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16 septembre 2013

« Le fusil est au bout du pouvoir » – Entretien inédit avec Michel Foucault (1977)

 

 

foucault

Cet entretien réalisé par quatre militants de la LCR avec Michel Foucault en 1977 est assez peu connu. Il n’a jamais été publié. Et pourtant il rend accessible à la compréhension une partie de son appareil théorique, notamment sur cette question qui traverse plusieurs de ces livres : celle du Pouvoir et de sa concrétisation sur les individus. Assez étonnant, et peu banal – du moins pour l’époque – le philosophe cherche à le cerner dans ces processus mineurs qui investissent les corps. Si l’on veut en comprendre le fonctionnement, on ne peut se limiter à faire une genèse de l’État, à étudier les menaces de répressions qu’il laisse peser ou encore à rechercher l’existence d’un « droit naturel ». Il faut regarder l’ensemble des dispositifs qui permettent d’annuler les résistances et de rendre plus docile les individus suivant l’état des rapports de forces situés. Une conception pour comprendre pourquoi, même lorsque le Pouvoir ne suscite que peu l’adhésion, les individus y cèdent quand même.

Nous remercions Christian Laval [1] pour nous avoir donné son accord pour publier cet entretien sur Grand Angle.

 

Présentation par Christian Laval

 

Il y a des rencontres à la fois réussies et ratées. Celle que quatre jeunes militants de la LCR (dont l’ami regretté, Marc Coutty), eurent avec Michel Foucault en juillet 1977 fut bien de ce genre. Réussie, elle le fut plus qu’ils ne l’espéraient quand ils demandèrent à l’auteur de La volonté de savoir un entretien pour les pages culturelles du journal Rouge. Ratée, elle le fut également pour autant qu’elle resta sans fruit. Jamais, en effet, les lecteurs de Rouge ne purent lire le contenu de cette longue conversation sur le pouvoir, sur Marx, sur la sexualité, sur la stratégie politique, sur les partis, sur la révolution. J’avoue ne pas connaître toutes les raisons pour lesquelles cet entretien resta inédit.

L’important est ailleurs. Au moment où, vingt ans après sa mort, il nous est donné de commémorer la vie et l’œuvre de Michel Foucault, et ceci après une certaine amnésie (voire, parfois, une franche calomnie), le danger existe d’anesthésier sa pensée dans le formol de l’académisme, voire d’en faire une sorte de grand esthète indifférent à la politique, incapable de sortir d’un nietzschéisme relativiste. Ce serait oublier à la fois tous ses engagements politiques et éthiques, et tous les problèmes qu’il a voulu poser, en particulier sur le plan de la théorie politique.

Lors de la rencontre que j’évoque, Foucault tenait tout spécialement à s’expliquer sur son rapport à Marx tel qu’il le pensait à l’époque de La volonté de savoir. Il entreprit, avec le déliement de l’esprit, la joie de l’échange et l’humour vif qui le caractérisaient, de retourner la critique que nous lui adressions sur sa conception de l’Etat et la notion de la lutte politique qui en découlait nécessairement. A nous qui pensions que la tâche politique la plus importante et la plus urgente était la construction d’un parti révolutionnaire capable de centraliser les forces sociales des classes dominées et de  poser la question du pouvoir à son plus haut niveau, Foucault répondait qu’un parti révolutionnaire, s’il visait à l’intégration des résistances multiples dans la société, ce qui était d’après lui une opération nécessaire, portait trop souvent en lui la méconnaissance de cette nécessité  : cette intégration des résistances n’est jamais, disait-il, qu’une opération symétrique à ce que réalise l’appareil d’Etat. Or, par une illusion politique trop fréquente, les marxistes ont tendance à penser l’Etat comme une origine, comme une source de rapports de pouvoir qui « descendraient » d’un sommet vers la société. La première règle que Foucault voulait poser était justement de ne pas comprendre « les rapports de forces à partir de l’Etat comme le foyer primitif mais de comprendre l’Etat comme la cristallisation institutionnelle d’une multiplicité de rapports de force qui passent fondamentalement par l’économie, mais qui passent aussi par toute une série d’autres institutions comme la famille, les rapports sexuels. » Et, à bien l’entendre, si les révolutionnaires continuaient à penser l’Etat de cette manière, ils avaient toutes les chances aussi de continuer à penser le parti comme la source exclusive du contre-pouvoir …avec des conséquences qui n’ont pas toutes été heureuses dans l’histoire. L’erreur était de confondre les pouvoirs dans la multiplicité de leurs formes et leur étatisation, comme de confondre la multiplicité des résistances et leur centralisation relative et précaire dans et par le parti.

Mais Foucault ne s’arrêtait pas au constat d’une telle divergence. Il tenait que sa propre théorie du pouvoir était en réalité beaucoup plus marxiste que celle qu’avançaient tous ceux qui pensaient pouvoir légitimement se prévaloir de la pensée de Marx. Certes, elle était marxiste mais en un sens précis. Michel Foucault n’a jamais caché que, pour lui, il fallait se débarrasser du « marxisme » en tant qu’il était devenu un système théorique de légitimation de pouvoirs oppresseurs. Mais cela ne l’empêchait pas de penser qu’il y avait chez Marx une théorie du pouvoir comme relation particulièrement précieuse et efficace, que les  marxistes n’avaient généralement pas comprise.

Selon Michel Foucault, la grande nouveauté de Marx tenait à ce que la question du pouvoir n’y est jamais séparée de celle de la lutte : « le pouvoir, c’est la lutte des classes, c’est-à-dire l’ensemble des rapports de force fortement inégalitaires et changeants dans un corps et qui constituent les drames quotidiens de la lutte des classes ». Les marxistes émoussent en somme le tranchant de cette rupture conceptuelle quand ils banalisent sa conception du pouvoir en en faisant une propriété, une possession, une « prise », c’est-à-dire en le concevant comme une substance. Les formulations marxistes les plus classiques, de ce point de vue, lui semblaient particulièrement symptomatiques d’un affadissement. Dire que la bourgeoisie « possède » le pouvoir parce qu’elle s’est emparée de l’appareil d’Etat lui paraissait une formulation inopérante lorsqu’il s’agit d’analyser la multiplicité des rapports de domination dans une société.

Une fois posé que le pouvoir est  relation antagonique, il n’y a aucune raison pour se contenter des formes étatisées de cette relation, ni pour s’occuper seulement des rapports économiques de pouvoir, même s’ils sont tout à fait décisifs dans nos sociétés. Foucault, en résonance avec les luttes des années 1970, voulait montrer que ce qui se passait entre générations, entre les hommes et les femmes, dans les organisations politiques ou syndicales,  sont aussi des rapports de force et des luttes plus ou moins sourdes et permanentes : « la lutte de classes, concrètement, c’est tout ce que nous vivons ».

Foucault pensait que les années 1970 avaient surtout démontré combien les partis de gauche avaient fonctionné jusque-là comme des dispositifs d’exclusion d’un certain nombre de luttes ou de problèmes qui ne correspondaient pas aux objectifs politiques de « conquête du pouvoir » que ces partis se proposaient : problèmes des fous, de la médecine, des délinquants, de la sexualité, etc. Ces questions qui n’avaient pu être posées qu’en dehors de ces organisations et même contre elles avaient à partir de 68 transformé complètement les conditions, les objets, les luttes politiques. Et c’était cette situation nouvelle dont il fallait tirer les conclusions pratiques.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les rapports ou les non-rapports qu’entretenaient  les divers courants d’extrême gauche avec les intellectuels de cette époque. La générosité de Foucault envers ces quatre émissaires du journal Rouge, l’envie si visible de discuter de ce qui pouvait l’éloigner ou le rapprocher des positions trotskistes, témoignent encore, à presque trente ans de distance, qu’il y eut là une chance laissée infertile.

 

Foucault par Pitr

 

Texte de l’entretien

 

ROUGE — Nous voudrions vous interroger, à propos de ce livre qui est une sorte de grande préface qui présente ce qui viendra ensuite, sur l’enquête historique dans ce livre et sur son lien à vos travaux précédents, dont l’Archéologie du savoir, sur son mode d’exposition, son fictionnement du travail historique. En même temps, nous voudrions poser le problème de la situation de l’intellectuel, sur ce que vous définissez comme « intellectuel spécifique », et partant de là, sur la représentation que vous vous faites de votre travail, de même que nous aimerions vous entendre sur ce qu’on pourrait appeler un « effet Foucault ».

 

MICHEL FOUCAULT — Bon. Vous avez soif, vous avez… non ? Comme vous voulez hein. Non ? Quand on aura beaucoup parlé…

 

ROUGE — Quand vous aurez beaucoup parlé !

 

M. FOUCAULT — On va peut-être parler de l’histoire là tout de suite… Vaut mieux essayer de faire des réponses courtes… j’essaierai de donner des réponses un peu courtes.

 

ROUGE — Oui, enfin, on n’a pas de questions calibrées, ce n’est pas vraiment une interview… c’est plutôt voir l’orientation de votre travail…

 

M. FOUCAULT — La première chose qui me vient à l’esprit, la première chose qui me vient par association libre sur les questions que vous venez de me poser, si vous voulez, ce serait ceci : il y a actuellement une ligne de pente très nette parmi ceux qu’on peut appeler les intellectuels qui les conduit à du travail d’enquête historique…En gros, le grand moment de la théorie et de l’édification de la théorie qui se situe vers les années 1960-1968, ce moment-là est passé, au profit d’une recherche de savoir historique, d’histoire quasi-empirique. Je pense qu’il y a malgré tout un danger dans ce genre de recherches, principal danger qui n’est pas tant dans l’absence de théorie que dans une sorte de lyrisme implicite qui serait celui du naturalisme : c’est-à-dire « à quoi sert l’histoire, sinon à essayer de faire table rase du passé, en tout cas de découvrir les différentes sédimentations déposées par l’histoire pour que ré-affleure enfin le ruisseau clair et mélodieux (Rires) que les tristesses du monde, l’exploitation capitaliste, les stalinismes divers ont pu faire taire. Détruisons les hôpitaux psychiatriques, pour que la voix pure de la folie se fasse entendre, abolissons les prisons pour que la grande révolte des délinquants puisse se faire jour, « à bas la répression sexuelle », pour que notre jolie sexualité printanière et fleurie puisse réapparaître. Je crois que dans le goût actuel pour les recherches historiques, je crois qu’il y a cette espèce de nostalgie, une nostalgie des retours et le postulat qu’au-dessous de l’histoire, il y a la vie elle-même, qu’il faut déceler et desceller.

 

ROUGE — Ce qui serait donc l’enjeu de ce travail de restauration des énoncés historiques, y compris, par exemple, on observe la tentative de restaurer une sorte de mémoire populaire. Je pense aux travaux de Rancière.

 

M. FOUCAULT — Non justement les travaux de Rancière ne tombent pas sous la critique que je voudrais faire de ce naturalisme. Je crois que mobiliser la mémoire, réactualiser en effet le passé ne doit pas avoir pour sens cette redécouverte d’une bonne nature cachée. Derrière l’histoire, il n’y a pas Rousseau, derrière l’histoire, il n’y a pas le bon sauvage, derrière l’histoire, il y a toujours l’histoire, enfin bon…Et par conséquent dans mon esprit, la réactualisation d’une mémoire historique doit avoir pour sens de ressaisir les rapports de force qui sont établis, fixés, figés actuellement. Beaucoup de ces rapports de force, on les considère comme intangibles, alors qu’en fait, ils ont une histoire, ils ont des conditions historiques et d’apparition et de fonctionnement. C’est-à-dire que l’on peut repérer en en faisant une analyse historique juste les points de faiblesse et les lieux par où on peut les attaquer. C’est donc une histoire non pas à fonction nostalgique mais à fonction stratégique, ou tactique.

 

ROUGE — Comment vous vous situez-vous dans le débat auquel on a assisté dans les colonnes du Monde entre Jean Chesnaux, qui lui articule directement le travail de l’historien aux luttes actuelles, et qui veut mettre l’histoire au service de la classe ouvrière, et d’autre part Le Roy Ladurie qui pense que cette position rappelle le jdanovisme des belles années. Votre parcours échappe en fait aux deux positions et cherche une autre articulation…

 

M. FOUCAULT — Je n’ai pas assisté à ce débat, je ne devais pas être en France, mais j’en ai eu des bribes. Dans ce débat, il m’a semblé par les échos que j’en ai eues que l’enjeu c’était tout de même l’objectivité de l’histoire, la scientificité, que Le Roy Ladurie voulait sauver et dont Chesnaux voulait montrer que c’était en fait un leurre. C’est un problème que je trouve trop philosophique pour moi, c’est très bien que les historiens le posent, mais ça me dépasse beaucoup (Rires). Je crois que, en fait, dans l’ensemble des critiques qui sont faites actuellement, on est loin d’avoir abordé d’une façon assez radicale le problème de la science pour que l’on puisse poser la question de l’objectivité du savoir historique ou de l’objectivité de l’économie d’une façon efficace, on retombe sur des vieux schémas, sur de vieilles disputes, de l’histoire engagée, de l’histoire universitaire, de l’histoire polémique, etc., cela ne paraît pas très efficace comme problème. Je ne suis pas un historien, ni professionnellement, ni dans ma pratique; aucun historien ne se reconnaît dans le travail que je fais. Mon problème est toujours un problème contemporain, qui est le fonctionnement de l’asile, comment la justice pénale fonctionne actuellement, qu’est-ce c’est que les discours sur la sexualité que l’on entend actuellement, etc., et à partir de cela, essayer de faire ce que j’appelle l’archéologie, pour éviter le mot l’histoire, l’archéologie d’un problème.

 

ROUGE — Pourtant le titre de votre dernier livre porte le mot « histoire »… Pourquoi ne pas dire plutôt « généalogie » ?

 

M. FOUCAULT — Oui, oui, finalement « histoire » bien sûr, c’est très embêtant, oui, le mot histoire je me suis rabattu sur lui parce qu’il ne veut plus rien dire et qu’on accepte actuellement de l’employer sans être trop forcé à se dire historien de profession ou sans avoir à fonder en scientificité ce qu’on dit; le mot « généalogie », si je n’ai pas employé le mot de « généalogien », c’est qu’il a des connotations très exactement nietzschéennes.

 

ROUGE — C’est un terme que vous avez employé d’ailleurs dans un article du séminaire d’Hyppolite et vous partiez justement de la généalogie de la morale. Ensuite vous faites un travail sur la prison, qui est la généalogie du châtiment. Le mot « généalogie » désigne bien le sens de votre travail si on voulait mettre une étiquette sur votre travail…

 

M. FOUCAULT — Si vous voulez. Cela va vous paraître prétentieux et délirant, mais j’essaie de prendre Nietzsche au sérieux et précisément la Généalogie de la morale et tous les bouquins que j’ai écrits pourraient se placer sous le titre de « généalogie de la morale », mais cela me gêne un peu, car on semble s’abriter derrière un parapluie philosophique, on vient vous demander : « à quel titre êtes-vous nietzschéen, pourquoi ? », cela pose toute une série de problèmes… C’est bien une généalogie, et une généalogie de la morale que j’essaie de faire, une généalogie des systèmes de contrainte et des systèmes d’obligation, c’est la généalogie des obligations qui nous constituent et nous traversent.

 

ROUGE — Vous disiez dans L’Archéologie du savoir qu’une archéologie de la sexualité, plutôt que de déboucher sur un travail proprement scientifique dans une direction épistémologique, ou scientifique, déboucherait dans un sens éthique…

 

M. FOUCAULT — Je crois que j’ai pas mal changé à ce niveau-là. En tout cas, pour «ngénéalogien», tout à fait d’accord. Il ne me viendrait pas à l’idée de faire les théories de la sexualité ou des pratiques sexuelles au Moyen-âge. Non pas que je trouve cela inintéressant, mais ce n’est pas là mon problème. Mon problème c’est : « notre actualité étant donnée, comment est-ce que l’on peut, à travers une analyse généalogique, repérer les points stratégiquement significatifs, tactiquement utiles à l’heure qu’il est. Voilà.

 

ROUGE — Sur le problème de la stratégie, sans plaquer un débat habituel sur la stratégie, vous dites dans la Volonté de savoir, que c’est le pouvoir lui-même qui fait la stratégie entre différents points de tension, mais quand vous voulez donner une perspective stratégique, quel est l’agent de la stratégie ?

 

M. FOUCAULT — Là c’est un truc important. J’ai dans la tête un texte écrit par Jean-Marie Brohm dans Quel Corps ? Est-ce que vous voyez ?

 

ROUGE — Vous savez, il en écrit beaucoup… il a une production abondante.

 
M. FOUCAULT — Je croyais que vous étiez très liés à lui, il n’était pas à la Ligue ?

 

ROUGE — Il y était, mais il a quitté la Ligue… sur un certain nombre de désaccords… on a des divergences avec lui.

 

M. FOUCAULT — Je croyais que c’est dans cette direction qu’était votre problème…

 

ROUGE — Mais vous parlez de quel texte ?

 

M. FOUCAULT — C’est dans le dernier numéro de Quel corps ? Il reprend un texte que Deleuze avait écrit sur moi, il ne reprend même pas mes formulations mais celles de Deleuze et il fait un certain nombre de critiques du genre : « vous voyez bien que ce que dit Foucault est complètement antimarxiste, etc. ». Je croyais que cela représentait les questions que vous vous posiez et que vous êtes bien en droit de me poser, je n’y voyais aucun inconvénient, et j’avais relu ce texte [2].

 

ROUGE — On a décidé de faire un travail sur votre travail, à la rubrique culturelle de Rouge, ou plutôt dans la sous-rubrique que nous constituons. On a eu des discussions entre nous, et il ne viendrait à aucun d’entre nous de dire que ce que fait Foucault est antimarxiste, ou que c’est une machine de guerre contre le marxisme, etc. Sinon, on ne serait pas là.

 

M. FOUCAULT — Mais si vous me le disiez, je n’y verrais pas d’inconvénient.

 

ROUGE — Oui bien sûr, mais vous savez, si c’était le cas, on vous aurait cartonné sans autre forme de procès…
(Rires.) J’ai parlé de Rancière tout à l’heure. Quand il fait ressortir la révolte populaire, quand il travaille sur 1848, il travaille aussi sur le présent. Le peuple est l’agent qui se réapproprie cette mémoire et en fait quelque chose. Mais pour vous, où est l’agent ?

 

M. FOUCAULT — Moi, ce que je voudrais essayer de saisir, c’est le pouvoir. Non pas tel qu’on l’entend d’ordinaire, cristallisé dans des institutions ou dans des appareils mais, si vous voulez, le pouvoir en tant qu’il est à travers tout un corps social, l’ensemble de ce que l’on peut appeler la lutte de classes. Pour moi, à la limite, je dirais, le pouvoir, c’est la lutte de classes, c’est-à-dire l’ensemble des rapports de force, c’est-à-dire des rapports forcément inégalitaires, mais également changeants, qu’il peut y avoir dans un corps social et qui sont les actualisations, les drames quotidiens de la lutte de classes. Ce qui se passe dans une famille par exemple, les rapports de pouvoir qui s’y jouent entre parents et enfants, mari et femme, ascendants et descendants, jeunes et vieux, etc., ces rapports de force, ces rapports de pouvoir sont des rapports de force qui, d’une manière ou d’une autre – et c’est ça qu’il faut analyser –, sont la lutte de classes. C’est-à-dire que, c’est là où est peut-être le point difficile et que vous n’admettriez pas. Je ne dirais pas : il y a une lutte de classes comme ça, à un certain niveau fondamental, dont le reste n’est que l’effet, la conséquence, mais que la lutte de classes, concrètement, c’est tout ce que nous vivons.

 

ROUGE — Là-dessus, on sera d’accord…

 

M. FOUCAULT — Alors le pouvoir, il n’est ni d’un côté, ni de l’autre, il est précisément dans l’affrontement, avec, bien entendu, des instruments que les uns possèdent, des armes que les autres ont, les bras d’un côté, l’armée de l’autre, les fusils ici… Mais dire que la bourgeoisie possède le pouvoir parce que, en effet, c’est la classe bourgeoise qui possède les armes, dire que la bourgeoisie s’est approprié le pouvoir parce que l’appareil d’État est contrôlé par elle, ne me paraît pas une formulation suffisamment précise, suffisamment exacte, dès lors que l’on veut analyser l’ensemble des rapports de pouvoir qu’il y a dans un corps social. L’appareil d’État, les appareils d’État sont la manière, les instruments et les armes que la bourgeoisie se donne dans une lutte de classes, dont tous les aspects constituent les rapports de pouvoir qui sont immanents à un corps social, qui le font tenir. Autrement dit, c’est l’idée que le corps social ne tient pas par l’effet d’un contrat, ni d’un consensus, mais par l’effet d’autre chose, qui est précisément la guerre, la lutte… le rapport de forces.

 

ROUGE — Mais ce avec quoi vous ne seriez pas d’accord, c’est avec la représentation d’un front, la représentation de deux positions bien campées l’une en face de l’autre, un affrontement de sujets disons…

 

M. FOUCAULT — L’analyse qui consisterait à dire que, dans un corps social, vous avez deux catégories de gens, ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas, ceux qui appartiennent à telle classe et ceux qui appartiennent à telle autre, ne rend pas compte… Cela peut valoir soit pour certains moments particuliers où effectivement la distribution binaire s’opère, cela peut valoir également pour une certaine distance et sous un certain angle, ou, pour envisager, par exemple, certains rapports de pouvoir économique, on peut parfaitement dire cela va… Mais si vous arrivez à un certain niveau type d’exercice de pouvoir, le pouvoir médical par exemple, le pouvoir sur les corps, le pouvoir sur la sexualité etc., il est certain que faire jouer immédiatement l’opposition binaire, en disant « les enfants, c’est comme les prolétaires, les femmes, etc. », vous n’aboutissez rigoureusement à rien, sauf à des aberrations historiques. Voilà en gros ce que je veux dire.

 

ROUGE — Quand vous dites, dans La Volonté de savoir, que les rapports de pouvoir, il faut cesser de les analyser en négatif, à quoi renvoie le mot négatif si cela ne renvoie pas à la dialectique. Est-ce que c’est une critique de type nietzschéen de la dialectique ? Est-ce un rejet du négatif à la manière de Lyotard ?

 

M. FOUCAULT — Non, ce n’est pas cela que je veux dire. Je crois qu’on a eu deux grands modèles pour analyser la société et les rapports de force à l’intérieur d’une société. Le modèle juridique qui consiste à dire ceci : une société a pu se former le jour où les gens ont renoncé à une part de leur droit, une part de leur liberté, une part de leur violence, qu’ils l’ont transférée à un souverain, lequel leur a imposé une loi, qui précisément sanctionnait tout ce qui serait renoncement à ce renoncement, ce qui serait infraction à ce renoncement. C’est la théorie juridique traditionnelle du pouvoir. Il y a une autre analyse, que vous trouvez chez les historiens, qui est plutôt ce que j’appellerai le modèle de l’invasion. Vous avez au fond un peuple heureux, propriétaire et responsable de lui-même, au-dessus duquel viennent s’abattre comme des animaux de proie les envahisseurs qui volent la terre, s’emparent des femmes, imposent des lois, assujettissent, et puis traquent et punissent toute volonté de révolte. Dans ces deux modèles, le modèle juridique du renoncement et le modèle historique de l’invasion, de toute façon le pouvoir, cela consiste à empêcher, à empêcher que quelqu’un fasse quelque chose, soit parce qu’il y aurait renoncé par contrat, soit parce qu’on ne veut pas et qu’on a la force, les armes pour l’en empêcher, ce sont les esclaves, les serfs, les vaincus… Ces deux images du pouvoir ne rendent pas compte de ce qui se passe réellement dans les rapports de pouvoir qui traversent un corps social et qui le font tenir. Je dirais en gros : la question qu’on pose si souvent maintenant : « comment se fait-il qu’on aime le pouvoir ? », cette question n’a de sens que si l’on suppose que le pouvoir est entièrement négatif, que le pouvoir est quelque chose qui vous dit non. À ce moment-là, en effet, comment se fait-il qu’on supporte que l’on vous dise non ? La question « comment aime-t-on le pouvoir ? » ne se pose plus dès lors qu’on s’aperçoit que le pouvoir, c’est ce qui nous traverse positivement et nous fait faire effectivement quelque chose, et nous donne effectivement des gratifications, nous traverse de toute une machinerie productive dont on est l’agent, le bénéficiaire, jusqu’à un certain point bien sûr, etc. C’est cela que je veux dire.

 

ROUGE — Vous mettez en cause le fait que le pouvoir fonctionne uniquement à la répression ?

 

M. FOUCAULT — Oui, qu’il fonctionne uniquement à la répression, au renoncement, à l’interdit. Ces deux modèles, celui du contrat et celui de l’invasion, ont été curieusement relancés par la psychanalyse. C’est le modèle en gros freudo-reichien. Le pouvoir, c’est ce qui dit non, c’est le surmoi, c’est l’interdit. C’est le refoulement, c’est la loi. C’est en cela que je critique le négatif.

 

ROUGE — Est-ce qu’on peut vous poser une question très abruptement, et volontairement très bête ? Et les coups de matraque des CRS ?

 

M. FOUCAULT — Eh ben, oui, alors… (Rires.) Mais vous avez tout à fait raison.

 

ROUGE — C’était volontairement provocateur…

 

M. FOUCAULT — Bon alors, mon problème n’est pas du tout de dire : la répression n’existe pas. Si vous voulez tout à l’heure, on pourra parler aussi de la misère sexuelle. La répression, ça existe et ça existe massivement. Mais est-ce que c’est politiquement juste et historiquement exact de ne jamais saisir le pouvoir que sous cette forme quasi caricaturale qu’est la répression ? Je dirais, la répression, c’est la forme terminale du pouvoir. C’est-à-dire le moment où, en effet, il rencontre certaines limites, où ça bute, où il ne peut pas aller plus loin et où le rapport de force, dans sa brutalité nue, réapparaît. À ce moment-là, il s’arme. Mais en fait, bien avant cela, bien en amont de ce stade terminal, il y avait eu toute une série de mécanismes beaucoup plus complexes, beaucoup plus investissants et qui nous traversent de façon beaucoup plus solide. On sait bien, d’ailleurs, que quand un pouvoir use de la matraque, c’est qu’il est très faible, c’est qu’il est à bout. Littéralement à bout, c’est le bout du pouvoir. C’est le cas limite. Je ne veux pas dire qu’il n’y a répression que dans ces cas limites, mais il me semble que les moments répressifs, dans l’exercice du pouvoir, doivent bien être compris comme des moments à l’intérieur de rouages compliqués où vous avez bien autre chose. Mais si vous privilégiez les moments répressifs, vous avez du pouvoir une image caricaturale qui ne rend pas compte de ce phénomène dont nous devons tous avoir conscience, depuis le temps que la révolution ne se produit pas, c’est-à-dire que le pouvoir tient.

 

ROUGE — Vous avez quasiment inversé une formule bien connue, vous avez dit « le fusil est le bout du pouvoir » au lieu de « le pouvoir est au bout du fusil ». (Rires.)

 

M. FOUCAULT — Exactement. Je ne dis pas qu’il est toujours au bout du pouvoir, mais il est plutôt au bout du pouvoir. En tout cas, il est politiquement important de ne pas toujours saisir le pouvoir par le « bout fusil », qui n’est que l’un des aspects. Car vous avez toutes sortes de congruences entre le modèle juridique, le modèle historique, le modèle psychanalytique pour présenter le pouvoir exactement comme Goethe parlait de Méphisto, comme celui qui toujours dit non.

 

ROUGE — C’est ce que vous disiez déjà, dans Surveiller et punir, qu’il ne faut pas prendre le pouvoir comme ce qui s’oppose. Qu’est-ce qui reste cependant, dans votre travail, du discours de l’interdit, du non, du discours de l’État ?

 

M. FOUCAULT — Il ne faut pas identifier le discours qui dit non et le discours de l’État. Ce qu’il en reste ? Dans Surveiller et punir, je commençais à penser un peu des trucs comme cela, mais ce n’était pas suffisamment clair. J’ai essayé de montrer comment l’organisation du système pénal et de la délinquance, qui en est l’autre aspect, était une manière, du moins jusqu’à un certain point si vous voulez, de dire non, mais c’était une manière de redistribuer entièrement le fonctionnement des illégalismes. Et on peut dire que vous avez eu là un phénomène de redistribution, de répression si vous voulez, de formes d’illégalismes, mais toute la mécanique disciplinaire par laquelle on a obtenu la suppression d’un certain nombre d’illégalismes, cette mécanique disciplinaire n’était pas simplement une modalité négative d’interdiction. C’est en fixant les gens, c’est en dressant leurs corps, c’est en obtenant à partir d’eux et avec eux toute une série de performances économiques, politiques aussi, que ces illégalismes ont finalement disparu. Le côté suppression, disparition, barrage existe, mais je ne crois pas qu’il faille le privilégier comme étant l’essence même du pouvoir.

 

Dans le cas de la sexualité, je ne veux pas du tout montrer que la sexualité a été libre, je le dis tout au long du truc, ce n’est pas de ça dont il s’agit, mais la modalité des rapports du pouvoir au sexe, du pouvoir au corps, du pouvoir au plaisir, n’est pas essentiellement, fondamentalement, primairement négative. En tout cas les effets de répression ou de misère sexuelle – je préfère le mot de misère sexuelle – sont inscrits dans ces mécanismes même positifs. Je vais prendre un exemple. Il est certain qu’à l’intérieur de la famille bourgeoise, qui a été le modèle même imposé à toute la société au XIXe siècle, il y a eu une véritable hypersexualisation des rapports entre les gens, en particulier entre parents et enfants. La sexualité des enfants est devenu le problème de la famille ; tout le monde y a pensé, tout le monde s’en est occupé, voilà un phénomène d’hypersexualisation. Il ne suffirait pas de dire que la sexualité des enfants a été réprimée, ou qu’elle a été occultée, ce n’est pas vrai, c’est beaucoup plus compliqué que cela. On a constitué toute une famille incestueuse, toute une famille traversée de gratifications sexuelles, de plaisirs sexuels, de caresses, d’attentions, de regards, de complicités. Cela n’a pas constitué une libération mais une certaine misère sexuelle, des enfants et des adolescents, et jusqu’à un certain point aussi, des familles.

 

Donc le problème, c’est de replacer ces effets de misère, de les resituer à partir des mécanismes positifs qui les ont produits. En étant très prétentieux, je ferai la comparaison suivante : au fond, Marx, quand il a commencé à faire ses analyses, il avait autour de lui des pensées, une analyse socialiste qui posaient essentiellement la question de la pauvreté et qui disaient : « On est pauvre, comment se fait-il que nous qui produisons les richesses, nous soyons pauvres ? » Autrement dit, la question posée était celle du vol : « Comment les patrons nous volent-ils, comment la bourgeoisie nous vole-t-elle ? » Question négative que les socialistes de l’époque ne pouvaient pas résoudre parce qu’à cette question négative ils répondaient par une réponse négative : « Vous êtes pauvres parce qu’on vous vole. » Marx a inversé le truc en disant : bon, cette pauvreté, cette paupérisation, à laquelle nous assistons, elle est liée à quoi ? Il a découvert les mécanismes positifs formidables qui étaient derrière tout ça, ceux du capitalisme, de l’accumulation du capital, tous ces mécanismes positifs de l’économie qui était propre à la société industrielle qu’il avait sous les yeux. Cela ne veut pas dire qu’il a nié pour autant la paupérisation, au contraire, il lui a fait une place très particulière, mais il est passé d’une analyse de type négatif à une analyse de type positif qui restitue à leur place les effets négatifs. Encore une fois de façon très prétentieuse, je voudrais faire un peu la même chose. Ne pas se laisser leurrer par le phénomène proprement négatif de cette misère sexuelle, elle existe, mais il ne suffit pas de l’expliquer, de façon un peu tautologique, par la répression, dire que « si on est misérable sexuellement c’est parce qu’on est réprimé ». Mais derrière cette misère sexuelle, quelle est l’énorme mécanique positive de pouvoir qui investit le corps et qui produit les effets ?

 

ROUGE — Votre travail consisterait donc à disqualifier des questions, mais sans les renvoyer au néant, en disant : ce ne sont pas les seules questions, surtout ce ne sont pas les questions fondamentales…

 

M. FOUCAULT — … Mais surtout que l’on ne croit pas se donner une réponse quand on a donné une réponse isomorphe à la question posée. À la question posée « on est malheureux sexuellement », on est tous d’accord. Si on répond de façon tautologique en disant « on est malheureux parce qu’on est privé de sexualité », alors je ne crois pas qu’on aboutit à la vraie question et à la solution.

 

ROUGE — À partir de là, de l’autre côté, se pose la question de ce que cela implique de remettre à sa place cette forme de pouvoir inspiré, de haut vers le bas, et en particulier de ce que cela implique au niveau des luttes et des résistances. Comment peuvent se nouer et s’unifier les types de luttes ? Et cela pose la question complémentaire de la place de Michel Foucault dans ces luttes, donc la question de ces luttes et de votre lutte à vous. Comment Michel Foucault peut-il se débrouiller entre les grandes citadelles…

 

M. FOUCAULT — … Il se débrouille mal… (Rires.)

 

ROUGE — Pour revenir un peu sur la question de l’histoire, avec L’Archéologie du savoir, y avait-il un accrochage avec ce qui se passait du côté de l’histoire et des luttes qui se déroulaient là, autour de la question de la vérité historique ? C’était aussi et déjà une question autour du nouage des luttes avec d’autres forces. Il n’y a pas seulement la façon dont votre travail se noue avec des luttes sur le terrain historique, mais aussi avec la psychanalyse, et cela pose la question de la conception du pouvoir et de la loi que vous lui prêtez. Peut-être que ce n’est pas si simple. Il y a des lieux différents dans la psychanalyse et des lieux qui résistent à cette conception. Peut-être que pas plus qu’il n’y a « Le » marxisme, il n’y a « La » psychanalyse. Notre présence ici témoigne en tout cas du fait que la question du côté du marxisme n’est pas réglée, et que le marxisme, il y a belle lurette que cela n’existe plus, qu’il y a beaucoup de sensibilités. Il y a aussi une autre question que l’on pourrait vous poser sur les possibles effets de malentendu qui peuvent se produire à partir de vos interventions, comme le montre le titre de l’article de Politique hebdo qui était, écrit en gros titre : « Une nouvelle vérité sur le sexe. »

 

M. FOUCAULT — (Rire aux éclats.) Ça alors ! Je comprends pourquoi ils ne m’ont pas envoyé le numéro… Cela fait sacrément des questions. On pourrait peut-être parler des luttes proprement dites. Si on admet en effet le modèle juridique du pouvoir dont nous parlions tout à l’heure, ou le modèle historique de l’invasion, le problème « comment des luttes sont-elles possibles, des résistances sont-elles possibles ? », c’est un problème qui en effet se pose. Mais si vous admettez que le pouvoir, dans une société, ce n’est rien d’autre que l’ensemble des rapports de force qui existent, il est évident que, si vous voulez, vous avez autant de résistances que vous avez de pouvoirs. C’est-à-dire que vous ne pouvez absolument pas dissocier l’analyse de mécanismes de pouvoir de l’analyse des résistances qui rendent nécessaire telle forme de pouvoir, qui donnent à l’exercice du pouvoir telle forme à tel moment. Autrement dit, le pouvoir s’exerce toujours sur une résistance et une résistance s’oppose toujours à un type de pouvoir. Alors le problème est beaucoup plus, je crois, de l’organisation, de la coordination tactique et de l’intégration stratégique de ces points de résistance, tout comme de l’autre côté, de la part de ceux qui dominent, c’est-à-dire de ceux pour qui le rapport de force est favorable, le problème, c’est l’intégration en grands éléments tactiques et en stratégies cohérentes des avantages dont ils disposent. Les appareils d’État, ce n’est pas autre chose que la cristallisation sous forme d’instruments stables, institutionnels, légalisés, d’un certain nombre de rapports de force. La révolution, les mouvements révolutionnaires, les partis révolutionnaires sont l’organisation de ces points de résistance, et donc il est tout à fait normal que le problème stratégique d’un parti révolutionnaire cela soit de répondre à l’intégration stratégique dans un État d’une domination de classe. Donc on dit souvent, et pas seulement Jean-Marie Brohm, que, pour moi, l’État n’existe pas. Mais pas du tout. Il faut comprendre que l’État… on ne peut pas comprendre un rapport de force social à partir de l’État, comme en étant le foyer primitif, mais comprendre l’État comme la cristallisation institutionnelle d’une multiplicité de rapports de force qui passent par l’économie, fondamentalement, mais qui passe aussi par toute une série d’institutions, la famille, les rapports sexuels, etc.

 

ROUGE — Ce que vous voulez dire, c’est que le pouvoir, ça part de la base…

 

M. FOUCAULT — Si le pouvoir c’est la lutte de classes ou la forme que prend la lutte de classes, il faut replacer le pouvoir dans la lutte de classes. Voilà. Mais je crains qu’on ne fasse souvent dans beaucoup d’analyses le contraire et que l’on définisse la lutte des classes comme une lutte pour le pouvoir. Il faudrait regarder les textes de Marx, mais je ne crois pas être radicalement antimarxiste en disant ce que je dis.

 

ROUGE — On n’a jamais pensé ça, que vous fassiez une machine de guerre contre le marxisme…

 

M. FOUCAULT — Je ne me sens pas une obligation de fidélité. Mais quand vous regardez les analyses concrètes que fait Marx à propos de 1848, de Louis Napoléon, de la Commune, dans les textes historiques plus que dans ses textes théoriques, je crois qu’il replace bien les analyses de pouvoir à l’intérieur de quelque chose qui est fondamentalement la lutte des classes et qu’il ne fait pas de la lutte des classes une rivalité pour le pouvoir. La rivalité pour le pouvoir, il l’analyse à l’intérieur des différents groupes précisément. Aucun des grands commentateurs marxistes n’a jaugé Marx au niveau des analyses concrètes qu’il faisait de la situation. Ils ne l’ont pas fait pour mille raisons, mais surtout parce que Marx ne cessait de faire des prédictions fausses, il n’a pas cessé de se tromper de mois en mois. Et il a pourtant produit une analyse politique et historique que l’on peut quand même considérer comme vraie, en tout cas beaucoup plus vraie que n’importe quelle autre. (Rires.)

 

ROUGE — Mais sur les pratiques politiques que cela induit, vos travaux ont influencé ou donné des matériaux aux révoltes, ou à l’inverse, les révoltes ont alimenté vos travaux, en tout cas, cela a pu donner un certain type de pratiques que l’on a pu un peu rapidement traiter de « gauchisme culturel », contre l’affirmation de la nécessité d’un parti révolutionnaire, d’une organisation s’attaquant directement au pouvoir d’État, essayant de le briser, etc. Il y a eu différents groupes politiques sur les prisons dont votre travail pouvait apparaître comme partie prenante, il y a eu des courants de la nouvelle gauche qui se sont reconnus dans votre travail, il y a eu des interviews dans des journaux auxquels on ne s’attendait pas, comme Actuel. Et puis à propos de la sexualité, tout d’un coup, on dirait que vous prenez le gauchisme culturel à rebrousse-poil et que vous dites en somme, face à tous ces discours qui se sont réclamés de moi sur le thème : « libérons le sexe, les fous, les prisonniers, etc. », attention, il ne s’agit pas de savoir qui a le pouvoir, l’homme sur la femme, les parents sur les enfants, mais il s’agit de mécanismes beaucoup plus complexes. Est-ce que, d’une certaine façon, votre travail aujourd’hui n’est pas une espèce, une sorte de cran d’arrêt à ce que l’on a appelé le « gauchisme culturel » ?

 

M. FOUCAULT — C’est une question capitale. Je dirais ceci : « gauchisme culturel », je suppose que pour vous le mot est un peu péjoratif…

 

ROUGE — Pas forcément…

 

M. FOUCAULT — Je ne le récuserai pas, je dirai tout de même que les organisations politiques, la plupart en tout cas de celles que j’ai connues, avaient devant elles un modèle de fonctionnement qui étaient le parti politique, le parti révolutionnaire tel qu’il s’est constitué à la fin du XIXe siècle et, à travers divers avatars, vous le retrouvez dans la social-démocratie, dans les différents partis communistes, dans les organisations trotskystes aussi et même dans les organisations anars… L’histoire des partis et des organisations de parti, cela n’a jamais été fait alors que c’est un phénomène politique de première importance, qui est né à la fin du XIXe siècle. Je crois qu’il était nécessaire. Or dans ces pratiques politiques telles qu’elles étaient définies par ces organisations un certain nombre de problèmes ne pouvaient pas apparaître. Ils ne pouvaient pas apparaître, d’abord parce qu’ils ne correspondaient pas aux objectifs politiques immédiats que ces organisations se proposaient, et ils ne faisaient pas partie non plus du domaine d’objets théoriques dont on parlait. Dès lors qu’on parlait de la grève générale à la fin du XIXe et encore au début du XXe siècle, ou des dernières crises du capitalisme, ou de la constitution du capitalisme monopoliste d’État, le problème des fous, des hôpitaux psychiatriques, de la médecine, des délinquants, de la sexualité ne pouvaient pas intervenir. On ne pouvait réellement poser ces problèmes, et on ne pouvait se faire entendre qu’à la condition de les poser radicalement hors de ces organisations et je dirais même contre elles. Contre elles, non pas qu’il s’agissait de lutter contre elles par ces instruments-là, mais contre elles, c’est-à-dire en dépit des discours qu’elles tenaient et des objectifs qu’elles voulaient fixer. Donc, nécessairement : petits groupes qu’on essayait de ne pas modeler sur le schéma des organisations, c’est-à-dire trucs qui avaient toujours un objectif particulier, un mouvement, une durée limitée… Dès qu’un objectif était atteint, on dissolvait et on essayait de reprendre ailleurs, etc. Alors, tout ça était nécessaire. Est-ce que ça suffit pour la première partie de la question ?

 

ROUGE — C’est quand même cela qui me paraît intéressant dans l’histoire du gauchisme en France, depuis 68, c’est-à-dire dans l’extrême gauche. Je ne pense pas que le mouvement des femmes, les pratiques politiques sur les asiles ou les prisons, sur toutes ces espèces de micro-pouvoirs sur lesquels, en effet, un trait gigantesque avait été tiré par le mouvement ouvrier en général, que ce se soit fait contre les organisations gauchistes, en tout cas cela s’est fait aux marges des organisations gauchistes, qui ensuite ont repris ce type de discours. On le voit à la Ligue communiste, d’ailleurs on a des problèmes au sein de nos propres rangs de ce fait-là. Est-ce que vous ne pensez pas que ce type de pratiques est solidaire aussi d’un changement dans l’ordre du discours ? Moi je me rappelle une phrase de vous qui disait, je caricature peut-être : « Est-ce qu’après tout la théorie ne fait pas partie de ce que l’on condamne, est-ce que le discours théorique ne fait pas partie de ce contre quoi on se bat ? » C’était dans une interview à Actuel. Est-ce vous pensez qu’il y a une solidarité entre ces pratiques politiques plus éclatées par rapport avec ce qui avait été défini comme l’enjeu exclusif de la lutte, la prise du pouvoir, c’est-à-dire l’État, l’appareil d’État ? Est-ce que ce n’est pas solidaire d’un changement dans le discours ? Je ne veux pas essayer de dire où se situe Michel Foucault par rapport au gauchisme…

 

M. FOUCAULT — Oui, il faut en arriver à ça et répondre à l’autre partie de votre question. En effet, sur ce point, je ne me souviens plus de cette phrase, mais je vois bien pourquoi je l’ai dite. Je crois qu’à ce moment-là elle fonctionnait. Effectivement, le discours théorique sur la politique, sur le marxisme, sur la révolution, sur la société a été pendant de longues années, ou en tout cas pendant toute une période, et très nettement entre 1965 et 1970, une certaine manière de refuser l’accès à un certain nombre de problèmes qui étaient considérés comme hypo-théoriques, et indignes de figurer dans le discours de la théorie. Alors, qu’il ait fallu lutter contre le discours théorique, ça j’y souscris et j’ai fait ce que j’ai pu pour lutter contre ce discours théorique, non pas justement par une critique du discours théorique – je n’ai pas voulu montrer que untel ou untel s’était trompé, je m’en foutais et j’avais sans doute raison, ce n’était pas ça mon problème – mais, de toute façon, dans le domaine où on est, ce n’est jamais la démonstration d’une contradiction qui fait taire un discours théorique, c’est sa désuétude. Le faire entrer en désuétude en faisant autre chose. Voilà pour ça. Le second point maintenant que vous évoquiez : « Vous êtes en train de prendre le gauchisme auquel vous avez été lié à contre-pied ou vous voulez marquer un temps d’arrêt. » Je ne suis pas d’accord avec ces mots-là. Ce n’est pas de contre-pied, ce n’est pas de temps d’arrêt, ce serait plutôt une incitation à l’accélération. La répression par exemple, la notion de répression, le thème de la répression, j’aurais mauvaise grâce à le trouver vraiment détestable et tout à fait mauvais, puisque c’est un mot que j’ai employé souvent, et je peux dire que j’ai fonctionné à la répression (Rires), à l’idée de répression, dans l’Histoire de la folie. J’ai fonctionné à la répression. Mais il suffit maintenant de voir trois choses : – Premièrement, la facilité avec laquelle ce mot se répand partout, dans tous les milieux, dans tous les médias, accepté par tout le monde. Giscard va nous faire bientôt un discours sur la répression et va définir le « libéralisme avancé » comme une société antirépressive, ce n’est plus qu’une affaire de semaines… (Rires.) Cela veut dire que le mot a perdu les vertus de partage qu’il avait, il n’est plus marqué. – Deuxièmement, dans le discours disons encore de gauche, je crois qu’il véhicule des effets qui sont négatifs, qui sont critiquables et en particulier cette nostalgie, ce naturalisme dont je vous parlais tout à l’heure.

 

Je voulais dire trois raisons, mais il ne m’en vient plus que deux. Elles me paraissent suffisamment considérables, ces deux raisons, c’est-à-dire piétinement de la pensée de gauche et utilisation par n’importe quelle pensée de ces mots-là et de cette notion-là, ces deux inconvénients montrent bien que, au fond, elle a fait son usage, que l’outil est usé. Ce que je voudrais faire, c’est justement dire « bon, ben maintenant on s’en est servi, il faut casser ça », et puis démultiplier au fond l’analyse et se dire « sous ce mot de répression, qu’est-ce que l’on visait ? ». Eh bien, regardons : on visait tout un tas de choses, qu’il faut voir maintenant très précisément, et il faut se rendre compte que le noyau de la répression, ce n’était pas comme on le croyait, mais c’était suffisant à ce moment-là de le supposer, cela n’avait pas trop d’inconvénients, ce n’était pas ces mécanismes purement négatifs, frustrants, etc., c’est autre chose, de beaucoup plus subtil. Donc faire passer l’analyse à un niveau plus précis, plus subtil, liquider cette notion maintenant usée et qui a surtout des effets négatifs et amorcer une analyse d’un autre type, à un autre niveau, qui aura pour effet non pas de revenir en arrière.

 

Il ne s’agit pas de dire : puisque la sexualité n’a pas été réprimée, et qu’au contraire, on a fait que l’exprimer, que l’extorquer, marre de la sexualité, revenons à un silence décent sur tout ça. Non, ce n’est pas cela du tout. C’est dire que cette sexualité que nous avons eu raison, pendant un certain temps, de dénoncer comme réprimée, il faut voir qu’il faut la dépasser. En fait les discours qui se tiennent maintenant sur la sexualité, ils ont quelle fonction ? Ils ont essentiellement pour fonction de dire aux gens : « vous savez, tout ce que vous cherchez en fait de plaisir, en fait de tout votre désir, il n’est en réalité que de l’ordre de la sexualité, laissez-nous faire, nous les spécialistes du sexe, on va vous dire la vérité de tout ça ». Cette revendication de la sexualité, qui a eu une valeur de lutte pendant un temps, risque maintenant d’avoir des effets au contraire de raplatissement et d’enfermement des gens dans la seule problématique de la sexualité. Dire : « mais en fait sortons de cela, et posons le problème du corps en général, du désir en général, des rapports avec les autres en général, des modes d’appartenance, d’alliance, des liens, des configurations plurielles qu’il peut y avoir entre les gens ». C’est ce problème-là qu’il faut poser et ne plus entendre le discours des sexologues qui, à propos de n’importe quel plaisir, de n’importe quel corps, de n’importe quelle alliance, configuration, de n’importe quel rapport, « il n’est question que de sexualité dans tout ça, laissez-moi vous en dire la vérité ». Il faut donc déborder la sexualité, par une revendication du corps, du plaisir, de l’alliance, des liens, des combinatoires, etc., il faut la déborder. Autrement dit, c’est un processus d’accélération que je voudrais faire naître par rapport au thème gauchiste de la répression et non pas du tout un mécanisme d’arrêt disant : « on en a trop parlé, revenons à des choses plus sages ». Je ne sais pas si c’est très clair… […]

 

ROUGE — Est-ce que, pour la sexualité, ce n’est pas plus compliqué que pour la folie ou pour la prison ? Car la sexualité, c’est un grand phénomène culturel divisé, qui ne concerne pas seulement les sexologues, qui ne se limite pas à l’exploitation par les médias de la sexualité. On a vu naître des mouvements comme le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, ndlr)

 

M. FOUCAULT — Alors là je voudrais être absolument clair et je ne l’ai pas été dans mon bouquin, parce que je croyais que cela se déduirait tout seul, là je veux être clair. Ce qui me frappe et m’intéresse dans les mouvements féministes et les mouvements homosexuels, c’est précisément que ce sont des mouvements pour lesquels on s’est servi de la sexualité, de la spécificité sexuelle de la femme, de son droit à avoir sa sexualité propre en dehors même de celle de l’homme, et de la sexualité spécifique des homosexuels, mais pour faire quoi ? Rabattre tout sur la sexualité ? Pas du tout ! Puisque les mouvements féministes n’ont revendiqué la spécificité de la sexualité de la femme que pour dire que la femme était bien autre chose que son sexe. Ce qu’il y a d’intéressant aussi dans les mouvements homosexuels, c’est qu’on est bien parti de ceci qu’on avait le droit d’avoir la sexualité qu’on voulait, dans un sens ou dans l’autre, mais pour dire quoi ? Eh bien que l’existence homosexuelle, ce n’était pas, ne se ramenait pas en son principe, en sa loi comme dans sa vérité, à telle ou telle forme de pratiques sexuelles, mais qu’on revendiquait la possibilité de rapports interindividuels, de rapports sociaux, de formes d’existence, de choix de vie, etc., qui débordaient infiniment la sexualité. Il y a là une dynamique dans ces mouvements féministes et dans ces mouvements homosexuels, partant si vous voulez d’une base tactique que donne ou qu’avait donné le discours de la sexualité, ils sont partis de cela comme base tactique pour aller beaucoup plus loin, demander beaucoup plus et exploser à un niveau beaucoup plus général. C’est très net dans milieux homosexuels californiens que je connais et où l’homosexualité, dans sa caractérisation sexuelle, est l’élément de départ de toute une forme culturelle et sociale d’appartenances, de liens, d’affections, de vies en groupe, d’attachements, etc., et finalement on se découvre des plaisirs, des corps, des rapports physiques et autres qui sont non sexuels, métasexuels, parasexuels. Autrement dit, il y a une force centrifuge par rapport à la sexualité qui est très nette dans ces mouvements. Et ce qui est intéressant, c’est de voir justement que par une fausse complicité, la sexologie essaie de reprendre les mouvements féministes ou les mouvements homosexuels à son profit et de dire : « Ah, mais nous sommes tout à fait d’accord avec vous ; bien sûr que vous avez droit à votre sexualité, et vous y avez tellement droit que vous n’êtes que votre sexualité ; venez à nous, à nous les femmes, à nous les homosexuels, à nous les pervers ; soyez libres mais soyez libres à condition de passer par nous, puisque vous ne devez votre liberté qu’à une spécificité sexuelle dont nous détenons la loi, donc votre liberté, elle aura pour limite notre loi, la loi que nous lui fixerons. » Et voilà comment la sexologie fonctionne en rabattant ces mouvements centrifuges par un rabattement centripète ou « sexipète », si j’ose dire. (Rires.)

 

ROUGE — Puisque vous parlez des mouvements féministes, on a reçu au journal un texte d’une femme du mouvement de femmes. Elle s’inquiétait du passage dans votre livre où vous dites que le problème n’est pas de savoir qui de l’homme ou de la femme détient le pouvoir, alors que son problème à elle et le problème du mouvement des femmes, c’était au contraire le type de pouvoir que l’homme pouvait avoir sur la femme et la façon de lutter contre ce pouvoir.

 

M. FOUCAULT — Quand j’ai dit ça, c’est en un sens très précis. C’est sur le mot « avoir » que portait la négation, autrement dit, je ne crois pas qu’on résolve la question en disant « les hommes ont pris le pouvoir et les femmes n’ont pas de pouvoir », etc. Le pouvoir, ce n’est pas une richesse. C’est une métaphore économique qui est perpétuellement présente dans ces analyses. Il y aurait une certaine masse de pouvoir et puis l’homme se la serait toute appropriée, ne laissant que des broutilles à la femme et quelques petits morceaux aux enfants. Ce n’est pas ça. Le problème, c’est : dans une famille, comment s’exerce le pouvoir ? Il est absolument évident que le pôle « mâle », que le pôle « père », que le pôle « mari » est le pôle dominant, mais qui exerce sa domination par un certain nombre de relais, de moyens, etc. Et en particulier l’omnipouvoir, l’omnipuissance, l’omnipotence qui a été donnée à la femme sur les enfants pendant les premières années de leur vie, est un fait qu’on ne peut pas contester, ce qui ne veut pas dire que la femme a du pouvoir, mais veut dire qu’elle exerce tout le pouvoir sur les enfants à l’intérieur d’une constellation dont le pôle absolument dominant c’est l’homme. Il faut arriver à ces analyses relativement complexes et fines, mais si vous vous donnez la métaphore de la possession quand il s’agit d’analyser l’exercice du pouvoir, vous n’avez plus que des rapports quantitatifs pour faire votre analyse : qui a le plus de pouvoir, est-ce l’homme ou la femme ? C’est inintéressant, ça ne rend pas compte des processus.

 

ROUGE — Vous substituez un « comment » au « combien » ?

 

M. FOUCAULT — Exactement. Le problème n’est pas de savoir si l’homme a le pouvoir et si la femme n’en a pas, mais de savoir effectivement comment, de l’homme à la femme, de la femme aux enfants, passe le courant du pouvoir, quelles sont les différences de potentiel qui permettent le fonctionnement du pouvoir.

 

ROUGE — Mais cela passerait par un travail qui déborderait l’histoire au sens où vous la voyez. Les travaux de Lévi-Strauss autrefois montraient comment à travers les systèmes de parenté, se déplaçaient sinon les rapports de pouvoir dans telles ou telles configurations ou groupes sociaux, au moins les figures que pouvaient prendre ces rapports de pouvoir…

 

M. FOUCAULT — Oui, dans la mesure où Lévi-Strauss a fait une analyse essentiellement relationnelle, je peux dire que ce que je veux faire aussi à propos du pouvoir, c’est une analyse de type relationnel, et non pas une analyse en termes de possession. Cela me paraît une sorte d’évidence. Cela est très difficile à analyser. J’ai bien conscience que je suis très loin d’avoir les instruments pour analyser un truc relationnel, mais que ce soit un truc relationnel, qu’il y a du pouvoir qui ne soit pas comme une masse qu’on partagerait comme un gâteau, cela va de soi dès qu’on y réfléchit un instant. Cela implique des analyses que je ne suis pas capable de faire, j’espère qu’on les fera après moi… (Rires.)

 

ROUGE — Est-ce qu’analogiquement à la question que l’on posait tout à l’heure sur les mouvements de revendications sexuelles, est-ce que, du côté de la psychanalyse, il n’y a pas ce même phénomène ? Apparemment, la question sexuelle y est centrale, mais elle dépasse ce niveau, et elle a une dimension culturelle…

 

M. FOUCAULT — Absolument. Je dirais au fond que le coup de génie de Freud, ce n’est pas finalement d’avoir découvert que la vérité de l’inconscient c’est la sexualité, c’est tout le contraire. À partir d’une problématique de la sexualité qui était déjà passablement abordée, amorcée à son époque, il est finalement allé vers autre chose, car l’inconscient c’est bien plus que la sexualité, c’est bien plus que le sexe. Alors là, chez Lacan, c’est évident, il n’en est plus question du tout. Je ne suis pas lacanien ni antilacanien, mais ce débordement, on le retrouve exactement comme cela dans la psychanalyse, et on sent très bien qu’il y a une sorte de psychanalyse imbuvable qui est celle de la sexualisation perpétuelle, et puis il y a la psychanalyse qui fait percée par rapport à la sexualité et qui cherche autre chose, je ne sais pas quoi, mais qui traverse la sexualité et s’accélère d’avoir quitté la sexualité.

Fin de l’entretien.

 

[1] Christian Laval est professeur de sociologie à l’université de Paris X, membre du Sophiapol, du Groupe d’études Question Marx et du Centre Bentham. Il est aussi chercheur associé à l’Institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire (FUSU) et membre du conseil scientifique d’ATTAC Il a récemment publié la Nouvelle école capitaliste (avec Pierre Clément, Guy Dreux et François Vergne) en 2011, Marx, Prénom : Karl (avec Pierre Dardot) en 2012 et Marx au combat la même année.

 

[2]  Michel Foucault fait ici référence à un texte de Jean-Marie Brohm, « Corps et pouvoir : à propos du fascisme corporel ordinaire », paru dans Quel corps ?, n°6, automne 1976, pp. 7-12. Dans ce texte, Brohm oppose très systématiquement les thèses de Foucault sur le pouvoir aux positions « marxistes » et « léninistes » sur l’État et la lutte des classes comme « lutte pour le pouvoir » (p.7). Il écrit ainsi « la conception du pouvoir de Foucault se veut non-marxiste et même anti-marxiste dans la mesure où elle récuse les principaux théorèmes marxistes du pouvoir de classe » (p. 7). Brohm, pour présenter les positions imputées à Foucault utilise des citations de Deleuze tirées de son texte « Écrivain non : un nouveau cartographe », paru dans Critique n°343, décembre 1975. Le quiproquo de cette conversation avec Foucault tient à ce que Brohm dénonce la théorie foucaldienne du pouvoir au nom de la tâche impérative de la construction du parti léniniste pour la prise du pouvoir d’État : « faire du parti une arme centralisée, voilà aujourd’hui la tâche des militants trotskystes » (p. 9). Or ce n’était plus là notre problème.

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