6 octobre 2015
La question lancinante de la stratégie politique – Didier Eckel
Contribution au débat de la 16ème séance de juin 2015 du séminaire ETAPE
La question de la liberté négative et de la liberté positive, travaillée par Ruwen Ogien et débattue par les membres du séminaire ETAPE, vendredi 12 juin 2015 (http://conversations.grand-angle-libertaire.net/etape-seminaire-16/), m’évoque, in fine, la question insoluble et stratégique du :
Comment peut-on inventer, et construire, de nouveaux mondes ?
Contradiction autour de la liberté positive
Tenter d’inventer de nouveaux mondes nécessite, probablement, de penser des modes d’organisation sociale différents permettant d’ouvrir les regards sur la « condition humaine ». Notamment de passer d’une vision essentialiste de l’homme (aujourd’hui forgée par plus de deux siècles d’organisation et de pensée libérales autour de l’homo œconomicus) à des représentations pluralistes des potentiels humains rendant envisageables des « dimensions plus positives » (mais pas exclusives) du vivre ensemble. Notamment les dimensions de coopération et de solidarité, chères aux libertaires. Mais est-il possible de tenter de privilégier des « dimensions positives » de l’humain sans promouvoir une (ou des) liberté(s) positive(s) ?
La critique faite par Ruwen Ogien de la liberté positive (faire dépendre, en partie, la liberté de la bonne – ou des bonnes- conduite-s- des individus entre eux ; comme le devoir de solidarité que je viens d’évoquer) permet de bien comprendre le risque des dérives moralistes et normatives de ce type de positionnement.
Selon Ruwen Ogien, si le juste (lié à la liberté négative, doublée de la non domination) doit s’appliquer à toutes et tous de la même façon, le bien est, lui, forcément pluriel (et même individualisé). Si le bien (ou le bon, lié à la liberté positive) tend à être universalisé, il y a de grands risques qu’il devienne une contrainte morale extérieure (contrainte d’un pouvoir et/ou sociale) donc antinomique avec l’exercice de la liberté.
Il pourrait donc y avoir une contradiction : vouloir (légitimement, me semble-t-il) tendre à une nouvelle organisation sociale promouvant le bien (l’individu coopératif et solidaire contre l’homo-œconomicus, par exemple) serait imposer une liberté positive nécessairement moralisante ; donc liberticide.
Ruwen Ogien semble se « contenter » de promouvoir la liberté négative (en y ajoutant la non domination). Pour ne pas avoir à se confronter à cette contradiction ? Ou parce qu’il ne se pose pas la question stratégique du « changement de société » ?
Pour ma part je préfère tenter d’affronter cette contradiction car je crois que travailler la question de la coopération et de la solidarité (entre autres) face au libéralisme ambiant est difficilement évitable. Mais comment s’y prendre sans tomber dans le travers signalé, à juste titre, par Ruwen Ogien ?
Trois pistes pour des chemins stratégiques
Je vais essayer de proposer quelques pistes (probablement très discutables et insatisfaisantes).
Tout d’abord en insistant sur le fait que je ne défends pas l’idée qu’il y aurait une « nature » (ni même une morale) solidaire de l’homme, à retrouver contre « l’erreur anthropologique » que serait la « nature » œconomicus de l’homme (pour reprendre l’exemple). Il s’agit bien de dire qu’il n’y a probablement pas de « nature » (bonne ou mauvaise) de l’homme. Un anti-essentialisme donc qui permettrait de penser une pluralité de possibles en devenir.
Le dernier livre de Jérôme Baschet [1] me semble intéressant par rapport à cette question. Il y défend l’idée d’une pluralité des mondes nouveaux (post-capitalistes) coexistant en même temps sur la planète. Multiplicité de mondes qui permettrait (peut-être) de ne pas engendrer une morale unique, une universalité du bien.
En m’appuyant sur le livre de John Holloway [2], assez proche de celui de Jérôme Baschet, je fais l’hypothèse que des expérimentations de micro-pratiques et de micro-organisations en marge du capitalisme (ce que John Holloway appelle des brèches) pourraient être des points d’appui pour rendre désirables (et non morales ?) de nouvelles facettes du vivre ensemble : l’expérimentation (pragmatique et donc censément non morale) plutôt qu’un discours de conviction potentiellement normatif (voire idéologique et même repoussoir ?).
Ces trois petites pistes (que je n’ai pas inventées) sont sans doute insuffisantes et ne produisent probablement pas une stratégie politique à elles seules mais il me semble qu’elles peuvent contribuer à étayer des chemins stratégiques toujours incertains. Des chemins d’autant plus obscurs pour les militantes et militants d’aujourd’hui que les temps ne paraissent guère favorables à une recherche d’émancipation (de liberté ?).
L’exemple de la prostitution
Pour alimenter mon propos, j’aimerai évoquer rapidement un point précis de discussion qui a accaparé une grande part du débat d’ETAPE ce vendredi 12 juin, à savoir, la question de la prostitution et la position féministe abolitionniste.
Pour Ruwen Ogien, s’assurer qu’aucune contrainte ne pèse sur une femme (ou homme) qui louerait son corps pour des actes sexuels, suffit pour ne rien avoir à redire contre cette pratique. Dans des conditions de non dominations [3] et avec un contrat synallagmatique librement accepté par les deux parties, la condamnation de cette pratique ne pourrait être que morale (liée à une vision positive de la liberté).
Cependant, ces conditions peuvent-elles vraiment être garanties (même dans une société égalitaire) ? Ruwen Ogien défend l’idée que même si une seule femme (ou homme) se trouvait dans ce cas « idéal » on ne pourrait pas interdire cette pratique sans risquer d’amoindrir nos propres libertés.
Cette position de Ruwen Ogien fut rudement débattue (voire combattue) par quelques participant-e-s. En ce qui me concerne, je suis partagé. Si je comprends bien cette logique (que je peux partager), je suis assez ennuyé par l’aspect minimal (voire minimaliste) de cette liberté négative (même augmentée de la non domination). Peut-on espérer changer les rapports sociaux (hommes/femmes, en l’occurrence) existant réellement en ne faisant que sanctionner des comportements de domination ou l’application de contrats non synallagmatique ? Ou doit-on tenter de faire changer les représentations anciennes pour de nouvelles ? Mais comment, si on ne veut pas recourir à des argumentations morales ou normatives (positives) ? Les trois petites pistes énoncées supra peuvent-elles contribuer à ce changement ?…
Philippe Corcuff, à la fin du débat, a pu dégager un point de vue que je trouve fort intéressant sur la philosophie analytique de Ruwen Ogien. Cette philosophie tend à « inventer » des situations « abstraites » comme outil de réflexion [4]. Cette méthodologie (loin de la sociologie) ne permet pas d’analyser le réel du monde tel qu’il est (ou supposé être). Il permettrait cependant de faire émerger des éléments de réflexion que révélerait plus difficilement un travail (sociologique) collé à un quotidien de contraintes et dominations de tous ordres. Dans le cas de la prostitution, il révèle que des positions abolitionnistes pourraient ne pas être étayées exclusivement par une analyse sociale rigoureuse mais aussi (parfois ?) par des jugements moraux.
Je terminerai ce petit texte en espérant ne pas avoir trop déformé les propos de Ruwen Ogien (et ceux de Philippe Corcuff) et surtout, sans les avoir pollués avec mes propres présupposés moraux.
Didier Eckel
Notes :
[1] Voir Adieux au capitalisme de Jérôme Baschet (éditions La Découverte, 2014)
[2] Voir Crack Capitalism de John Holloway (éditions Libertalia, 2012)
[3] Aucune domination économique, culturelle, sociale, physique ou autre… Aucune pression psychique ou autre…
[4] Par exemple une prostituée idéalement indemne de tous rapports sociaux ou affectifs de domination face à un client qui ne serait pas mal intentionné vis-à-vis d’elle (prostituée et client n’étant liés que par un contrat clair, satisfaisant pleinement les deux parties).
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