4 mars 2025
Le féminisme est-il l’avenir de l’anarchisme ?
interview d’Irène Pereira
On peut penser que l’expression « féminisme libertaire » est un pléonasme. Les libertaires étant contre toute discrimination, pour l’égalité de tous et toutes, pourquoi auraient-ils besoin du féminisme ? L’Histoire nous dit que les choses ne sont pas si simples… Le dernier ouvrage d’Irène Pereira – Le féminisme libertaire. Des apports pour une société radicalement féministe (Le Cavalier Bleu, 2024) – fait le point de manière concise et vient poser des questions à l’actualité du féminisme et aussi de l’anarchisme. Il analyse les différentes prises de positions afin de les situer selon les paradigmes libertaire, libertarien, libéral… Certain-e-s des protagonistes seront éventuellement surpris-es par différents constats.
Pour les besoins de l’analyse, Irène Pereira aborde autant de thèmes où s’expriment ces différents points de vue, voire divergences.
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La question religieuse, où, bien sûr, la religion est le plus souvent considérée comme oppressive, mais où parfois, la spiritualité se montre source d’inspiration vers une émancipation comme par exemple chez des écoféministes.
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La technique, dont l’emprise affecte pour diverses raisons le vivre ensemble : accès différencié, oppression, aliénation, transhumanisme et transidentité…
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L’éducation, libertaire ou anarchiste, domaine dans lequel l’histoire a montré les difficultés d’une éducation égalitaire, et pas seulement entre les genres.
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Le tout en passant par la critique de l’Etat, qui est parfois vu comme devant être aboli et parfois comme devant être réduit au minimum, lequel n’a pas le même contenu selon que l’on est libertarien ou pas…
Irène Pereira nous livre un ouvrage utile à la réflexion, bien au-delà de ce que l’on connaît couramment du féminisme, réflexion nécessaire à la vision des leviers sur lesquels il peut être utile de peser aujourd’hui.
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Grand Angle : Le féminisme est toujours plus divisé, les féministes libertaires elles-mêmes sont divisées… Ton livre commence par distinguer les libertaires des libérales et des libertariennes. Il s’agit davantage d’une analyse des arguments évoqués que de la mise en évidence de véritables courants.
Irène Pereira : Ce qui est l’objet de fond de mon ouvrage, c’est la distinction entre libertaire et libertarien car en anglais, c’est le même terme qui est utilisé et cela entraîne des confusions y compris dans nos milieux en France ; voir, par exemple, le texte : « Anarchy2023. A propos des rencontres internationales anti-autoritaires 2023 à St-Imier et des tendances libertariennes… »1.
Dans mon livre, je vise à clarifier la distinction conceptuelle entre la position libertaire et la position libertarienne contre-culturelle. Les libertariennes contre-culturelles sont anti-étatistes, pro-capitalistes, mais très permissives sur les questions de mœurs : pro-prostitution, pro-libéralisation des drogues, pro-droits LGBTQIA+….Ce qui dans le contexte français fait qu’elles sont parfois qualifiées, par confusion, de féministes libertaires.
Dans cette perspective, l’approche du féminisme et de ses controverses découle d’une application de ce travail de distinction conceptuelle entre libertaire et libertarien. Une fois cette distinction conceptuelle clarifiée et opérée, je l’applique à plusieurs controverses dans les milieux anarchistes ou même à des controverses qui dépassent le milieu anarchiste afin de voir ce que cela peut apporter. Par exemple, je m’intéresse à la controverse autour du « consentement ».
Grand Angle : L’anarchisme étant contre toutes les discriminations, on peut se demander s’il a besoin du féminisme. En même temps, il paraît donc logique qu’il y participe en temps que mouvement émancipateur…
Irène Pereira : En fait, s’il y a besoin d’un féminisme, c’est que même pour les anarchistes, la lutte contre les oppressions que subissent les femmes n’a pas toujours été une évidence. On peut prendre l’exemple bien connu de Proudhon.
De manière générale, le féminisme implique une attention aux oppressions spécifiques des femmes. Il y a une tendance de chacun à universaliser son point de vue, alors que nous avons tendance à avoir des biais en fonction de notre positionnalité sociale.
La chercheuse féministe Sandra Harding parle « d’objectivité forte » pour désigner le fait d’améliorer notre connaissance de la réalité par la prise en compte des angles morts grâce au point de vue spécifique des différents groupes socialement opprimés.
Grand Angle : En quoi l’intersectionnalité a-t-elle permis à des féministes de faire un pas vers l’anarchisme et inversement à des anarchistes de faire un pas vers le féminisme ?
Irène Pereira : En soi, le rôle de l’intersectionnalité n’est pas d’œuvrer au rapprochement des féministes et des anarchistes. L’intersectionnalité est un concept qui nous permet de mieux analyser des réalités sociologiques complexes comme, par exemple, les différences entre les trajectoires sociales des femmes de classes populaires immigrés et les trajectoires des hommes de classes populaires immigrés. Il y a néanmoins aussi un versant politique de l’intersectionnalité. Il me semble que l’intersectionnalité est souvent compris à tort comme un facteur de division et d’émiettement. Mais, elle peut être comprise comme permettant une réflexion pour produire des revendications qui soient réellement inclusives et qui ne correspondent pas seulement aux intérêts et au point de vue d’un groupe qui se pense comme universel.
Grand Angle : L’anarchisme et le féminisme s’entre-croisent dans le domaine de l’éducation ce dialogue est-il fécond dans la construction d’un féminisme libertaire ?
Irène Pereira : Je me suis surtout rendu compte que le féminisme avait plus à apporter à l’anarchisme que l’anarchisme au féminisme sur beaucoup de questions. Je sais que cela ne va pas trop plaire aux anarchistes ce que je dis là.
Dans le cas de l’éducation, les anarchistes ont beaucoup insisté sur la critique de l’autorité verticale du maître sur l’élève. Les féministes ont été plus attentives aux rapports sociaux de pouvoir qui s’exercent dans la classe et qui ne sont pas spontanément visibles : pourquoi les enseignant.es interagissent davantage avec les garçons ? Pourquoi lors de travaux en groupes, ce sont le plus souvent les filles qui vont prendre les notes ? Donc l’apport du féminisme porte en particulier sur ce regard critique sur des dynamiques qui restent bien souvent aveugles aux enseignant.es.
La pensée anarchiste a pu être aussi plus aveugle que les féministes aux rapports de pouvoir au sein de la famille. Comme le souligne Audric Vitiello, on peut voir chez les anarchistes une valorisation de l’instruction en famille. Alors que les féministes mettent en lumière comment la famille est le premier lieu de reproduction des rapports sociaux de genre.
Grand Angle : Selon toi, les interventions/provocations de féministes d’extrême droite dans certains cortèges féministes sont-elles basées sur une analyse libertarienne ?
Irène Pereira : C’est très bizarre ta question. Je travaille actuellement sur les liens entre le mouvement libertarien et l’extrême-droite. Je me rends compte que c’est vraiment un mouvement très mal connu en France parce que je suis vraiment très surprise par ce que les gens me disent à chaque fois qu’ils me parlent de ce courant. Il y a différentes traditions d’extrême-droite en France, mais les libertariens sont plutôt originaires des Etats-Unis. Dans l’ouvrage de Magali Della Sudda, Les nouvelles femmes de droite (éditions Hors d’atteinte, 2022), consacré au cas de la France, ce courant est loin d’être le seul.
La confusion dont je parlais au début de l’entretien entre les positions libertaires et les positions libertariennes porte sur le cas des libertariennes contre-culturelles. Mais, le groupe qui est proche de l’extrême-droite, ce sont les libertariens conservateurs (que je n’aborde pas dans l’ouvrage car ce n’était pas mon sujet). Néanmoins, il me semble important d’étudier également ce courant car c’est de lui dont se réclame le Président Javier Milei en Argentine et un certain nombre de personnalités qui entourent Donald Trump. Je viens de terminer la rédaction d’un article sur le sujet qui devrait paraître prochainement.
Grand Angle : Ton livre peut être lu comme une tentative, au moyen d’une analyse basée sur la théorie, d’inviter les féministes à réfléchir sur les fondements de leur pensée pour éviter de nouvelles dispersions inutiles… Peut-être as-tu reçu quelques échos depuis la parution (mai 2024) ?
Irène Pereira : Ce qui m’a plutôt surprise, c’est que récemment, on m’a demandé d’écrire des articles assez longs sur des problèmes que j’avais déjà traités dans l’ouvrage. Ce qui montre l’intérêt de l’ouvrage ! Il s’agissait des controverses féministes et libertaires autour du consentement et les controverses entre les milieux technocritiques et les milieux queer. J’ai refusé néanmoins d’écrire ces deux articles parce que justement je venais de les traiter de manière assez extensive dans le livre. Donc pour ceux et celles que cela intéresse, il faudra aller voir dans le livre.
1« Anarchy2023. A propos des rencontres internationales anti-autoritaires 2023 à St-Imier et des tendances libertariennes, validistes, technophiles, réactionnaires, citoyennistes, new age, et effondrementalistes », site Informations et luttes Renversé (Suisse Romande), 26 juin 2023, https://renverse.co/infos-locales/article/anarchy2023-4077#A-propos-de-Gian-Piero-de-Bellis.
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