8 octobre 2015
La politique zapatiste, entre réappropriation démocratique et renouveau stratégique – Yohan Dubigeon
Rapport « critique » d’un texte de Jérôme Baschet pour le séminaire ETAPE d’avril 2015
Introduction
Je repartirais de l’importance même, à mes yeux, de travailler sur « l’étude de cas » zapatiste.
Comme Jérôme Baschet, il me paraît essentiel de réintroduire de l’utopie dans la discussion du ou des projets de transformation révolutionnaire de la société. La question de l’utopie, ou celle du projet politique positif comme le disais Castoriadis, est d’autant plus essentielle qu’elle est encore souvent un oublié des discussions entre militants et penseurs de l’anticapitalisme. De ce point de vue, je suis convaincu de l’orientation générale de l’intervention de Jérôme.
À ceci, j’ajouterai cependant qu’un projet d’autonomie viable doit tenir sur ses deux jambes en articulant à la fois sa dimension utopique (projet politique positif, instant d’après, transformation des relations sociales) et sa dimension stratégique (le comment, dimension destructive ou processus de transition : question de la destruction des institutions capitalistes et libérales existantes, ce qu’on a longtemps appelé le processus de dépérissement de l’État). Si à mon sens cette dimension stratégique a longtemps été hypertrophiée par la pensée révolutionnaire sous l’influence dominante du marxisme-léninisme et face au fait historique de l’URSS (souvent embarrassant pour les acteurs/penseurs révolutionnaires), le mythe de la fin de l’histoire, l’avènement de l’altermondialisme et le poids des crimes soviétiques ont souvent entrainé un retour de bâton tellement fort, que l’on est tombé dans l’écueil inverse : valorisation de la dimension utopique ici et maintenant et oubli de la dimension stratégique. Dans cette perspective fataliste, penser la stratégie, ce serait forcément se salir les mains, dévoyer, rendre impur. Mieux vaut alors faire comme si ce problème n’existait pas. Entendons nous bien, je ne prétends aucunement que tout projet de transformation ici et maintenant est vain et inutile, sans quoi je ne serais pas ici à discuter du mouvement zapatiste. De ce point de vue, je me retrouve dans la formule de Jérôme Baschet selon laquelle non seulement il n’y a pas de contradiction entre l’action ici et maintenant et la pensée d’un futur libéré du capitalisme, mais encore que l’articulation entre les deux est nécessaire. De ce fait même, je pense que tout projet politique réellement révolutionnaire, réellement anti- ou post-capitaliste, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur sa stratégie, c’est à dire à la fois d’une réflexion sur les éléments de confrontation avec l’extérieur (les institutions que ce projet rejette, mais aussi et surtout l’autour, le reste de la société), et d’une réflexion sur les contradictions et limites internes inhérente à tout projet utopique existant et donc empêtré d’une certaine manière dans les contradictions de notre société inégalitaire, exploiteuse, aliénante, etc. Je me retrouve assez bien de ce point de vue dans l’analyse faite par Daniel Bensaïd sur la dilution des repères stratégiques après les grandes périodes de défaite du mouvement ouvrier.
Ce problème stratégique est rapidement évoqué dans la conclusion de Jérôme, mais il s’agit à mon avis de lui donner une vraie place centrale. Je propose donc de discuter aussi de cette « deuxième jambe », qui manquerait au débat si on ne l’évoquait pas. Je procèderai donc en 2 temps :
- retour sur certains éléments du projet politique évoqués par Jérôme : contre l’état, la marchandise, l’universel ;
- discussion des éléments stratégiques que soulèvent l’autonomie zapatiste et le projet d’autonomie post-capitaliste – pour reprendre les termes de Jérôme – de manière générale.
Retour sur les éléments du projet politique zapatiste
Sur la question de la réappropriation
Je préciserais en disant que ce n’est pas l’un plutôt que l’autre, mais bien les deux. N’oublions pas – mais je sais que ce n’est pas le cas dans les travaux de Jérôme Baschet – que l’autonomie zapatiste, comme toutes les formes d’autogouvernement observables dans l’histoire, n’ont été possibles qu’à partir d’un préalable indispensable : la réappropriation collective d’un espace privatisé de la vie sociale, les moyens de production mais aussi les lieux de vie (quartiers, village). Dans le cas zapatiste, il s’agit de la prise des terres au moment du soulèvement de 1994 et des lois révolutionnaires instituant la propriété collective de celles-ci. Il ne faut pas oublier ceci (cf. Marcos parlant des « conditions matérielles de l’autonomie » dans « La treizième stèle »). Sans cette réappropriation/expropriation qui n’est autre que la libération d’espaces proprement physiques, l’autogouvernement, même comme expérience ici et maintenant, ne serait pas possible.
C’est d’ailleurs en oubliant ce préalable indispensable que quelqu’un comme John Holloway peut défendre l’idée d’une révolution sans le pouvoir, qui se détournerait de toute forme de pouvoir, alors que le préalable à des tels mouvements est bien la récupération, peut-être pas du pouvoir (étatique), mais d’espaces de pouvoir privatisé.
Sur l’organisation du pouvoir
L’organisation du pouvoir politique zapatiste promeut deux principes centraux : 1) faire de l’assemblée délibérative, de la discussion collective, le cœur et le centre de la vie politique ; 2) élire l’ensemble du personnel politique et administratif qui est donc délégué et contrôlé en permanence par cette assemblée. Cette démocratie promeut à la fois la discussion directe, mais aussi et surtout réconcilie le pouvoir politique avec le lieu, l’espace physique et sociale de rencontre et de discussion. Cela implique trois conséquences décisives :
– La perspective par rapport à nos régimes libéraux dits démocratiques est inversée : le cœur du politique n’est pas le centre (l’état) face à la périphérie, mais la base (assemblée communautaire) face au sommet. Il s’agit d’un fédéralisme véritable, reprenant le vieux principe de subsidiarité à partir duquel émerge une délégation concentrique : le mouvement ascendant de la base vers le sommet est le mouvement premier et non dérivé de l’exercice politique.
– Pour autant nous ne sommes donc pas dans une conception purement horizontale, jugée impossible, de l’exercice du pouvoir. Cet autogouvernement n’est pas contre la représentation, ainsi que le feraient croire la plupart des analystes libéraux [1]. Plutôt que dans un rejet total, nous sommes ici plutôt dans un refus d’une certaine forme de représentation : la libérale, conçue comme délégation pérenne de souveraineté, c’est à dire comme aliénation en tant qu’il s’agit de consentir à abandonner tout pouvoir effectif de participation et de décision en dehors du processus électoral. On retrouve ici la critique faite par Castoriadis de la représentation libérale [2].
– Donc si le mouvement ascendant est bien premier, le mouvement descendant n’est pas supprimé. Les délégués doivent rendre des comptes et sont en permanence responsables devant les assemblées. De plus, comme l’explique J. Baschet dans son travail, ils utilisent régulièrement des procédures de type « navette » pour construire les projets politiques en partenariat avec les assemblées, et ne décider d’un projet délicat qu’une fois ce processus de navette (qui est bien plus qu’une simple consultation démocratique au sens où on l’entend aujourd’hui dans les procédures de type budget participatif) arrivé à maturation suffisante. Il y a bien interaction permanente entre représentés et représentants qui permet à la fois l’extension forte de la participation populaire, et la garantie d’un contrôle effectif des premiers sur les seconds.
Sur la dé-spécialisation politique
Autre point essentiel à mes yeux, la déspécialisation politique, ou le ré-enchâssement de la politique au sein des autres activités sociales. Ce trait central est le produit de la conjonction de divers procédés : rotation forte et rapide des représentés, charges publiques qui ne se substituent pas à l’activité professionnelle « normale » des délégués, participation élargie du grand nombre à des charges, conception éducative de celles là c’est-à-dire conception de l’exercice politique comme une praxis éducative, etc.
Nous sommes bien face à une conception totalement nouvelle du politique qui rappelle bien plus volonté les origines athéniennes de la démocratie ou les expériences autogestionnaires du mouvement ouvrier que nos régimes représentatifs : le politique est ré-enchâssé dans les autres activités sociales et n’est plus une fonction technique en tant que telle, mais une part de la tâche sociale qui chacun.e doit remplir. On retrouve ici les racines la conception aristotélicienne de la citoyenneté : savoir être gouvernant et gouverné. Non pas rejet de la représentation, mais rejet de la division stable et fixe entre gouvernants et gouvernés.
Diversité de l’autonomie, unicité du projet d’émancipation
À la fin de sa partie sur l’autonomie contre l’État, Jérôme évoque la multiplicité des formes du projet d’autonomie, qui fait directement écho à sa discussion sur la critique de l’universel. Cet aspect est central : comme projet révolutionnaire et projet démocratique (auto-institution), le projet d’autonomie, les expériences d’autogouvernement sont à chaque fois différentes tout en partageant chaque fois une même aspiration :
- réappropriation démocratique de la vie collective (extension horizontale, contrôle vertical) ;
- action politique comme action pour la liberté, c’est-à-dire comme voie d’émancipation individuelle et collective.
De ce point de vue, les principes politiques d’organisation de la vie démocratique mis en place par le mouvement zapatiste sont saisissants non pas en eux-mêmes, mais pour ce qu’ils disent. Tout en étant créés pour répondre à une situation locale, ils partagent des fondations essentielles avec d’autres mouvements politiques. Je pense évidemment à la Commune de Paris, citée par Jérôme Baschet, et dont les points communs avec l’expérience zapatiste sont saisissants, mais également à ce que j’appelle la démocratie des conseils : ces expériences de conseils ouvriers, de conseils de quartiers, qui ont tenté de développer des formes démocratique d’autogouvernement dont les principes sont tout à fait comparables avec ceux des zapatistes, bien que les contextes soient radicalement différents [3].
Sans gommer les différences notables entre ces expériences, il est nécessaire de s’intéresser aux racines et aspirations communes, que l’on retrouve sous la forme de principes directeurs. De manière non exhaustive, voici ceux qui me semblent les plus centraux : ancrage territorial dans la vie sociale concrètes (lieu de vie/lieu de travail) assemblées réunies régulièrement, élection et révocabilité de tous les fonctionnaires, salaire équivalent au salaire moyen, délégués mandatés sur mandat impératif/injonctif, contrôle et révocabilité permanente, vertu éducative des fonctions politiques (changement de conception de la compétence, c’est-à-dire du rapport au faire / savoir ; pratique / théorie), etc.
En soi, ces principes de garantissent rien, il ne s’agit pas d’une check-list du bon projet d’autogouvernement. Mais ils sont un préalable indispensable. Pris ensemble, ces principes font sens vers :
1) la réappropriation publique ancrée dans des espaces collectifs : lieu de vie, lieu de travail ;
2) la diffusion horizontale de la démocratie à partir de l’assemblée décisionnelle, depuis laquelle découle une délégation concentrique rotative et contrôlée ;
3) un pouvoir politique d’autant mieux contrôlé et réapproprié collectivement qu’il est déspécialisé et réintégré dans l’ensemble de la vie sociale.
Deux implications centrales se dégagent de cette analyse : la conception radicalement démocratique du pouvoir et le constat du fait que ces mesures sont celles d’un processus de dépérissement radical de la machine d’État. Nous sommes bien à la fois dans un processus constructif (défense d’un projet) et destructif (lutte contre)
Discussion des éléments stratégiques
Cela nous ramène à l’articulation entre projet et stratégie dont je parlais en introduction. De cette articulation découle une tension permanente dans les projets politiques révolutionnaires : celui entre fétichisme et instrumentalisation, ou entre courants spontanéistes et substitutistes. Dans les expériences auxquelles j’ai renvoyé tout à l’heure, en passant à nouveau au-dessus des spécificités propres à chaque mouvement, on retrouve deux grandes tendances stratégiques, qui défendues à l’extrême deviennent des écueils, des impasses.
Les deux écueils de la stratégie révolutionnaire
L’instrumentalisation du mouvement et l’orientation substitutiste
Dans la lignée du jacobinisme, on retrouve les courants léninistes les plus stricts, mais aussi la social-démocratie qui se réunissent dans la subordination du mouvement d’émancipation à l’objectif de prise en main du pouvoir d’État. Historiquement, ces tendances, poussées à l’extrême, ont provoqué le détournement et le dévoiement de diverses expériences d’autogouvernements tels que les soviets russes ou les conseils allemands.
À gros traits, voici les éléments stratégiques les plus caractéristiques de ces courants :
– valorisation du problème du rapport de force (= il faut gagner) par rapport à la logique du mouvement et des transformations ici et maintenant : les moyens plutôt que la fin ;
– concentration sur la progression du rapport de force vis-à-vis des opposants au détriment des principes du projet comme du pluralisme ;
– rôle des médiateurs/des organisations : construction d’une avant garde qui introduit de l’extérieur ses directives au mouvement.
La fétichisation du mouvement et l’orientation spontanéiste
On trouve ici certains courants spontanéistes du gauchisme des années 70, certains pans du conseillisme hostiles à l’organisation politique, certains courants de l’anarchisme puis du post-modernisme. Historiquement, ces tendances poussées à l’extrême on favorisé l’échec et l’écrasement d’expériences florissantes telles que la Commune de Paris. En se détournant du problème du rapport de force vis-à-vis du gouvernement de Versailles et en voulant trop se considérer comme « un gouvernement en temps normal », les idéologues et acteurs de la Commune ont sacrifié la viabilité de la Commune à son idéal.
Voici les éléments stratégiques les plus saillants de cet écueil :
– valorisation de l’ici et maintenant par rapport à la stratégie : la fin plutôt que les moyens ;
– concentration sur les principes politiques statiques plutôt que sur la progression dynamique : risque d’opérer une check liste des bons principes et des bonnes pratiques à appliquer ;
– rôle des médiateurs/organisations : rejet de toute organisation séparée qui dicterait des objectifs au mouvement ; méfiance envers les organisations directement politiques.
Le positionnement zapatiste en question
Stratégie
L’autonomie zapatiste est pensée comme constituant à la fois la finalité et le moyen. En d’autres termes, les outils politiques mis en place se veulent à la fois organes de luttes (moyens) et laboratoires de nouvelles relations sociales (fin). Malgré l’isolement dans lequel est confinée la lutte zapatiste et son échec – il faut le reconnaître – à faire tâche d’huile sur le territoire, on trouve bien une volonté de réunifier les temps de la transformation sociale.
Organisation
L’EZLN n’a fait ni le choix de s’auto-dissoudre comme organisation séparée, ni le choix de se substituer aux organes de gouvernement zapatiste. En ce sens, l’EZLN semble vouloir tenir à distance à la fois les excès instrumentalistes du léninisme, et les excès spontanéistes de certains courants gauchistes.
– Rejet des excès instrumentalistes du léninisme : c’est dans l’ADN même du mouvement comme en témoigne sa construction historique, depuis le foco des années 80 et sa confrontation avec la population chiapanèque indigène (cf. les écrits de Marcos à ce sujet et l’ouvrage de Carlos Tello-Díaz, La rebelión de las cañadas : origen y acenso del EZLN). De ce positionnement découle le fait que la base et le cœur décisionnel du mouvement soient les populations civiles zapatistes, les communautés, les assemblées. D’où aussi certaines tentatives de création d’organisations politiques civiles : le FZLN puis la Otra Campaña, avec des succès plus ou moins probants. L’EZLN s’est malgré cela toujours maintenu, refus de se dissoudre face d’abord à la répression gouvernementale directe, puis face au conflit larvé des paramilitaires.
– Refus d’un spontanéisme total : l’EZLN a toujours gardé une position extérieure de « guide » et de garant, en contact avec les autorités zapatistes civiles des communautés. La création des Conseils de Bons Gouvernement en 2003 a permis de clarifier et stabiliser le rapport entre l’organisation militaire et le gouvernement politique avec la création des comités de vigilance : ils sont formés de permanents de l’EZLN qui ne peuvent prendre aucune part dans le gouvernement civil, mais doivent assurer d’un « contrôle de légalité » sur les autorités. Il s’agit donc de veiller à ce que les lois zapatistes soient respectées et à ce que les délégués/dirigeants n’excèdent pas leurs prérogatives.
Sans entrer ici dans les détails, le parallèle avec la pensée de Castoriadis à ce sujet s’avère instructive : au sein du groupe Socialisme ou Barbarie, il entretiendra de nombreux débats, notamment avec Claude Lefort, autour de la question de la stratégie et de l’organisation. Castoriadis se montrera toujours à la fois critique de l’avant-garde léniniste, mais aussi de la coupure totale entre organisation et mouvement. Entre ces deux écueils, il tentera de développer une praxis militante et politique intermédiaire.
Limites
Enfin, des limites doivent toute de même être rappelées, dont la première et la plus centrale : l’échec d’extension du mouvement, son relatif isolement, et le manque de soutiens politique dans le reste du Mexique. On ne peut évidemment imputer la responsabilité de ces problèmes à l’organisation zapatiste interne, mais afin de ne pas non plus idéaliser ce mouvement (comme aucune expérience historique enthousiasmante), et afin de faire avancer le chemin de l’auto-émancipation ici et maintenant, il est important de se questionner là dessus.
Yohan Dubigeon
Docteur en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
Notes :
[1] Pour qui il y aurait, en gros, trois conceptions de la représentation : 1) la représentation libérale comme transmission de volonté ; 2) la représentation incarnative issue du jacobinisme puis du léninisme, qui serait totalitaire et 3) le rejet de toute forme de représentation, conception autarcique et naïve nécessairement vouée à l’échec.
[2] Castoriadis parle de représentation comme aliénation jusqu’au sens « juridique » du terme : en tant que transfert de propriété. cf. Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe 5. Fait et à faire, Paris, Seuil, 2008, p. 78.
[3] Voir Y. Dubigeon, La démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, thèse de doctorat de science politique sous la direction de Jean-Marie Donegani, IEP de Paris, 29 janvier 2014, 482 p.
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