degré de conscience du public et d’organisation du public par l’intermédiaire de ses mandataires (les citoyens et leurs représentants) qui est atteint qui est la preuve expérimentale du degré de pertinence des moyens qu’il a utilisés pour constituer une force politique. Autrement dit, un public démocratique ne peut se former qu’en recourant à un ensemble de moyens eux-mêmes libres et démocratiques : l’enquête et la pleine publicité de ses résultats.
L’utilité de cette conception pour nous est double : elle est d’abord d’apporter des critères très clairs pour différencier les uns des autres des programmes politiques dont la finalité proclamée est la même, par exemple la liberté de tous et l’émancipation collective. La citation suivante, extraite du même texte de 1937, n’a rien perdu de sa pertinence : « Il y a comparativement peu de différences entre les divers groupes de gauche concernant la manière dont ils définissent les fins sociales à atteindre. Il y a en revanche une différence considérable concernant les moyens grâce auxquels on pourrait et devrait les atteindre. Cette différence est la tragédie de la démocratie dans le monde actuel. Les dirigeants de l’Union soviétique annoncent que, grâce à leur nouvelle constitution, ils ont créé la première démocratie dans l’histoire. Presque au même moment Goebbels annonce que le socialisme nazi allemand est la seule forme de démocratie possible dans le futur. » À quoi il faut ajouter (ou plus exactement ce à qu’il faut faire précéder par) la mouture économique, capitaliste du libéralisme qui s’est imposée dans le monde industriel et qui, au nom des défenses des libertés, justifie les inégalités et l’exploitation les pires.
Dans cet ordre d’idée, le texte de Dewey contre Trotski (« Á propos de Leur morale et la nôtre », 1938) est remarquable2. Schématiquement, la théorie de la lutte des classes comme moyen nécessaire, exclusif et « inévitable » afin d’atteindre une fin considérée comme un absolu est un condensé de faussetés : elle est nécessairement dogmatique et donc pré-scientifique ; elle ne repose pas, tant s’en faut, sur la pleine participation des individus concernés, et elle justifie les moyens les plus coûteux. Comme le fera remarquer Éric Weil, ce qui est sous-jacent à l’idée que la fin justifie les moyens est qu’elle justifie n’importe quel moyen. La dissociation entre les moyens et les fins est une justification de la guerre et du meurtre.
Toutes proportions gardées, la lutte des classes est au communisme ce que la « solution finale » est au nazisme et ce que l’expertise est au libéralisme économique. Il faut dire quelques mots de cette dernière que, dans de nombreux textes Dewey met en cause pour les raisons qui viennent d’être énoncées. L’observateur prétendument neutre et désengagé et l’intermédiaire entre le public et le gouvernement qu’est pas définition l’expert est également la marque (voire le symptôme) d’une situation dans laquelle moyens et fins ont été. En effet, en raison de sa position, il ne peut observer directement, en passant par sa propre complexion, les effets de ses préconisations. Contrairement au public, son statut ne dépend pas des conséquences de la mise en œuvre de ses recommandations. En outre, comme l’a montré Wright Mill, l’expert n’a pas à engager sa responsabilité comme doit le faire le citoyen ordinaire ; en outre les intérêts attachés à sa fonction sont distincts des intérêts publics, ce qui explique que les experts forment une classe à part avec des intérêts distincts et souvent détournés. Chez Dewey, le rejet épistémologique des savoirs « experts » accompagne rejet sociopolitique de la classe des experts et repose sur une considération commune : la séparation des moyens et des fins.
L’intelligence collective
4— Finalement, s’il y a un test décisif de la démocratie radicale, c’est bien le recours à « l’intelligence collective » que l’auteur appelle aussi « intelligence organisée » et dont il est en quelque sorte pionnier. Cette « organized intelligence » est la condition d’une « organisation intelligente », c’est-à-dire d’une organisation qui repose non sur des dogmes ou des habitudes mais sur l’esprit expérimental (voir How we Think, 1910) et l’exploration du rapport moyen-fin. Plusieurs aspects de la fabrique de cette « intelligence collective » peuvent être distingués. Premièrement cette intelligence repose sur les dispositifs de collecte des découvertes des connaissances des générations antérieures et leur transmission. « L’intelligence collective » pourrait être alors profitablement rebaptisée en termes d’intelligence commune ou de culture partagée. Pour l’auteur, il s’agit de la forme d’intelligence la plus cumulative, la plus développée et la plus efficace, mais aussi la plus confisquée. Par exemple, d’après lui le capitalisme industriel n’est rien d’autre que l’accumulation d’un capital reposant sur la privatisation d’une intelligence à laquelle tout le monde a contribué et qui est détournée du ou des services publics au profit de fins pécuniaires.
D’autre part l’intelligence collective est un modèle de communauté démocratique : en effet, par exemple, toute communauté scientifique ou toute communauté de goût peut être pensée dans ces termes : dans une communauté scientifique, chaque énoncé est soumis à une épreuve de vérification publique. Comme le disait Peirce, quelque chose qu’un individu est seul à voir ou à croire n’est pas un fait ni une vérité mais une hallucination. De même, l’existence d’une œuvre d’art dépend de son voyage public depuis l’atelier vers le monde extérieur etc. et des interprétations et conversations publiques qui accompagnent son voyage et en viennent à faire partie d’elle (Rainer Rochlitz). En outre, ces deux exemples font apparaître une caractéristique particulière du jugement public dont l’intelligence commune dépend : elle ne consiste pas en l’agrégation d’opinions individuelles identiques ou ressemblantes mais tout au contraire en la composition stratifiée d’un ensemble de d’idées vérifiées qui, pour être vérifiées, n’en sont pas moins toutes personnelles. En art comme en sciences, le consensus ou l’unanimité ne sont pas des conditions mais au contraire des obstacles. Un objet qui suscite les mêmes opinions et les mêmes expériences chez un grand nombre de gens différents, et même chez une seule personne à des moments différents, ne peut être qualifié d’articité.
Finalement il appartient à la définition même de « l’intelligence » d’être partagée. Contrairement à l’entendement ou à la raison, l’intelligence est la méthode de l’expérience étendue à « la pensée de la communauté future » (Peirce). La communauté des enquêteurs qui est analogue à la communauté démocratique est un « câble formée de nombreux brins tressés » ; contrairement à « la chaîne de raisons » qui fait l’idéal de la méthode cartésienne, elle est plurielle et peut perdre certains de ses brins sans perdre sa force et son intégrité. Elle « devrait se fier à la multitude et à la variété de ses arguments plus qu’au caractère conclusif de n’importe lequel d’entre eux ». Penser est non s’acheminer vers tel ou tel but fixe mais créer le rapport moyen-fin dans une perspective qui est tout aussi cognitive qu’éthique. Contrairement à « l’usage public de la raison privée » ou du « penser par soi-même » que Kant par exemple et Habermas qui le reprend instituent comme le fondement du vivre ensemble, l’intelligence partagée est la méthode démocratique par excellence et le moyen radical de réaliser une démocratie radicale.
Au final la démocratie radicale nous concerne au plus haut point. Elle implique une révision assez complète d’un grand nombre de nos croyances et une revalorisation de l’expérience même de la citoyenneté et plus généralement, de l’autogouvernement, — finalités par rapports auxquelles les partages (au sens de Foucault) entre qui est compétent et qui ne l’est pas, qui agit et qui réagit, qui gouverne et qui proteste, cessent d’avoir toute pertinence.
Pour finir, citons à nouveau Dewey :
«…les moyens démocratiques et l’atteinte de fins démocratiques ne font qu’un et ne sont pas séparables. Nous devons souhaiter de toutes nos forces le renouveau d’une foi démocratique énergique, activiste et militante. La campagne en sa faveur ne mènera qu’à une victoire partielle si elle ne repose pas sur notre foi en notre nature humaine commune et dans le pouvoir des actions volontaires fondées sur l’intelligence publique collective. » (« La démocratie est radicale »)
2 – De la culture de la terre à la démocratie
Mettre en relation les paysans et l’essor des démocraties dans le monde, c’est donner du relief à diverses perplexités souvent occultées. C’est d’abord constater que les paysans ont été exclus de l’histoire qui a progressivement mené à l’établissement des démocraties libérales et des pratiques qui s’inspirent des valeurs de liberté, d’égalité, d’individualité, d’indépendance, ou encore d’auto-gouvernement. Pourquoi ? Deuxièmement, c’est rechercher dans le fait même de cultiver la terre ce qui est aussi culture de soi et culture de la communauté, « civilisation ». Et c’est enfin affirmer que sans les paysans, sans leur dialogue avec la terre cultivée et les solidarités qui s’en dégagent, l’écologie qui est aujourd’hui un programme urgent à réaliser, ne pourra pas être pleinement démocratique.
Tout d’abord, une précision : l’agriculture comme culture de la terre exclut l’agriculture industrielle. Autant la première préserve la terre, la renouvelle, l’amende, la fait vivre, autant la seconde la fait mourir. Cultiver des plantes n’est pas forcer la terre ou lui arracher ses fruits, c’est à la fois faire grandir, donner vie, et prendre soin : une éthique du care avant la lettre !
Le lien entre travailler la terre et la préserver est au cœur de la pensée écologique, de la permaculture, du jardin biologique, sans bêchage, etc. Aujourd’hui, quantité de manuels destinés à transmettre l’art de maintenir ce lien sont publiés chaque mois. Mais ils ne témoignent pas d’une invention récente destinée à répondre au récent désastre humain, économique et écologique de l’agriculture industrielle. Ce lien entre travailler la terre et la préserver est vieux comme le monde et consiste précisément en une alliance.
Elle est déjà recommandée dans la Genèse quand Dieu « met » Adam dans le jardin d’Éden pour qu’il le cultive et le « garde » à la fois. Cultiver est garder, garder est cultiver ; l’un implique l’autre. De même que les hommes ne trouvent pas spontanément leur nourriture mais doivent la produire, la terre est un processus vivant qui nécessite qu’on en prenne soin et qu’on le préserve en vue de l’existence des générations futures comme de son renouvellement. Cette terre est ici « terre des hommes » (adama), c’est-à-dire la terre que l’expérience humaine intègre dans le détail de ses moments comme une donnée fondamentale et sa condition d’existence.
Le lien entre préserver et cultiver n’est certes pas réservé à l’agriculture. Il touche aussi l’éducation, la science, l’art, la « civilisation ». Ceci étant, même s’il est souvent occulté par des siècles d’histoire culturelle et sociale, l’agriculture nous le fait apparaître dans sa nature basique, inaugurale, vitale. L’économie retrouve un sens réel et concret : produire non en vue de la richesse mais en vue d’assurer les conditions d’existence sans lesquels l’humanité, je, tu, elle, nous, vous, ils, périraient.
Culture de la terre et culture de soi
La position du cultivateur est donc tout à fait singulière. Il tient en effet le juste milieu entre deux positions aussi extrêmes que répandues : d’un côté, la domination, la maîtrise ou la destruction et, de l’autre, la fusion, la quête de l’origine, l’allégeance, l’adhésion, l’idéal d’indistinction. Chacun de ses extrêmes englobe une large palette de positions politiques et d’organisations sociales. Dans le premier cas, nous identifions une croyance englobante : l’idée que l’homme au sens générique ne se réalise qu’en se détournant de sa nature physique et corporelle, c’est-à-dire de l’animal qui est en lui. Il n’accomplit « sa » nature qu’en dominant la nature. L’idée associée est celle de conquête. Descartes, souvent cité en la matière, subit une certaine injustice. Car il n’a préconisé que de « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Au cours de l’histoire, le « comme » a sauté et la civilisation a été associée à la conquête des contrées sauvages, à la colonisation des peuples bestiaux et barbares, à la destruction des traditions nécessairement obscurantistes, et donc à la marche forcée vers les Lumières. Quant au pôle opposé, c’est celui d’une nébuleuse de doctrines aux effets liberticides comme l’idéal d’authenticité, l’hygiénisme, les théories d’un retour purificateur à la nature originelle, la réalisation d’un plan de la nature, l’abandon de l’individualité au profit de la fusion dans la communauté organique. Schématiquement, si la traduction politique du premier cas a été le libéralisme comme laisser-faire, celle du second a été le système totalitaire.
Se situer du côté de l’un ou de l’autre de ses extrêmes n’est pas affaire de connaissance ou de fait mais d’idéologie : pensons par exemple au contraste saisissant entre le Robinson de Daniel Defoe, considéré par Smith, Ricardo ou Marx comme l’ancêtre du capitaliste, qui n’a de cesse de domestiquer, de fortifier, de dominer son île afin d’en supprimer l’adversité, la pluralité ou l’indépendance et, aux antipodes, le Robinson de Michel Tournier qui retrouve ses conditions d’existence dans « les limbes du Pacifique » et l’inconscience salvatrice.
L’agriculteur-cultivateur dont il est question ici se situe à un point d’équilibre : il est à la fois paysan et jardinier : paysan au sens où il produit la nourriture et le pain sans lesquels lui, sa famille, son pays, le genre humain, ne pourraient subsister, et jardinier au sens où il prend soin de la nature, veille à chaque élément qui constitue le tout, et à la cohérence du tout par rapport à ses éléments constitutifs. Artiste et esthète, il est aussi savant, patient, attentif et expérimentateur.
Toutefois, cette situation équilibrée n’est pas exceptionnelle, elle est simplement normale. Elle est sans doute la plus ancienne mais aussi, y compris aujourd’hui, la plus répandue. À preuve, un rapport de la FAO (Food and Agriculture Organization) d’octobre 2015 qui montre que la première agriculture dans le monde, l’agriculture familiale, est « la gardienne d’environ 75 pour cent des ressources agricoles mondiales » ; elle représente environ 500 millions d’exploitations, soit 9 exploitations sur 10, qui produisent plus de 80 % des denrées alimentaires mondiales. C’est elle qui est la clé de la sécurité alimentaire. Quant à l’agriculture urbaine, elle concerne un citadin sur quatre, soit 700 millions de personnes3.
L’agriculture industrielle reste donc à la marge, mais il convient d’éviter son extension non seulement pour préserver les équilibres alimentaires et écologiques, mais aussi pour sortir les agriculteurs du piège dans lesquels le capitalisme industriel les a plongés.
Les poubelles de l’histoire sont pleines des paysans
La question posée au départ revient avec un caractère d’urgence accrue. Si les paysans sont si nombreux, si d’ailleurs au XVIIIe siècle, au moment des révolutions démocratiques, ils formaient jusqu’à 90 % des populations, s’ils sont la clé de la survie de l’humanité et des équilibres écologiques de la planète, pourquoi ont-ils été « jetés dans les poubelles de l’histoire » (selon l’expression de Trotsky) et y sont-ils restés ?
Le premier argument souvent allégué est tout bonnement que le paysan n’est pas un « animal politique » (l’expression est d’Aristote, qui définit l’homme comme tel) : sa condition même l’en empêche. Penché sur son sillon du matin au soir, abruti par son labeur, isolé par son activité, obsédé par des considérations matérielles, individualistes et égoïstes, affreusement conservateur en raison de son attachement viscéral à son morceau de terre, il est incapable d’une pensée du bien commun, d’une conscience de sa position ou d’une connaissance des modalités même de son travail. Entre l’image du sauvage hirsute ou du « rustre », celle des « 35 millions de brutes » qui jouent un rôle décisif pendant la IIIe République en France, celle d’une masse représentant « la barbarie au sein de la civilisation » selon Marx, ou encore celle de « frelons impatronisés dans une ruche qu’ils n’ont pas construite » que formula celui qui fut considéré comme « le dieu de la IIIe République », Ernest Renan (dont le mépris pour les paysans était sans limite), les paysans sont à peine considérés comme faisant partie de l’humanité. Même Mao Zedong, dont la révolution « paysanne » fut tout sauf paysanne, ce qui jeta 50 millions de paysans dans la famine, y voyait « un cul-de-sac du développement ». Il convient d’ailleurs de rappeler que le mot « politique » vient de « polis », la ville en Grec, tandis que la « citoyenneté » est étymologiquement, par définition, le fait de l’habitant de la Cité, la ville cette fois en latin. En France, avant les citoyens, nous avions les « bourgeois », c’est-à-dire les habitants des bourgs qui seuls jouissaient d’un « droit de cité ». Quant aux autres, c’étaient les « manants ». S’il leur arrivait de se révolter, ce n’était pas comme citoyens mais comme « croquants », « tard-avisés », « nu-pieds » et autres termes péjoratifs.
Au XVIIIe siècle et depuis, le discrédit sur la capacité à l’action commune et au jugement politique des paysans ne repose sur aucune observation empirique. Il obéit à des motifs idéologiques et, semble-t-il, avant tout stratégiques : car ce discrédit qui pèse sur environ 80 % de la population va servir à justifier que la participation du peuple au gouvernement soit très encadrée et fort limitée. Il justifie d’adopter un système de représentation indépendante qui donne les coudées franches aux députés et autres gouvernements. En France, vers 1850, les « opportunistes », dont Jules Ferry fut un bon représentant, affirmeront contre les « radicaux » soulager les paysans de leurs devoirs de citoyens qu’ils sont incapables d’honorer, en créant un « gouvernement de délégation » et une école assimilationniste. La représentation-mandat et balayée dans la foulée ; elle ne reviendra pas.
À ce resserrement du pouvoir en faveur de ce qu’on a appelé selon les siècles despotisme éclairé, aristocratie naturelle, supériorité morale, expertise ou compétence, s’ajoute une seconde finalité tout aussi importante : c’est qu’en réalité les paysans cultivaient l’art de gouverner depuis fort longtemps ; ils formaient des assemblées, élisaient des représentants, instituaient des magistratures tournantes auxquelles d’ailleurs les femmes prenaient souvent part, proclamaient les droits de l’homme et rédigeaient des constitutions, bref pratiquaient depuis des siècles le self-gouvernement, l’auto-gouvernement local. Leur capacité à s’organiser d’eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes est avérée de toute part, quelle que soit l’époque considérée. Ainsi le système qui se met en place à la fin du XVIIIe siècle et qui va se renforcer jusqu’à aujourd’hui a peut-être trouvé dans l’argument de l’abrutissement des paysans une bonne raison de détruire les sociétés qu’ils formaient et les conditions d’indépendance qu’ils avaient créées depuis des siècles.
Indépendance du paysan et démocratie
Mais d’où vient cette indépendance ? Sur quoi repose-t-elle ? Qu’y a-t-il dans la culture de la terre qui lui soit favorable et qui mène à la chérir comme le souverain bien ? La réponse se trouve à Éden : en cultivant son jardin, Adam se cultive lui-même, il réalise et développe son humanité. Cette conviction est aussi celle du mythe de Déméter, déesse à la fois de l’agriculture et des civilisations ; on la retrouve chez Hésiode pour qui l’agriculture est une activité grâce à laquelle toutes les vertus humaines se développent harmonieusement. La revoici au cœur de la pédagogie progressiste qui veut le jardin au centre de l’école parce qu’en jardinant, l’enfant entraîne sa sensibilité et son intelligence : là, il apprend à observer et à patienter, il réalise que la culture est à la fois indépendante de lui et reliée à lui. Outil pédagogique par excellence, le jardin fait pousser les enfants et les conduit plus sûrement à la majorité que beaucoup d’autres enseignements.
C’est encore la conviction de millions de paysans qui trouvent dans le travail de la terre un lieu d’expérience propice au développement de soi. Les États-Unis d’aujourd’hui ne sont pas le pays rêvé par ses pères fondateurs. Ces derniers furent pourtant nombreux à juger que la démocratie commençait à la ferme. La figure du paysan indépendant fut au centre de leur pensée politique. Selon Jefferson par exemple, « les cultivateurs de la terre sont les citoyens les plus précieux. Ils sont les plus vigoureux, les plus indépendants, les plus vertueux. Ils sont les plus attachés à leur pays ; leurs liens avec les libertés de leur pays et ses intérêts sont les plus durables. »4 Ailleurs, il affirme que le paysan est le dépositaire « d’une vertu évidente et authentique », et ajoute que « la corruption massive des mœurs parmi les paysans est un phénomène dont aucune époque ni aucune nation n’offrent d’exemple »5.
Jefferson est une grande exception par rapport à la majorité de ses contemporains, notamment européens, des années 1780-1820. Mais sa croyance en la vertu du paysan ne repose ni sur une foi romantique ni sur quelque pensée puriste ou organique : le paysan est vertueux non parce qu’il est proche de la nature mais parce qu’il est indépendant. Entendre : aux commandes de sa propre activité, responsable de ses initiatives comme de leurs conséquences, non soumis à un maître ni même à sa tâche mais en dialogue avec son coin de terre et sa ferme, en position de self-gouvernement.
L’indépendance en question n’a donc aucun rapport ni avec l’autonomie — qui concerne la volonté et sa prétendue liberté (le libre arbitre) — ni avec l’isolement, l’égoïsme et le repli sur soi. Elle est au contraire la condition de la communauté au sens vrai du terme, — c’est-à-dire de l’ensemble des individus qui à la fois bénéficient des ressources communes pour se développer comme personne singulière et apportent aux groupes qui sont les leurs de nouvelles contributions.
Rappeler, comme je l’ai suggéré ici, que la démocratie inclut le souci de l’individuation, (c’est-à-dire du développement du sujet humain jusqu’à sa pleine stature), ce n’est pas décentrer la politique vers les intérêts privés et l’individu tout fait, c’est penser la politique comme un système de répartition des opportunités d’individuation dans une société donnée. Un tel programme, seule la démocratie l’assume explicitement. Les Déclarations des droits de L’Homme et du citoyen sont là pour l’attester. Mais le souci de l’individuation n’a rien à voir avec l’individualisme. Dans sa phase économique, le libéralisme se révèle tout aussi opposé à la démocratie que peut l’être, à l’autre extrême, le collectivisme selon lequel plus l’individu s’affirme plus la société fragile, et plus il est effacé, mieux la société se porte.
Pour penser et pratiquer la communauté, pour inclure sans opposition rigide le devenir de l’individualité dans la société et la participation sociale, l’agriculture est une fois encore un poste d’observation privilégié. La forme récurrente et planétaire du jardin partagé en est un paradigme. On en trouve en effet des exemples en tous lieux et de tout temps. Le terrain commun subdivisé en lopins individuels est la norme. Il peut être la propriété de Dieu, du seigneur, du monarque, du peuple, de la commune ou de l’État, peu importe. Mais traditionnellement, il entre dans la catégorie d’une propriété multiple sur laquelle s’exercent divers droits ; en ce qui concerne les paysans, certains droits sont communautaires, comme le pacage, la collecte de tourbe ou de combustible, la cueillette, la pêche ou la chasse, et d’autres apportent à l’individu ou à la famille une parcelle sous la forme de concession, bail emphytéotique, partage, allocation, etc.
L’accès de tous à la terre et le droit de cultiver sont des préoccupations à la fois économiques, sociopolitiques et morales, par rapport auxquelles la propriété privée, exclusive et absolue, qui nous est devenue familière depuis le Code Civil issu de la Révolution française, n’a aucune pertinence ni aucune valeur.
La forme juridique du jardin partagé (que nous redécouvrons aujourd’hui à travers les travaux d’économistes comme Elinor Ostrom sur les biens communs) s’accompagne souvent d’une configuration bien précise : les lopins individuels, souvent organisés dans une grille et d’une taille équivalente, voisinent avec des terrains qui restent à la disposition des usages de tous, avec des friches et des réserves de terre pour l’avenir ou pour la rotation des plantations, avec des locaux à outils accessibles à tous ; aujourd’hui, dans les jardins communautaires des centres villes, avec des pépinières, des centres d’accueil, des ateliers, une école, un lieu de conférence, parfois une unité de soin, etc. Que ce terrain se trouve à la ville ou à la campagne, il est lieu d’exercice de droits complexes qui limitent l’arbitraire et les caprices de l’individu autrement mieux que ne le fait le système de la propriété privée absolue et exclusive.
Mais le point important est surtout de remarquer la continuité, la complémentarité, la convergence entre le commun et l’individuel, et ce à un degré rarement atteint. Non seulement les gens associés aux jardins partagés n’ont pas à faire le sacrifice de leur individualité mais au contraire en protègent le développement et l’alimentent : c’est le cas par exemple des jardins communautaires new yorkais qui, à partir des années 1960, vont se multiplier dans les quartiers pauvres et servir de refuge ou de lieux de socialisation pour les personnes démunies qui complètent leur alimentation, pour les femmes trop à l’étroit dans leur logement sordide, pour les gens maltraités, pour les enfants que la drogue et la violence attendent dans la rue, pour les Noirs et les Portoricains qui ailleurs se heurtent à la discrimination et au racisme, etc. Les jardins partagés ont été et sont encore des lieux où les différences culturelles et individuelles peuvent exister pleinement sans être séparatistes, monistes ou simplement victimaires.
Ces processus de socialisation par l’individuation et d’individuation par la sociabilité sont aussi le propre du jardin thérapeutique dans lesquels certains vétérans ont été accueillis depuis la deuxième guerre mondiale, du jardin pédagogique des écoles progressistes, des jardins ouvriers et familiaux qui sont sans doute les lieux où les ouvriers ont continué de s’associer et de converser entre eux tandis que l’usine les réduisait au silence, du vieux système du lopin que les paysans russes ont réussi à sauver de la marche forcée vers la collectivisation imposée par Staline et ses kolkhozes à partir de 1928, des Grecs qui aujourd’hui trouvent dans leur campagne et leur jardin urbain un moyen de se serrer les coudes et de faire face à la crise, et ainsi de suite, sans fin. On retrouve ces processus équilibrés dans des systèmes, parfois très anciens, de solidarité sans allégeance, de mise en commun des forces lors des moissons ou des vendanges, de distribution de semences et de nourriture, de prise en charge des pauvres et des handicapés, de coopératives autogérées qui ont été les ancêtres de nos pensées socialistes et anarchistes.
On les voit finalement à l’œuvre au centre même de la science agronomique sans laquelle, contrairement aux préjugés les plus répandus, l’agriculture ne serait pas possible. Car cultiver la terre suppose des connaissances précises, leur partage et leur transmission. Comme dans n’importe quel autre champ de la connaissance, cela suppose l’existence d’une communauté scientifique à tous les sens du terme : or il existe des preuves que dès l’âge de fer, à la fin du 3e millénaire, les hommes savaient fertiliser les sols par des apports minéraux ou organiques, alternaient les cultures légumineuses et les céréales, consignaient leurs connaissances et les transmettaient. On a récemment découvert qu’en Galilée, il y a 10200 ans, les paysans cultivaient rationnellement les fèves dont ils connaissaient les qualités nutritionnelles (elles sont très riches en protéines), qu’ils savaient les stocker, les faire sécher, les sélectionner, ce que montre la taille uniforme de 469 graines retrouvées sur le site, — et ce qui met singulièrement en cause la thèse de l’antécédence des chasseurs-cueilleurs et l’idéologie politique anti-paysanne qui l’accompagne6. L’agriculture repose depuis toujours, non pas, contrairement à ce que beaucoup soutiennent, sur des savoir-faire incorporés, un solide « bon sens paysan » inné, des habitudes irréfléchies dont les acteurs n’auraient aucune conscience claire, ou des traditions non questionnées7, mais sur des milliers de connaissances patiemment accumulées, sur des méthodes éprouvées d’attention et d’observation, sur des systèmes complexes de transmission orale et écrite, sur la patiente formation des jeunes. Depuis l’Antiquité, elle repose aussi sur d’innombrables traités d’agronomie dont les cultivateurs sont parfois les rédacteurs et toujours les partenaires, puisqu’ils mettent en pratique les enseignements qui s’y trouvent, les vérifient, les rectifient et les complètent. Partout sur la planète, concernant l’irrigation, la récupération des eaux de ruissellement, le repos de la terre et sa fertilisation, la sélection des semences, leur protection contre les maladies, l’agriculture est inséparable de méthodes délibérées d’observation, d’expérimentation et de transmission.
Ainsi, quel que soit l’angle sélectionné, ce n’est pas l’individualisme qui s’impose mais cette subtile combinaison entre l’individuel, le social et le monde, qui est la source du « bien vivre » et la condition de la coexistence humaine. Que cette combinaison, souvent en défaut, doive toujours être restaurée et rééquilibrée est une évidence, comme est évident le fait que l’humanité est constituée d’ascendants et de descendants, d’une multitude d’êtres qui se succèdent dans le temps et qui tous à la fois héritent des générations antérieures et contribuent à l’histoire commune. La formule qui convient à la pensée écologique est une conclusion qu’on peut tirer de tout ce qui précède : de même que la culture au sens anthropologique du terme consiste, en recourant à aux ressources et à la force commune, à répartir les opportunités d’individuation de chacun, cultiver la terre implique de faire communauté avec le monde et d’en préserver les conditions d’existence.
Joëlle Zask est professeure de philosophie à l’Université de Provence, auteure d’Introduction à John Dewey (La Découverte, collection « Repères », 2015) et de La démocratie aux champs (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016)
1 D’abord paru dans Common Sense, n° 6, janvier 1937, pp. 10-11 ; repris dans Later Works (1925-1953) (1e ed. : 1977), Boydston J. A. (ed.), Carbonale, Southern Illinois University Press, 1983, vol. 11 (1935-1937); sur internet : https://books.google.fr/books?id=t7QTC8NuGL8C&pg=PA296&lpg=PA296&dq=John+Dewey+Democracy+is+radical&source=bl&ots=1nvf5OFSkD&sig=QEJV3h2PIHN7GW8vqxoqcXZoejs&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi349O6lbvNAhXGDBoKHepiB7MQ6AEIQDAD#v=onepage&q=John%20Dewey%20Democracy%20is%20radical&f=false].
2 Léon Trotski, John Dewey, Leur morale et la notre (1e ed. : 1938), préface d’Émilie Hache, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2014.
3 FAO : [http://www.fao.org/news/story/fr/item/260735/icode/].
4 Thomas Jefferson à John Jay, 23 aout 1785 ; outes les lettres de Jefferson sont en ligne : [http://www.let.rug.nl/usa/presidents/thomas-jefferson/letters-of-thomas-jefferson/#1794].
5 Cité par A. Whitney Griswold, « The Agrarian Democracy of Thomas Jefferson », The American Political Science Review, Vol. 40, N° 4, 1946.
6 « The onset of faba bean farming in the Southern Levant », article paru dans Nature, le 13 octobre. 2015, [http://www.nature.com/articles/srep14370].
7 Sur le mouvement agronomique français au 18e siècle et le rôle des « praticiens » pour comprendre la grande transition agricole, voir par exemple Jean-Marc Moriceau, « Au rendez-vous de la « Révolution agricole » dans la France du XVIIIe siècle », revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, Vol. 49 n° 1, 1994.
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