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12 octobre 2021

La pédagogie des opprimés de Paulo Freire : retour sur le succès mondial d’un livre de critique sociale émancipatrice

par Irène Pereira

La pédagogie des opprimés de Paulo Freire est selon une étude de 2016, le troisième ouvrage le plus cité au monde dans le domaine des sciences humaines et sociales1. Pourtant, cet ouvrage n’avait presque plus été réédité en Français depuis l’édition de 1974 chez Maspero. Il a donc fallu attendre 2021, année du centenaire de la naissance de Paulo Freire, pour qu’une nouvelle édition avec une traduction inédite en français voit le jour simultanément publié chez Agone pour la France et aux éditions de la Rue du Dorion pour le Québec. Comment expliquer à la fois le retentissement mondial de cet ouvrage et la disparition quasi complète de sa réception dans le monde francophone ?

Pédagogie des opprimés : une œuvre phare des années 1970

Paulo Freire (1921-1997) est un éducateur brésilien qui se fait initialement connaître au niveau national dans son pays pour une méthode d’alphabétisation des adultes au début des années 1960. Néanmoins, ses expériences pédagogiques sont rapidement interrompues par un coup d’État. Paulo Freire est exilé de son pays par la dictature durant 15 ans et accusé d’endoctrinement marxiste.

C’est en 1968 qu’il rédige son ouvrage majeur : La pédagogie des opprimés. Cet ouvrage croise philosophie de l’éducation et théorie de l’action révolutionnaire. Paulo Freire s’y réfère en particulier aux penseurs marxistes et anticolonialistes de son époque.

Il propose dans l’ouvrage une pédagogie élaborée avec et pour les opprimés. Cette pédagogie repose sur le dialogue et vise la conscientisation. Il s’agit de la prise de conscience des rapports sociaux de pouvoir. Son objectif : la transformation sociale de la réalité par des mouvements sociaux révolutionnaires.

Publié initialement en anglais, l’ouvrage fait l’objet de multiples traductions, en particulier clandestines en langue portugaise : les pays lusophones étant alors soumis à des dictatures. Durant les années 1970, Paulo Freire vit à Genève, mais sa renommée est internationale. Il est en lien direct entre autres avec les mouvements de décolonisation comme le montre son expérience d’alphabétisation en Guinée Bissau.

À cette époque, tous ses ouvrages sont rapidement traduits en français que ce soit L’éducation comme pratique de la liberté par exemple ou encore Lettres à la Guinée Bissau.

Oubli dans l’espace francophone et renouvellement international

Au début des années 1980, Paulo Freire est autorisé à retourner au Brésil. À ce moment, les liens se distendent avec le monde francophone. Ses ouvrages des années 1980 ne sont pas traduits en français et presque aucun de ses ouvrages des années 1990. On peut noter néanmoins une exception notable : Pédagogie de l’autonomie (Eres, 2007), son dernier ouvrage publié de son vivant et traduit et encore édité en français actuellement.

L’éloignement géographique de Paulo Freire explique cette situation, mais pas seulement. On peut considérer aussi que le reflux militant des années 1980 n’est pas propice à maintenir l’intérêt pour cet auteur considéré comme marxiste et tiers-mondiste. Son image apparaît vieillie : une sorte de continuateur marxiste et latino-américain de l’Éducation nouvelle spécialisé dans l’alphabétisation des adultes.

Cette image contraste avec l’important intérêt et renouvellement que connaît parallèlement la réception de son œuvre dans les pays anglophones, lusophones et hispanophones où des traductions circulent entre ces différents pays.

En particulier, au début des années 1980, Paulo Freire est considéré comme à l’origine d’un important courant de renouvellement de la théorie critique en éducation aux États-Unis. Plusieurs auteurs importants dans ce champ se réfèrent à son œuvre et collabore avec lui : Ira Shor, Peter McLaren, Henry Giroux, Michael Apple etc. À cette époque les approches critiques en éducation sont dominées par un mixte entre en particulier la pédagogie de Paulo Freire et la théorie critique de l’école de Francfort.

Dans les années 1990, le paysage critique aux États-Unis connaît un renouvellement sous l’effet du post-structuralisme. Ces débats impactent la théorie critique en éducation, mais sans pour autant rendre caduque la référence à Paulo Freire. Celui-ci mentionnée positivement comme source de la pédagogie de la féministe africaine-américaine bell hooks, dont la pensée a actuellement un fort retentissement sur les théories de l’intersectionnalité. Le premier ouvrage de sa trilogie pédagogique a d’ailleurs été traduit en français : Apprendre à transgresser (Édition Syllepses, 2019). C’est également à cette époque qu’émerge la pédagogie queer, tournée vers les questions LGBTQI, qui se réfère également à Paulo Freire.

Mais ce n’est pas seulement par les tenantes actuelle de l’intersectionnalité que Paulo Freire se trouve mobilisé, en Amérique latine, il devient aussi une référence au sein de la théorie décoloniale. La pédagogue Catherine Walsh qui a été une fondatrice du groupe modernité/colonialité, à l’origine de la théorie décoloniale, a aussi travaillé avec Paulo Freire. Elle fonde la pédagogie décoloniale.

À partir des années 1990, Paulo Freire est aussi mobilisé concernant les questions écologiques en Amérique latine, puis dans d’autres pays du monde, avec l’éco-pédagogie.

Conclusion

Comment dès lors expliquer l’importante reconnaissance dont bénéficie actuellement l’œuvre de Paulo Freire dans le monde et sa marginalité dans l’espace francophone ? Il est possible d’expliquer cela par le fait que l’ouvre de Paulo Freire a été liée à partir des années 1990 à des courants de pensée qui sont aujourd’hui devenus transnationaux comme l’intersectionnalité2 ou le décolonial.

La France apparaissant par son positionnement universaliste républicain plus rétive à ces courants, cela explique en partie la marginalité dans laquelle s’est maintenue la pensée de Freire. Il n’est donc pas étonnant que le regain d’intérêt pour son œuvre dans les pays de langue française corresponde également à l’arrivée des débats autour des notions d’intersectionnalité et de décolonial.

1 Elliot Green, « What Are The Most-Cited Publications in the Social Sciences (According to Google Scholar) ? », LSE Impact Blog, 2016. URL : https://blogs.lse.ac.uk/impactofsocialsciences/2016/05/12/what-are-the-most-cited-publications-in-the-social-sciences-according-to-google-scholar/

2 Schneuwly, Bernard, and Rita Hofstetter. « Ancrages et transferts transcontinentaux des positions de Paulo Freire : une théorie de la pratique de la liberté plus qu’une théorie de l’éducation. » Éducation en débats : analyse comparée 10.1 (2020) : 8-26. URL : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:143660

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