4 octobre 2013
La question du droit en anarchie – Pierre Bance
Pas plus que le capitalisme, l’anarchie n’est naturelle. Elle l’est d’autant moins pour la plupart des gens que la fabrique du consentement agit à plein pour signifier l’impérieuse nécessité d’un État dans toute société civilisée. Cette évidence instituée ne sera pas renversée avec des slogans hallucinés, des images liturgiques ou des considérations philosophiques hermétiques. La démonstration de l’inutilité de l’État, de son parasitisme, exige des explications intelligibles et des descriptions simples de cet autre futur où l’État se sera évanoui. L’Idée stationne parce qu’expliquer l’anarchie oblige à recourir à des concepts juridiques que beaucoup d’anarchistes gèrent mal, empreints de préjugés : l’individu est essentiellement bon et il n’y aura pas besoin de droit dans la société libérée ; le droit est une production de l’État, autorité illégitime ; le droit est un instrument de domination et de répression… Le moment est venu de s’émanciper de cette aliénation sans bases théoriques, reflet d’un mythe transcendant plus que construit, expression d’un radicalisme plus romantique que pensé. La société sans État n’est pas une société sans droit. Un droit différent, émanation directe du peuple constituant, la structure, la fait fonctionner, assure sa pérennité.
Imaginer ce que pourrait être un droit libertaire permet de montrer son actualité au travers, par exemple, des débats sur la question du mandat de représentation et sa faisabilité dans de multiples expériences autogestionnaires et associatives. C’est surtout, et c’est l’objet de cet article, apporter une contribution indispensable au projet communiste, favoriser l’application, le moment venu, d’une politique juridique et judiciaire réfléchie. Aujourd’hui, en mettant le droit capitaliste et étatique en question, en proposant une philosophie radicalement autre de l’ordre et de la justice, c’est le pouvoir établi qui est mis en question, ce sont les fondements de la démocratie bourgeoise qui sont interrogées.
[tab:Article de Pierre Bance]
La question du droit en anarchie
Ses sources, la justice et la police
La question du droit est de celles que les anarchistes gèrent mal [1]. Les raisons ne manquent pas. L’anarchisme est « parcouru d’un “optimisme anthropologique” » qui rendrait inutile la contrainte juridique parce que « l’individu, chaque individu, est essentiellement “bon”, c’est-à-dire sociable et solidaire » [2]. Dans les sociétés modernes, la force du droit que sa source soit légale, coutumière ou conventionnelle, repose sur l’État, instrument de toutes les dominations ; la fonction du droit est alors comprise négativement, non comme un moyen pour vivre en société mais comme la manifestation illégitime d’un principe d’autorité discréditant la règle juridique pour une société libérée. Enfin, la réflexion sur le droit se concentre sur le droit pénal et la justice criminelle pour butter sur le traitement de la déviance en société libertaire. Les problèmes de droit civil, de droit économique, de droit administratif qui surgiront dans la phase révolutionnaire et post-révolutionnaire sont esquivés. Pourtant, les conflits individuels et collectifs, les petitesses de l’homme ne disparaîtront pas par miracle et la société nouvelle, dans toute sa complexité, ne fonctionnera pas longtemps au jugé. Ou les anarchistes auront des propositions d’organisation réalistes, compatibles avec l’esprit libertaire et acceptables par le plus grand nombre, ou ils laisseront place aux solutions autoritaires, c’est-à-dire à la reconstitution de l’État avec un droit fondé sur la domination d’une classe. Là est l’enjeu d’une réflexion libertaire sur le droit.
Pas plus que le capitalisme, l’anarchie n’est naturelle. Elle l’est d’autant moins pour la plupart des gens que la fabrique du consentement agit à plein pour signifier l’impérieuse nécessité d’un État dans toute société civilisée. Cette évidence instituée ne sera pas renversée avec des slogans hallucinés, des images liturgiques ou des considérations philosophiques hermétiques. La démonstration de l’inutilité de l’État, de son parasitisme, exige des explications intelligibles et des descriptions simples de cet autre futur où l’État se sera évanoui. L’Idée stationne parce qu’expliquer l’anarchie oblige à recourir à des concepts juridiques et que surgissent alors les blocages ou limites avancés précédemment. Le moment est venu de s’en libérer, de s’émanciper de cette aliénation sans bases théoriques, reflet d’un mythe transcendant plus que construit, expression d’un radicalisme plus romantique que pensé. La société sans État n’est pas une société sans droit. Un droit différent, émanation directe du peuple constituant, la structure, la fait fonctionner, assure sa pérennité.
Imaginer ce que pourrait être un droit libertaire permet de montrer son actualité au travers, par exemple, des débats sur la question du mandat de représentation et sa faisabilité dans de multiples expériences autogestionnaires et associatives. C’est, surtout, apporter une contribution indispensable au projet communiste, favoriser l’application, le moment venu, d’une politique juridique et judiciaire réfléchie. Aujourd’hui, en mettant le droit capitaliste et étatique en question, en proposant une philosophie radicalement autre de l’ordre et de la justice, c’est le pouvoir établi que nous mettons en question, ce sont les fondements de la démocratie bourgeoise que nous interrogeons, c’est notre proposition anarchiste que nous valorisons.
De l’ordre anarchiste
Il ne suffit plus de lancer le ravageur aphorisme d’Élysée Reclus, « l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre », ou de titrer à la manière de Normand Baillargeon, reprenant Léo Ferré, que l’anarchie c’est « l’ordre moins le pouvoir » ou encore d’affirmer comme un blasphème attribué à Antonin Artaud, que « l’anarchiste est celui qui a un tel besoin d’ordre qu’il n’en admet aucune parodie »… Des questions récurrentes réclament des réponses concrètes. Selon quelles règles organiser une société sans État ? Comment résoudre les conflits individuels et collectifs ? Comment gérer les comportements antisociaux ou asociaux ? Peut-on parvenir à la justice, à l’égalité totale sans la force quand tous autres moyens ont échoué ? Ne pas y répondre conforte le constat que les anarchistes prônent une idée qu’ils ne sont pas capables de rendre lisible et crédible. Cette légèreté signera aussi leur impuissance si, par un événement toujours possible, surgissait l’espoir d’un monde nouveau car la spontanéité des masses sans théorie révolutionnaire ne peut conduire à un mouvement serein et à une révolution victorieuse ; elle est source de désordre et laisse un vide dans lequel s’engouffrent les partis et les politiciens pour rétablir l’État et leur autorité.
Sans véritable écho, l’alerte a été lancée dans Le Monde libertaire. Guillaume Goutte y fustige ceux qui refusent « de concevoir la société révolutionnaire comme une société humaine, au profit d’un monde utopique – au vrai sens du terme – où il n’y aurait plus ni déviance ni conflits, où les hommes vivraient dans une fraternité telle qu’elle annulerait toutes les humeurs et les pathologies mentales, celles-là mêmes qui peuvent être à l’origine de transgressions sociales ». Il affirme que plus de sécurité n’implique pas moins de liberté, ce que serine tout État, et « qu’il est possible, si l’on s’en donne les moyens, de construire une société dans laquelle la liberté n’est pas l’ennemi de la sécurité mais son principal garant » [3].
La société communiste n’a de sens, en effet, que si elle garantit la liberté, l’égalité, la sécurité [4] et les lie. Ce fut le tort des anarchistes de croire que liberté, égalité, sécurité seront spontanément assurées par l’abolition de l’État. Ce fut le tort des marxistes d’avoir cru que l’État dépérissant sous la dictature du prolétariat en serait le protecteur. Dans le deux camps beaucoup en sont revenus. La tâche des anarchistes est de donner à l’ordre libertaire sa dimension constituante en faisant le constat que, si l’on veut avancer dans le projet révolutionnaire, il faut considérer la typologie des conflits qui troubleront l’ordre dans la société sans État pour en chercher des solutions conformes à ce projet. Dans la société communiste existeront, sans jamais disparaître :
– des conflits entre collectivités, quand des divergences d’interprétation des contrats collectifs de la société fédérale se feront jour entre communes, entre syndicats, entre commune et syndicat, etc. [5] ;
– des conflits entre personnes physiques sur l’exercice de leurs droits dans un espace privé tels les différends familiaux ou de voisinage, entre une personne et une collectivité par exemple entre un travailleur et son « employeur », le comité d’organisation de son entreprise autogérée ;
– des conflits et des dérives de nature délictuelle ou criminelle, car l’homme ne se débarrassera pas du jour au lendemain de ses faiblesses, de ses bassesses, longtemps encore il devra répondre d’une banale dépossession ou d’un meurtre passionnel, d’un tapage nocturne ou d’une imprudence mortelle, d’un abus d’autorité ou d’un attentat contre-révolutionnaire.
Le mythe d’une société qui échapperait à tout conflit étant rejeté, il faut admettre que le conflit doit être déterminé et l’ordre rétabli ce qui conduit à cette évidence qu’il n’y a pas de société sans droit, que la société anarchiste aura le sien.
Aux adversaires de cette idée, demandons comment en anarchie se fera la circulation routière ? Le Code de la route disparaîtra ? Chacun se conduira comme il le sent et comme il se doit grâce à un sens aigu de la civilité ? Pourtant, dès aujourd’hui, l’anarchiste ne doit-il pas s’obliger à respecter ce Code, non parce que l’État l’impose mais parce qu’il est le gage de sa sécurité et de celles des autres [6] ?
Un droit donc mais aussi une justice et une police pour le faire appliquer. Un droit, expression de la conscience collective qui remplacera le droit de la domination et de la propriété du capitalisme financier ou d’État. Un droit nouveau qui, pourtant, conservera des traits du droit ancien parce que le droit est inhérent à la vie des humains [7], parce que dans l’héritage de la société passée, la société en construction trouvera des mécanismes juridiques éprouvés [8].
Du droit anarchiste
Pour les juristes, l’ordre juridique, par excellence, est représenté et assuré par l’État. L’anarchie étant, par excellence, la société sans État, les docteurs du droit l’assimilent à une société sans droit confortant ainsi le sens vulgaire du mot [9]. Quelques professeurs avisés soulignent qu’il existe pourtant du droit en dehors de tout État ; oui, mais les exemples cités tiennent à l’histoire ancienne, à des minorités ethniques ou des groupes particuliers, de l’anarchie système politique et juridique il n’est point question [10].
Certes, la société sans État est une société où il n’y a plus de parlement pour faire des lois, plus de gouvernement pour édicter des règlements, plus d’administration pour les faire appliquer. Est-ce à dire qu’il n’y a plus de droit ? L’anarchisme prétend que l’ordre et la justice sont possibles sans État dans une société achevée, égalitaire, libertaire et durable or, rien de tel n’est possible sans un droit, un droit anarchiste. Le droit, jusque-là technique de gouvernement, devient le support rationnel pour concevoir une société sans domination. Les catégories du droit traditionnel évolueront au regard de la nouvelle réalité : l’absence d’État, la disparition de la propriété, l’extinction des dominations et des aliénations [11].
Le processus de décision ne sera pas très différent de tout processus de décision disons démocratique. On cherchera d’abord le consensus, mais celui-ci ne pourra se faire que sur des questions portant une valeur universelle, par exemple une mesure évidente relative à la protection de l’enfance. Plus souvent, par la discussion puis par la négociation on tentera un compromis : compromis éthique quand l’un des points de vue accepte ce qui est acceptable dans l’autre ou lâche sur sa part d’incertitude ; compromis pragmatique quand une partie renonce à bloquer le processus de décision parce qu’il faut avancer. Mais le plus fréquemment, dans une société complexe, consensus et compromis ne seront pas possibles ou n’aboutiront pas pleinement à la décision, celle-ci devra alors être prise à la majorité, une majorité dont la décision au regard des négociations qui l’auront précédées pourra finir par faire plus ou moins consensus [12]. Le droit n’est pas autre chose que l’instrument par lequel la société se donne les moyens de mettre en œuvre les décisions auxquelles elle est parvenue.
Dans le système démocratique, la loi est élaborée par le pouvoir législatif et mise en œuvre par le pouvoir exécutif. En anarchie, pouvoirs législatif et exécutif sont comme fondus dans les assemblées et conseils décisionnels. Ceux qui émettent la règle, l’appliquent, se l’appliquent [13].
Selon les sujets, l’élaboration du droit se fera au sein de chaque communauté autonome, dans des regroupements communautaires plus ou moins larges qui rechercheront une unification des règles pour éviter des conflits de droit.
Le droit fédéral
Autonomie des collectivités ne veut pas dire autarcie sociale ou économique. La collectivité autonome s’inscrit dans une société fédérale et participe à son fonctionnement avec l’ambition de combiner une administration efficace et un contrôle populaire. Le mandat impératif, sa révocabilité, la rotation des tâches joueront un rôle essentiel en permettant la substitution du peuple aux pouvoirs législatif et exécutif [14]. Le droit de la société fédérale comprendra deux champs :
– Le droit interne que chaque collectivité (commune, région, entreprise, fédération professionnelle, etc.) se donne pour acter sa constitution et organiser son fonctionnement. Il prendra la forme d’un statut, d’une charte, d’un règlement intérieur et sera la loi des adhérents de l’entité juridique devenue ainsi une personne morale.
– Le droit collectif qui fédérera, d’une part, les collectivités locales (communes, cantons, régions…) pour la gestion du territoire, d’autre part, les collectifs professionnels (syndicats, conseils d’autogestion, fédérations de production…) pour assurer la production, les services… Droit collectif qui permettra également à ces deux champs de se coordonner dans des comités confédéraux pour organiser, par exemple, la distribution, la construction de logement, l’aménagement du réseau routier… On imagine les montages juridiques complexes de contrats bilatéraux, d’accords collectifs particuliers, de conventions économiques ou sociales, de chartes de principes fondamentaux… qu’il faudra mettre en place et qui, forcément, dans leur application, nécessiteront interprétations des règles applicables, choix entre plusieurs solutions, résolution des divers conflits [15].
Le droit du premier champ est connu puisque existent déjà des statuts d’associations ou de syndicats votés par leur assemblée générale ou des règlements intérieurs d’entreprises, actes unilatéraux de l’employeur ; c’est évidemment la procédure de l’assemblée générale qui sera adoptée car, en anarchie, aucune autorité n’aura compétence pour imposer un règlement à une collectivité. Pour le deuxième champ, on ne part pas de rien, la Commune de Paris et la Révolution espagnole de 1936 ont amorcé des sociétés fédérales dans des temps difficiles de guerre civile [16]. Il faut surtout se tourner du côté du syndicalisme révolutionnaire qui reste d’une étonnante modernité et survit dans le fonctionnement fédéral des syndicats historiques, la Confédération générale du travail (CGT) ou la CGT-Force ouvrière. La coutume ouvrière, le droit que les syndicats se sont donné [17], est d’un précieux secours parce que les syndicalistes qui constituèrent la Fédération des bourses du travail puis la CGT, l’imaginèrent comme modèle de la société future ce que dit expressément la Charte d’Amiens de 1906 :
Le congrès confédéral d’Amiens « considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale » [18].
La proposition est à recadrer dans le contexte contemporain en dépassant l’espace syndical pour l’étendre à tous les terrains de lutte [19]. Elle est encore intéressante en ce sens que le projet n’est pas idéologique, le syndicat regroupe « tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat », nul besoin d’étiquette [20].
Si, demain, se levait une révolution prometteuse, la structure syndicale de la CGT (en France) serait un premier support indispensable grâce à son contrat associatif fédéral ; ceci ne préjuge pas de son bon fonctionnement mais est indispensable à son fonctionnement. Après la grève générale, les sections syndicales et fédérations professionnelles de la CGT sont seule en mesure de remettre en route la production et d’assurer la distribution au travers de ses unions locales. Évidemment, les travailleurs devront prendre leurs affaires en main en agrégeant les autres sections syndicales pour constituer des conseils d’autogestion, en se débarrassant des bureaucraties qui, dans un réflexe spontané, tenteront de contrôler le mouvement, à défaut, en appelleront aux politiciens et aux élections démocratiques pour le rétablissement de la légalité républicaine. La musique est connue.
Le droit des personnes
Le droit civil depuis les Romains jusqu’à aujourd’hui est le droit de l’individu propriétaire. Il sécurise la vie en société (droit de la famille) et organise les échanges (acquisition, protection et modification de la propriété, droit des contrats). Pour limiter les effets néfastes d’un droit civil libéral absolutisé et prévenir la révolte, pendant que l’État politique affine la démocratie représentative, l’État social distribue des prestations (sécurité sociale, assurance chômage, droit au logement, aides sociales) en fonction du rapport de force entre la classe des privilégiés et celle des sans-privilèges.
Le droit des personnes en anarchie est une combinaison du droit civil et du droit social ; s’il conserve des similitudes avec le droit actuel, il en diffère profondément puisque disparaissent propriété privée et État. Il ne s’agit donc plus de protéger l’individu propriétaire et de réguler ses échanges mais d’organiser la vie de personnes libres en marche vers leur émancipation dans une société pré-communiste puis communiste. Il ne s’agit pas de recréer l’État-Providence redistributeur mais d’organiser une protection sociale égalitaire au sens le plus large au travers d’institutions sanitaires et sociales fédérales. En cela, la répartition sociale autogérée répondant à la sécurisation de chacun et à l’obligation collective de solidarité posera aux révolutionnaires probablement moins de problèmes que le droit civil où il faudra repenser les droits et obligations de chaque citoyen à partir des principes de liberté, d’égalité et de solidarité dans des domaines divers… et sensibles. Ainsi, la nationalité devrait disparaître, mais le pourra-t-elle efficacement tant que le communisme sera localisé ? Maintiendra-t-on des actes d’état civil bien qu’ils constituent des fiches de police ? Il paraît difficile de s’en passer ne serait-ce que pour assurer la distribution des biens et des droits. Dans la famille, l’union libre sera-t-elle actée, les règles de la filiation devront-elle être modifiées ? Quid de l’autorité parentale ? On connaît la variété des opinions sur ces questions et on ne peut s’en remettre aux quelques préceptes individualistes pour un millénium anarchiste de communautés agricoles. Les débats sur le contenu s’annoncent terribles pas moins que sur la méthode d’élaboration de ce droit.
Le domaine du droit des personnes sera-t-il national (universel) ou au contraire local ? Ses modalités de création prendront-elles la forme d’assemblées générales ou d’assemblées de délégués mandatés ? Quel sera son support juridique, s’agira-t-il d’un droit coutumier en appelant aux usages d’une collectivité, d’une profession, ou d’un droit purement conventionnel ? Ira-t-on jusqu’à un droit codifié ? Dans ce cas, quelle sera la nature des textes juridiques qu’il consignera : décret, arrêté, proclamation, décision, avis… comme sous la Commune de Paris ? Loi peut-être ? Il appartiendra aux premiers concernés de répondre à ces questions et quelques autres. Toutefois pour décider encore faut-il avoir une idée de ce que l’on veut, de ce que peut être un droit civil libertaire rationnel, aussi n’est-il pas inutile d’y réfléchir dès aujourd’hui, d’en tracer des lignes directrices, pour ne pas se trouver dépourvu le moment venu. Or sur ce terrain nous ne sommes guère en avance.
Ce qui ne fait pas de doute est que le droit arrêté par une communauté plus ou moins large sera source de conflits interprétatifs, de difficultés d’application, de violations intentionnelles ou non, voire de conflits de droits. Prenons un exemple sur ce dernier cas :
Quel droit personnel appliquer à un couple qui se sépare quand sont invoqués des droits de la famille de collectivités différentes : droit du lieu de naissance de l’homme, de la femme, des enfants, droit du domicile ?
D’où l’utilité d’unifier par des « traités » les règles juridiques, d’envisager l’élaboration un droit civil fédéral, au moins d’y songer.
Le droit de la sécurité
Le droit de la sécurité, par certains aspects comparable au droit pénal actuel, plus que les autres, nécessitera une refonte complète. Mais :
« Si l’on veut prolonger une réflexion sur ces questions, il s’agira de ne pas être trop angéliques et trop naïfs, et de reconnaître qu’il y a des déviants
dangereux, et qu’il faudra les maintenir, fermement, le temps nécessaire à les rendre inoffensifs ; on devra donc les maîtriser en attendant un retour au calme, les maîtriser sans heurts excessifs » [21].
L’ordre nouveau débarrassé du capitalisme, de la propriété privée des moyens de production, de l’exploitation de l’homme par l’homme et de bien d’autres choses encore, promouvant le respect mutuel et l’autodiscipline notamment par l’éducation libertaire, diminuera les causes de la délinquance et sera capable de résoudre humainement des problèmes qui viendront de ce qui reste d’instinct animal en nous. L’élaboration de ce droit sera délicate. Sur quelles bases philosophiques, morales, juridiques l’élaborer ? Par qui sera-t-il élaboré ? Quel sera son champ d’application, les mêmes mesures pénales s’appliqueront-elles à Lille ou à Marseille ? Parviendra-t-on à éviter toute mesure coercitive y compris la privation de liberté pour les individus dangereux ? On comprend qu’il faudra avoir préparé des projets car s’en remettre à la vox populi serait irresponsable. Donnons l’exemple d’une problématique à partir des notions de propriété.
S’agissant de la propriété privée des moyens de production, elle disparaîtra au profit d’une détention collective. Celle-ci sera démembrée pour confier les biens collectifs à des entités qui en auront la garde et l’usage : les travailleurs d’une usine par exemple. Ceci veut dire qu’on ne pourra sans droit retirer une machine de cette usine au prétexte qu’elle serait plus utile ailleurs ; si cela était fait il y aurait une violation du droit, un vol au détriment des détenteurs missionnés par la collectivité.
S’agissant de la propriété privée des biens ordinaires ; on peut décréter qu’elle n’existe plus et est remplacée par la possession. La nouvelle qualification emporte d’importantes conséquences juridiques : le bien attribué par la collectivité en fonction des besoins (logement, voiture, etc.) ne peut être vendu, donné, loué, il ne peut être transmis par succession et sa possession doit être justifiée par l’usage ; de même la valeur d’échange qui remplacera l’argent ne peut être capitalisée. Il reste que ce changement de qualification de propriété en possession ne fait pas disparaître la responsabilité civile (accidents de voiture, troubles du voisinage, etc.) et la responsabilité pénale (vol de la voiture, dégradation du logement d’autrui, détournement d’unités monétaires même dématérialisée, etc.).
Ainsi, Madame, en société anarchiste, il y aura un droit à la sécurité. Un droit mais aussi une justice et une police pour le faire respecter.
De la justice anarchiste
À bon entendeur : la justice anarchiste n’a rien à voir avec les méthodes expéditives imputées au Père Duchêne ; on ne rétablira pas la peine de mort même pour les ennemis de la révolution [22]. La justice anarchiste implique :
– un droit connu pour éviter l’insécurité juridique ;
– une procédure arrêtée pour garantir l’égalité des plaideurs, la protection des victimes et aussi des coupables ;
– des juges élus pour trancher un litige ou sanctionner une infraction.
En anarchie, pour ce qui est de la procédure judiciaire, il en sera comme pour le reste de la question juridique, il appartiendra aux entités concernées d’en décider et d’élaborer :
– une procédure administrative pour le droit fédéral avec pour fil conducteur la préservation du commun et de l’intérêt collectif ;
– une procédure civile pour les nouveaux droits civils avec pour maître mot la liberté de chaque personne dans la limite des obligations que suppose la vie en communauté ;
– une procédure pénale qui garantira la sécurité de chacun tout en assurant la réinsertion des personnes en situation de défaillance sociale, en les soignant lorsqu’elles doivent l’être.
Procédures de conciliations et de jugement
La procédure, dans la société sans État, privilégiera la conciliation, la médiation, la transaction avant tout arbitrage ou jugement. La société capitaliste privilégie aussi ces moyens de justice ; ainsi :
● La conciliation peut être prévue par des textes légaux comme la première phase de la procédure prud’homale ou le recours au conciliateur de justice, parfois par des dispositions conventionnelles telles les commissions de conciliation des conventions collectives de travail. À tout moment de la procédure le juge peut tenter de concilier les parties. Il existe des formes particulières de règlement « amiable » qui, sans être des conciliations, s’en rapprochent comme le divorce par consentement mutuel ou la rupture conventionnelle du contrat de travail.
● La médiation peut être extra-judiciaire en permettant aux parties en conflit de rechercher une solution avec un tiers choisi par elles. Elle est judiciaire quand le juge désigne une tierce personne pour trouver une solution ; cette procédure s’applique notamment dans les conflits du travail. En droit pénal, le procureur peut tenter une médiation qui assurera la réparation du dommage subi par la victime.
● La procédure participative permet aux parties, avec leurs avocats, de résoudre amiablement le différend comme s’ils se trouvaient devant le juge mais sans juge.
● La transaction, matérialisée par un relevé contractuel des concessions réciproques des parties met définitivement fin au conflit. Fréquente en droit commercial, elle existe aussi en droit du travail. En droit fiscal, elle clôt un contentieux entre l’administration des impôts et un contribuable.
● L’arbitrage, enfin, par lequel les parties confient à un tiers le règlement de leur différend, existe en de nombreux domaines. On ne se trouve plus dans le cadre d’une procédure amiable puisque, comme un juge, l’arbitre tranche et que sa décision s’impose [23].
La société communiste s’inspirera et développera de telles formes de résolutions pacifiques et extra-judiciaires des conflits, cependant il paraît difficile de supprimer toute phase de jugement si ces procédures sont épuisées ou inapplicables. Deux exemples du quotidien l’illustreront :
L’un oppose une famille et une collectivité fédérale. La famille estime que la commune ne lui a pas donné le logement correspondant à ce que convenu dans une délibération communale. Si chacune des parties campe sur sa position, refusant conciliation et médiation, il faut bien que quelqu’un tranche car on ne peut laisser une décision du conseil municipal sans recours.
L’autre est un conflit interpersonnel. La disparition du mariage républicain dans la société anarchiste n’empêchera pas la rupture des unions libres et son cortège de difficultés sur la répartition des biens et surtout la garde des enfants [24]. Si le couple ne se met pas d’accord, un tiers doit décider pour lui. Il est d’ailleurs probable que, pour la garde, le juge anarchiste se réfère au concept juridique du droit actuel de l’intérêt supérieur de l’enfant [25].
La décision arbitrale ou de jugement devront obligatoirement, au moins dans les affaires graves, ouvrir la possibilité d’un appel, la justice anarchiste ne saurait faire moins que la justice bourgeoise [26]. Dans la société communiste, le jugement sera un pis-aller, mais il l’est aussi dans la société bourgeoise, un adage le rappelle : « un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès ».
Le camarade-juge
Qui te fera juge [27] ? Il est clair que le juge professionnel, juge à vie et rémunéré comme tel disparaîtra. Les juges seront élus avec un mandat, un mandat plus moral que précis, par l’assemblée des ressortissants de sa compétence territoriale et d’attribution [28] ; cette assemblée pourra les révoquer à tout moment. On peut également procéder par tirage au sort parmi les citoyens et, raisonnablement, parmi des citoyens volontaires. Si l’on s’en réfère aux catégories actuelles, le juge en société communiste se définit plutôt comme arbitre puisque choisi par la collectivité et non désigné par l’État, puisque sa fonction est à durée déterminée et non permanente, puisque simple citoyen et non professionnel de la justice. Le risque, comme aujourd’hui en matière de permanence syndicale, est que le juge acquiert des compétences faisant que le reste du collectif considère que, compte tenu de la complexité de la chose juridique, il est le mieux à même d’accomplir la tâche et, qu’ainsi, il se transforme en juge permanent. La limitation du nombre de mandats remédiera à ce genre de travers.
Dans le droit capitaliste, l’élection des juges existe aussi, ainsi en droit du travail pour les conseillers prud’hommes et en droit commercial avec les juges consulaires. Le tirage au sort également, avec les jurés populaires des cours d’assises extraits de la liste des électeurs du département, procédure récemment étendue à titre expérimental aux tribunaux correctionnels [29]. La justice anarchiste tirera profit de ces pratiques pour les adapter à la nouvelle société, pourrait-elle faire autrement ?
Comme en société capitalo-parlementaire, la crédibilité de l’ordre social nouveau tiendra à l’exécution d’une conciliation, d’un arbitrage ou d’un jugement. Comment faire si la personne concernée ne respecte pas l’accord auquel elle a consenti, se soustrait à la décision qui l’a sanctionnée, et que la pression sociale n’a pas suffi pour la contraindre ? Il faut donc penser à la mise au point de procédures d’exécution forcée qui relèveront de la justice mais seront appliquées par une police car pour cela comme pour le maintien de l’ordre en général, la police, quel que soit le terme employé, n’aura pas disparu dans la société anarchiste.
De la police anarchiste
Plus encore que l’appareil judiciaire, la police, dans l’idéal, ne devrait plus être nécessaire [30]. Mais le communisme est « le simple qui est difficile à faire » [31]. L’idéal d’Utopie ne sera probablement jamais atteint ; en attendant, il faut vivre en s’en rapprochant. Même durant le bref été de l’anarchie, en Catalogne, la police ne disparut pas [32]. Il faut donc, pour éviter que ne réapparaissent les travers du droit de la force régalienne, que les citoyens conçoivent une police différente, une police qui soit leur émanation par élection ou tirage au sort, et qu’ils contrôlent complètement par des mandats précis et la révocabilité [33]. Une police dont le mandat impératif sera de ne jamais intervenir quand des solutions pacifiques seront possibles, dont la seule finalité sera de conforter le pacte social en faisant respecter les accords de conciliation ou les décisions de justice et en assurant la protection de la population contre les faiblesses inhérentes à l’être humain. Évidemment, une délégation de la police aura pour but, comme dans toutes les sociétés, de protéger l’ordre nouveau, serait-il révolutionnaire et anarchiste, contre les agissements de la contre-révolution qui, n’en doutons pas, sera longtemps active et probablement cruelle ; autant dire que, là aussi, les procédures de désignation, de contrôle et de révocation devront être drastiques pour éviter les dérapages que connurent les révolutions passées car les polices révolutionnaires, les polices politiques, rebaptisées milices antifascistes, milices ouvrières, patrouilles de contrôle, etc., ne furent pas toujours à la hauteur de leur mission et la justice populaire se réduisit parfois au lynchage.
Actuellement, la question de la police est illustrée par le service d’ordre des diverses manifestations. Aucune pirouette sémantique ne fera qu’un service d’ordre ne soit pas une police d’un type particulier. De la police traditionnelle elle a les caractères de protection d’une population, de discipline, de force dissuasive, elle peut aussi en avoir les défauts comme la création d’une hiérarchie avec parfois un chef charismatique, l’attitude militaire voire l’uniforme, une propension à la violence… des bavures aussi. Ce sont des difficultés que les révolutionnaires devront résoudre alors que, hier comme aujourd’hui, ils n’y ont pas réussi, organisations libertaires compris.
À ce stade de la réflexion, il est difficile d’en dire davantage car l’imagination doit et devra être au pouvoir puisque la police actuelle, à la différence du droit et de la justice capitalistes, n’est pas même un filet d’inspiration, une amorce de modèle. Tout est à jeter, ou presque. Tout est à repenser, ou presque [34].
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Ne pourrait-on dire que le droit anarchiste « dans ce qu’il a de plus novateur […] incite, conseille, encadre, planifie sans contraindre, prévoit sa propre évaluation, dit comment il faut s’y prendre pour créer de la norme au lieu de prétendre la constituer complétement ; il appelle donc de lui-même la discussion et l’auto-organisation des différentes sphères sociales ». Cette phrase du professeur Stéphane Haber à propos des travaux de Jürgen Habermas sonne comme une mise en garde ; ce n’est pas du droit anarchiste dont il parle, mais du droit de l’État moderne [35]. L’État moderne est-il assez intelligent pour devancer l’innovation libertaire en matière juridique tout en préservant ses autres attributs [36] ou est-il assez bête pour mettre en place l’ossature juridique de la société future contribuant à sa propre perte [37] ?
À propos, ne devient-il pas illusoire de concevoir une société sans État quand subsistent un droit, une justice, une police ? En droit public, l’État se définit par un territoire où vit une population sur laquelle s’exerce un pouvoir souverain [38]. Droit, justice, police n’en sont donc pas des éléments constitutifs, ils ne sont que des instruments de la domination. À la société sans État d’en faire les outils de l’émancipation, en quelque sorte d’organiser le dépérissement de l’autorité illégitime. Mais pour cela, encore faut-il penser le droit, la justice et la police en amont de la révolution pour qu’en cas de jaillissement d’un autre futur, elle ne soit pas subtilisée au peuple par les politiciens et ne s’écroule dans le marasme étatique. Aux anti-autoritaires de dépasser leurs préjugés sur le droit et amorcer une réflexion pour être prêts quand il le faudra. Et tant pis pour les anarchistes fatigués, comme dirait Jacques Rancière.
[1] – Ce texte résulte de l’approfondissement d’une approche parue sur le site Autrefutur.net sous le titre : « Maintien de l’ordre en anarchie. Droit, justice et police libertaires », 21 février 2012 (http://www.autrefutur.net/Maintien-de-l-ordre-en-anarchie).
[2] – Enrico Ferri, « L’anarchisme : entre critique du droit et aspiration à la justice » in Réfractions, n° 6, « De quel droit. Droit et anarchie », hiver 2000, citation page 8.
[3] – Guillaume Goutte, « L’ordre sans l’État. Déviance, conflits et justice en société anarchiste », Le Monde libertaire, n° 1658, 2 au 8 février 2012, page 12 et suivantes.
Quand Guillaume Goutte parle de « déviance », il signifie que l’ordre en anarchie fera l’objet de violations involontaires ou délibérées. « Déviance » doit être compris comme ce qui s’écarte d’une norme. Le mot est juste mais sujet à des interprétations qui le rendent bio-politiquement incorrect. C’est dire qu’il est plus confortable de « dévier » sur la sémantique que d’affronter des questions embarrassantes.
[4] – On dit aussi en droit : la sûreté et, dans le langage courant : la tranquillité ou la quiétude.
[5] – Comment résoudre les conflits aigus entre collectivités quand la faculté d’exclusion n’aura plus de sens ?
[6] – « Être anarchiste commence par le respect du Code de la route », Flora Bance (article précité note 1). Cette phrase pourrait être rapprochée de celle attribuée à Georges Brassens : « Je suis tellement anarchiste que je fais un détour pour passer au passage clouté ! », souvent citée, encore récemment par Normand Baillargeon in L’Ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l’anarchisme, Marseille, Éditions Agone, « Éléments », 2008, 220 pages, citation page 23. En réalité, Brassens aurait dit : « Je suis tellement anarchiste que je fais un détour pour passer au passage clouté, pour ne pas avoir à discuter avec les flics », ce qui donne à la formule un tout autre sens.
On pourrait aussi citer Pierre Bourdieu : « C’est du consensus et je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsque nous passons à l’heure d’été, qui n’accepte comme allant de soi tout un ensemble de choses qui, en dernière analyse, renvoient au pouvoir d’État » (Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Éditions Raisons d’agir et Éditions du Seuil, « Cours et travaux », 2012, 672 pages ; citation page 21) ; Bourdieu donne encore comme exemple de consensus le respect du calendrier (page 268).
[7] – Je donne, tu acceptes, je vends, tu achètes naît un contrat de donation, un contrat de vente ; je propose une tâche, tu l’exécutes, cette relation est un contrat de travail ; nous nous accordons pour agir, se forme un contrat d’association ou un contrat d’entreprise ; nul besoin d’un écrit, le contrat existe par la seule rencontre des volontés. Le mandat impératif, principe fondamental du droit anarchiste, est une banale convention de représentation. L’en-dehors lui-même contracte sans fin.
[8] – C’est la règle de la continuité historique. Même si elle la modifie profondément, la nouvelle société ne fait jamais table rase de l’ancienne dans laquelle elle a germé. « Mais dans le neuf, le vieux se prolonge et peut dévorer l’avenir si nous ne savons pas le contenir, le connaître, lui parler, l’écouter, en somme, si nous continuons d’en avoir peur », écrit, en janvier 1996, le sous-commandant Marcos, cité par Philippe Corcuff page 259 de Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, « Bibliothèque du Mauss », 2012, 318 pages.
[9] – Ainsi, dans le langage savant, comme dans le langage courant, le mot « anarchie » est-il utilisé à la place du mot « anomie » qui traduit mieux l’idée de l’affaiblissement des règles, voire de leur absence dans une société.
[10] – Pascale Deumier, Introduction générale au droit, Paris, L.G.D.J., Lextenso éditions, 2011, 434 pages, voir page 143 et les auteurs cités note 37. Ce livre est une bonne initiation au droit, voir notamment le Titre III : « Le droit, un système ? ».
[11] – Ne sera pas traité ici le droit international qui survivra avant de se fondre dans l’Internationale qui reste le but, certes lointain.
[12] – Sur cette question de la décision par la discussion (la démocratie délibérative), voir Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, « Nrf essais », 1997, 554 pages, notamment les pages 169 et suivantes et les explications de Stéphane Haber, Jürgen Habermas, une introduction, Paris, Pocket-La Découverte, « Agora », 2001, 362 pages, spécialement le passage sur« l’institutionnalisation démocratique des discussions », page 214 et suivantes.
[13] – L’idée de la fusion du législatif et de l’exécutif était chère aux Communards. Elle ne put être maintenue, le Conseil de la Commune se dotant d’un Comité de salut public, embryon de gouvernement.
[14] – Ce droit fédéral présente des similitudes avec le droit administratif ou le droit public actuels. Il s’en distingue principalement en ce qu’il ne concerne que des collectivités et exclut les rapports entre les citoyens et la gestion fédérale qui relèveront désormais du droit des personnes puisqu’il n’y a plus d’État.
Le droit commercial et des sociétés disparaît comme tel, remplacé par le droit fédéral de l’autogestion de la production et de la distribution lequel intègre le nouveau droit du travail.
[15] – Qu’on pense à ce que sera la construction d’une autoroute, d’une ligne de chemin de fer, d’un aéroport où chaque municipalité pourra mettre son grain de sel (ou de sable), où chaque syndicat donnera son avis, où des associations feront valoir des intérêts particuliers néanmoins à considérer. Il faudra pourtant construire des routes, des ponts, des ports, des logements, des usines…
La démocratie directe, expression de chacun, autonomie de tous, contre l’autoritarisme et la bureaucratie, a un prix lequel n’est peut-être pas plus élevé que celui des procédures administratives tatillonnes, des embrouillaminis commerciaux, des luttes de pouvoirs entre experts, des petites et grandes magouilles politiques et financières… d’aujourd’hui. Mais qui peut garantir que, du jour au lendemain, disparaîtra la corruption ?
[16] – S’agissant de la Commune, l’idée est plus importante que l’œuvre puisqu’elle n’a vécu que soixante-treize jours. Lire de Jacques Rougerie, La Commune de 1871, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 4e édition mise à jour, 2009, 128 pages, notamment le Chapitre IV – La Commune de Paris : les œuvres.
Toute différente est l’expérience espagnole qui a duré trois ans, mais dans un contexte si dramatique qu’elle ne put donner toute sa potentialité révolutionnaire. Sur ses réalisations autogestionnaires, lire : Gaston Leval, Espagne libertaire 36-39. L’œuvre constructive de la Révolution espagnole, Paris, Éditions du Cercle, Éditions de la Tête de feuilles, « Archives révolutionnaires », 1971, 402 pages ; Frank Mintz, L’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui », 2e édition, 1976, 380 pages.
[17] – Toujours d’actualité, de Maxime Leroy, La Coutume ouvrière. Syndicats, bourses du travail, fédérations professionnelles, coopératives. Doctrines et institutions, Paris, M. Giard et É. Brière, Paris, 1913, 934 pages ; réédité en 2007, en fac-similé, par les Éditions CNT Région parisienne (deux tomes).
[18] – On trouve facilement le texte de la Charte d’Amiens sur internet, par exemple : http://www.pelloutier.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=30.
[19] – À l’époque, la CGT, avec ses bourses du travail, avait vocation à couvrir, au moins à coordonner, tout le champ social. Aujourd’hui, en somme, doit être retrouvée un mode organisationnel ayant cette capacité de coordination.
[20] – La disparition du salariat et du patronat est évidemment une option idéologique. Mais elle est donnée par la CGT non comme telle mais comme une aspiration naturelle à laquelle tous peuvent contribuer : réformistes et révolutionnaires, marxistes et anarchistes et, surtout, ceux dont la seule philosophie politique est de sortir de leur condition d’exploités.
[21] – Cercle libertaire Jean-Barrué, « Obsolescence de la prison », Le Monde libertaire, n° 1678, 21 au 27 juin 2012, page 12 ; Clé des ondes, émission Achaïra, André Bernard, 31 mai 2012 (texte sur http://cerclelibertairejb33.free.fr/?p=2684).
[22] – Extrait : « Si tu veux être heureux /Nom de dieu / Pends ton propriétaire / Coupe les curés en deux / Nom de dieu / Fous les églises par terre / Sang dieu / Et le bon Dieu dans la merde / Nom de dieu » (1892).
[23] – Il est entendu que cette énumération est indicative et n’a pas pour objet d’entrer dans les débats contemporains sur la pertinence de ces procédures.
[24] – On notera que l’union libre est un contrat précaire, conclu et rompu sans formalisme, mais non sans conséquences juridiques, alors que le pacte civil de solidarité et le mariage sont des contrats à durée indéterminée soumis à des conditions de forme pour leur conclusion et leur rupture.
[25] – Le concept d’intérêt de l’enfant est lui-même sujet à des difficultés d’interprétation nourrissant une abondante jurisprudence ; difficultés qui ne s’évanouiront pas en anarchie.
[26] – Au pénal, le jugement pourra être précédé d‘une instruction indépendante mais le ministère public qui, dans le système judiciaire, représente les intérêts généraux de la société, c’est-à-dire l’ordre étatique, n’aura plus de raison d’être.
[27] – Par juge, nous entendons aussi bien le citoyen délégué à cette fonction, que les bureaux, commissions, conseils… chargés de rendre collectivement la justice.
[28] – La compétence d’attribution tient à la nature de l’affaire. Un même juge ne peut intervenir dans des matières aussi différentes que le droit fédéral et le droit des personnes. Le juge de l’administration de l’autogestion sera élu directement par les membres des entités de producteurs et de consommateurs concernées ou par leurs délégués ; le juge des conflits familiaux par les habitants de la commune concernée.
[29] – Loi n° 2011-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, Journal officiel du 11 août 2011, page 13744. L’intitulé de cette loi est une référence explicite à la démocratie délibérative et illustre la facilité avec laquelle la société capitaliste l’instrumentalise.
[30] – « Le droit peut-il être effectif sans recours éventuel à la contrainte ? La monopolisation de la coercition légitime est-elle l’élément le plus caractéristique de l’exercice du pouvoir d’État ? ». La question est posée par Philippe Braud, page V de son introduction au classique de Georges Burdeau, L’État (1970), Paris, Éditions du Seuil, « Points essais », n° 244, 2009, 216 pages.
[31] – Bertolt Brecht, Éloge du communisme, poésie, 1932 (entre autres sites mais dans une présentation qui fleure bon le stalinisme : www.initiative-communiste.fr/wordpress/?p=3296).
[32] – Sur la problématique du pouvoir et de la révolution sociale pendant la guerre d’Espagne s’impose le livre de César M. Lorenzo, Le Mouvement anarchiste en Espagne. Pouvoir et révolution sociale. Sans avoir besoin de partager les idées et les considérations de l’auteur, tout militant anti-autoritaire devrait le lire pour mesurer, selon des circonstances données, la marge qui sépare l’idéal de sa réalisation (Saint-Georges-d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2e édition revue et augmentée, 2006, 560 pages ; la première édition est parue au Seuil, en 1969, sous le titre Les Anarchistes espagnols et le pouvoir. 1868-1969).
Le livre, moins personnellement engagé, de François Godicheau, La Guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939), est aussi d’une enrichissante lecture parce qu’il y traite principalement des questions d’ordre, de légalité, de justice, de police notamment au regard des problèmes théoriques et pratiques rencontrés par la Confédération nationale du travail ; par exemple le chapitre V s’intitule : « Construire une justice républicaine contre le désordre révolutionnaire » (Paris, Odile Jacob, « Histoire », 2004, 460 pages).
Dans ces ouvrages, on sera étonné de l’efficacité des anarchistes à reconstituer une police dans toutes ses missions y compris le renseignement.
[33] – On signalera au passage que le Code de procédure pénale prévoit que « dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche » (article 73). Tout le monde connaît aussi le délit de non-assistance à personne en danger de l’article 223-6 du Code pénal : « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende » (alinéa 1er).
[34] – En n’oubliant jamais ce que dit Albert Camus aux syndicalistes réunis à la Bourse du travail de Saint-Étienne, le 10 mai 1953, à propos du « communisme » russe : « la révolution s’est essoufflée pendant que la police se renforçait » ; présentation et discours disponibles sur le site un Autre futur (http://www.autrefutur.net/Restaurer-la-valeur-de-la-liberte).
[35] – Stéphane Haber, Jürgen Habermas, une introduction, précité note (12), page 226.
[36] – « Autrement dit, sans que ses autres attributs lui soient forcément retirés, l’État moderne devient tendanciellement spécialiste de la mise au point des procédures à travers lesquelles la société civile, devenue complexe, cherche à se réguler elle-même. Au moins autant que l’instance qui décide et sanctionne, il devient celle qui supervise et informe les micro-processus d’auto-détermination et d’invention normative qui s’effectuent aux différentes échelles et dans les différents espaces de la société » (Stéphane Haber, Jürgen Habermas, une introduction, précité note 12, page 226).
[37] – Plutôt qu’ossature juridique les marxistes parleront de superstructure juridique. Sur les différentes définitions de superstructure chez Marx et les marxistes, voir Philippe de Lara, « Superstructure » in Dictionnaire critique du marxisme sous la direction de Georges Labica, Paris, Presses universitaires de France, « Grands dictionnaires », 1982, 942 pages. Disponible dans la collection « Quadrige » des Presses universitaires de France, 3e édition, 2001, 1264 pages.
On sait ce qu’il est advenu des raisonnements à partir des travaux de Marx sur la contribution du capitalisme à l’inéluctabilité de sa disparition. Dans le Manifeste du parti communiste (1848), Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient : « À mesure que la grande industrie se développe, la base même sur laquelle la bourgeoise a assis sa production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce qu’elle produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs. Son déclin et le triomphe du prolétariat son également inévitables » (Karl Marx, Œuvres I. Économie I, préface par François Perroux, édition établie et annotée par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1963, tirage 2010, 1822 pages ; Le Manifeste communiste, page 158, traduction de Maximilien Rubel et Louis Évrard, citation page 173). On retrouve quasiment la même phrase dans Le Capital (1867), page 1240 du recueil de la Pléiade précité.
[38] – Pour une première approche de l’État, sa théorie et sa critique, lire Georges Burdeau, L’État, précité note (32). Voir particulièrement son introduction et la préface de Philippe Braud qui actualise le concept d’État ou, plus exactement, la manière de l’aborder.
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