13 septembre 2013
Michel Henry – Un Marx méconnu : la subjectivité individuelle au cœur de la critique de l’économie politique
Michel Henry (1922-2002) est un grand philosophe français de la deuxième moitié du XXe siècle, apprécié de générations de philosophes mais aujourd’hui méconnu du grand public. Il a pourtant également été un écrivain, et a même obtenu le prix Renaudot pour son roman L’amour les yeux fermés en 1976 (Gallimard).
Il est né le 10 janvier 1922. Son mémoire de maîtrise de philosophie, soutenu en 1943, est consacré à une lecture originale de Spinoza (sous le titre Le bonheur de Spinoza, réédité en 2004 aux PUF). Tout juste après la soutenance, il rejoint la Résistance. Dans le maquis du Haut Jura où il combat, il a pour nom de code Kant. Au lendemain de la guerre, il sera un moment proche des socialistes de la SFIO. Il passe l’agrégation de philosophie en 1945. Il enseignera à l’Université de Montpellier de 1960 à sa retraite en 1982. Il situe son travail dans le cadre de la phénoménologie initiée au 20e siècle par Husserl, mais va peu à peu rompre avec la dimension principalement intentionnelle de ce dernier, en explorant de façon singulière une phénoménologie du corps subjectif et de la chair. Un de ses derniers ouvrages radicalise cette perspective : Incarnation – Une philosophie de la chair (Seuil, 2000).
Il commence à travailler sur Marx, dans une perspective non «marxiste» en 1965. Les deux tomes de son Marx paraissent en 1976 chez Gallimard (tome 1 : Une philosophie de la réalité, et tome 2 : Une philosophie de l’économie ; réédition en collection «TEL» de poche en 1991), mais sont peu discutés par les diverses obédiences «marxistes» alors encore puissantes dans l’Université française. Il faut dire qu’il annonce de manière provocatrice, dès que début de l’ouvrage, que «Le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx» (tome 1, p.9). Mais, surtout, il y déploie une lecture nouvelle, inattendue, qui repère chez Marx, des écrits de jeunesse à ceux de la maturité, des textes philosophiques aux textes économiques, une logique de la subjectivité radicale et de la vie, qui étonne encore aujourd’hui par son intensité. Il met alors l’accent, contre les interprétations marxistes dominantes, sur les notions d’individu et de subjectivité. On peut certes critiquer cette focalisation, en pointant la place occupée chez Marx, contre la double fétichisation des entités collectives et des unités individuelles, par une pensée des rapports sociaux, donc de l’interindividualité et de l’intersubjectivité [1]. Mais Michel Henry, par les pistes nouvelles défrichées, nous a obligés à lire Marx autrement. Quelques années plus tard, il s’intéressera aussi, à travers sa propre dynamique de recherche, à Freud, avec Généalogie de la psychanalyse – Le commencement perdu (PUF, 1985).
Le philosophe a aussi publié des essais politiques. La Barbarie (Grasset, 1987 ; réédition PUF en 2001 et en 2004) s’attaquera au totalitarisme du «communisme réellement existant». Il prolongera cette critique, après la chute du Mur de Berlin, tout soulignant les graves dangers entraînés par la domination du capitalisme, avec Du communisme au capitalisme –Théorie d’une catastrophe (Odile Jacob, 1990).
Il est mort le 3 juillet 2002. Anne Henry, sa veuve, a mis en place un site internet fort utile pour ceux qui voudraient en savoir plus sur cette pensée exigeante : http://www.michelhenry.org/. Pour une introduction à ses travaux, il existe un recueil de courts textes éclairants, rassemblés par la sociologue Magali Uhl : Auto-donation – Entretiens et conférences (2e édition augmentée en 2004 aux Éditions Beauchesne, collection «Prétentaine» dirigée par Jean-Marie Brohm).
Philippe Corcuff
Entretien inédit de juin 1996 avec Philippe Corcuff et Natalie Depraz [2]
Question : Est-ce que vous pourriez nous retracer votre itinéraire philosophique ?
Michel Henry : Quand j’ai commencé à entrer en relation, je dirais, personnelle avec la philosophie, c’est-à-dire à me demander ce qu’elle signifiait pour ce que je cherchais, et pour savoir ce que c’était que l’homme, j’étais en désaccord avec la pensée classique qu’on enseignait alors, qui était une sorte d’idéalisme post-kantien, qui était l’enseignement un peu de la République, enfin avec la morale kantienne, etc. Et je cherchais, moi, une définition de l’homme beaucoup plus concrète, beaucoup plus proche de ce que je croyais être. En philosophie, ça se traduisait par le fait que je cherchais à la place du sujet kantien, impersonnel, qui faisait la science et qui connaissait l’univers objectif, donc qui était une pensée universelle du monde, et qui dessinait le cadre à l’intérieur duquel travaillait la science objective, je cherchais une définition beaucoup plus concrète de l’homme. Je dirais plutôt de l’individu, pour éviter ce mot et pour rendre compte aussi de son individualité. Parce que le propre d’une définition de l’homme par le sujet qui fait la science, c’est de ne trouver qu’un esprit impersonnel. Et il me semblait que nous n’étions pas seulement une raison impersonnelle, présente dans tous les individus empiriques, mais nous étions fondamentalement des individus. Et je me suis donc tourné vers une définition concrète de la subjectivité. Et je me suis aperçu à ce moment-là que le corps, notre corps, était impliqué dans la définition que les philosophes, dans la philosophie moderne qui m’intéressait, interprétaient comme une sorte d’esprit impersonnel. C’était d’abord la conscience de Descartes (1596-1650), qui encore était concrète, mais est devenue la conscience de Kant (1724-1804), qui était donc cette conscience impersonnelle, qui fait la science. Et c’était la philosophie qui a triomphé jusqu’avec des gens comme Brunschvicg (1869-1944) et même Bachelard (1884-1962). Alors en travaillant sur une subjectivité concrète, j’ai donc trouvé que c’était une subjectivité corporelle, qui n’était pas seulement une pensée conceptuelle de l’univers, mais qui était un accès par la sensibilité. Que la sensibilité était essentiellement individuelle. Et en plus au fond de la sensibilité, je trouvais quelque chose que j’appelais déjà la vie, qui était une sorte d’épreuve affective que nous faisions de nous-mêmes, et dont l’expérience du monde était indissociable. (…)
Donc j’ai été conduit à une réflexion sur une expérience antérieure à notre ouverture au monde, qui est l’expérience que chacun fait de lui-même et qui était une expérience pour moi affective, sans distance, sans écart, sans monde, sans cette lumière du monde par laquelle on définissait à la fois le monde et la conscience, c’est-à-dire cet éclatement extatique, qui était la lumière de mon être. Et avant cela, il y avait une zone non explorée par les philosophes, inélucidée, que j’appelle la vie, dans laquelle cette vie s’éprouvait elle-même, dans une expérience qui était d’un autre ordre, qui ignorait la distanciation du monde, mais qui était une expérience purement affective, et comme je le disais, pathétique. Or le corps précisément était une sorte d’exemple tout à fait significatif, parce qu’on voyait en lui se recouvrir ces deux savoirs : une ouverture au monde, dans les sens, dans le fait de voir ce qui est à l’extérieur, de sentir ce qui est touché. Mais cette connaissance d’une première extériorité par la sensibilité présupposait une sorte d’auto-épreuve du corps connaissant lui-même et qui était d’un autre ordre. Qui n’était plus cette ouverture à une extériorité, à un monde mais une épreuve écrasée sur elle-même, muette, affective. Et c’était cela que je me suis mis à appeler la vie. Parce que la vie avant d’éprouver le monde s’éprouve elle-même. Si vous prenez, par exemple, une impression, elle s’éprouve elle-même, même s’il n’y avait pas de monde, dans une sorte de révélation qui lui est propre, et qui est, je crois, purement affective.
Alors ayant découvert cela, d’une part j’ai essayé de généraliser ce problème de cette double façon de se montrer des choses, dans l’extériorité d’un monde, ou au contraire dans une intériorité radicale qui était purement affective. Et là j’ai travaillé sur un plan purement phénoménologique, c’est-à-dire à élucider ces deux façons d’apparaître, de se manifester, ces deux modes de phénoménalité. Et j’ai exposé cela dans mon premier grand travail, dont le travail sur le corps était une sorte de cas particulier, puisque le corps apparaissait comme un cas exemplaire de cette dualité de manifestation [3]. Mais le corps, ce n’était pas seulement le corps. Non seulement le corps était subjectif, et donc donnait une idée concrète de la subjectivité, mais aussi il était le siège de l’action. Et, par conséquent, c’était une nouvelle philosophie de l’action qui s’imposait à moi. Non seulement l’action qui apparaît comme un processus qui agit sur les choses extérieures, mais qui a d’abord sa condition dans une expérience purement subjective du pouvoir qui agit. Et sans cette relation originelle au pouvoir qui agit, et qui coïncide avec moi, aucune action ne serait possible.
Et alors c’est à ce moment-là que je me suis tourné vers une autre recherche, qui a porté sur Marx. (…) Je me suis mis à lire Marx dans cette optique. Alors que le marxisme disait tout autre chose. Le marxisme, que je connaissais pour d’autres raisons, comme tout le monde à cette époque le connaissait, était un objectivisme. Il faut bien comprendre que le marxisme était une sorte d’objectivisme radical, qui traitait tout ce qu’il traitait de façon objective, qu’il s’agisse de classes sociales, ou qu’il s’agisse de phénomènes économiques. Tout cela était considéré comme des objets qui devaient être traités par des sciences, en retournant à ce schéma «sujet connaissant l’objet». Or, dans Marx, je découvrais avec surprise pour ne pas dire avec stupeur, que Marx, en fait, avait accompli dès 1845, après avoir traversé très rapidement tous les grands systèmes philosophiques de son temps – qui étaient comme un résumé de l’histoire de la pensée occidentale -, Marx découvrait ce qu’il appelait la praxis. Et cette praxis, il la concevait comme subjective – c’était l’action ! -, il la concevait comme subjective, comme individuelle. Et cette action, c’était l’action réelle. L’action réelle n’était plus le déplacement objectif qu’on peut voir dans le monde et qu’étudient des sciences objectives. L’action réelle, c’était l’action de l’individu, en tant qu’action subjective et vivante. Et il plaçait la vie plus profond que la conscience, en disant que c’était la vie. Pas du tout la vie au sens biologique, dont il ne parle à aucun moment, mais la vie des gens telle que l’éprouvent les gens : qui était une force, un pouvoir plus profond que la conscience, c’est-à-dire que la relation à l’objectivité, et qui déterminait cette relation à l’objectivité ou cette représentation.
Or, fait extraordinaire, cette praxis subjective, vivante, individuelle, et qui définit la réalité, elle allait devenir le point central de son étude, car le travail est de cet ordre. Le travail est une action et, par conséquent, il est subjectif, il est vivant, il est individuel. Et c’est ça le travail réel. Et, par conséquent, le travail dont parlaient les économistes n’était pas le travail réel. Et à ce moment-là, Marx fait l’une des découvertes les plus extraordinaires de l’histoire de la pensée occidentale. C’est qu’au moment même où il reprend les thèses d’Adam Smith (1723-1790), qui est donc le grand fondateur de l’économie moderne (ce qui coïncide avec le développement de la grande industrie), au moment où il le critique (mais il en reprend une thèse essentielle, et l’une des plus essentielles, c’est que c’est le travail qui produit ce que les économistes d’alors appellent la valeur d’échange et, par conséquent, l’argent) au moment même ou il reprend cette thèse essentielle, il dit : «Oui, mais quel travail ?» Et à ce moment-là il dit : «Les philosophes et les économistes ont parlé dans la confusion du travail. Parce qu’il n’y a pas un travail. Il y en a deux. Il y a le travail réel qui est subjectif, qui est vivant, qui est individuel, et qu’ils ne prennent jamais en compte. Et puis il y a un autre travail qui est en fait la représentation de ce travail, et qui est le travail dont parlent les économistes, et qui est le travail social et abstrait». Et c’est à partir de ce dédoublement du travail – qui correspond exactement au dédoublement du corps auquel j’avais abouti dans mes recherches, n’est-ce pas – qu’il va construire sa propre théorie de l’économie politique, donc de l’économie, avec et contre l’économie classique d’Adam Smith et puis de Ricardo (1772-1823). Et donc, à ce moment-là, on peut dire qu’au fondement de toute l’analyse économique qui sera celle de Marx, il y a des thèses philosophiques fondamentales, qui ont été complètement masquées par ceux qui sont devenus les «marxistes» ; thèses sans lesquelles cependant, toute la théorie de Marx est complètement incompréhensible. Or cette théorie de Marx, ce n’est pas seulement une théorie des phénomènes économiques. Mais puisque l’économie est au fondement des sociétés, c’est une théorie de la société, et c’est une théorie de l’histoire. Donc les deux grands thèmes de réflexion qui vont être assez largement ceux de la philosophie moderne, sont abordés dans une perspective philosophique fondamentale.
Q : Quel rapport faites-vous entre cette façon d’envisager le travail chez Marx et justement ce que vous aviez commencé à travailler autour de la vie ?
M. H. : C’est une identité dans la façon de voir, puisque Marx dit «le travail vivant», dans les manuscrits de 1857 et puis tout le temps. Parce que ce n’est pas le jeune Marx, là, dont il s’agit, c’est le Marx non seulement du Capital [4], qui est encore un livre didactique, mais c’est le Marx le plus profond, celui des manuscrits économiques, qu’on publiera après sa mort, et qui formeront ce qu’on appelle le tome 2 et le tome 3 du Capital. Et à partir de ce moment-là, Marx désigne toujours le travail comme l’actualisation de la force subjective de travail. Et je crois que par «force subjective de travail», il entend très exactement ce corps que je m’étais efforcé de décrire et de comprendre comme un «je peux». L’individu vivant est un «je peux», et le travail consiste à faire passer à l’acte, à mettre en œuvre ce «je peux» fondamental que je suis dans mon corps vivant. (…)
Le problème de l’échange est un problème archaïque. C’est un problème qui s’est posé il y a très longtemps dans l’histoire, très exactement au moment où les groupes humains ont cessé d’être autarciques, d’être fermés sur eux-mêmes, et sont entrés en rapport avec les groupes voisins, autrement que dans des guerres : dans l’échange. Où l’échange s’est substitué à l’affrontement pour la possession d’un territoire. Cet échange a consisté à échanger les produits, qu’ont commencé à fabriquer les uns, avec les produits que fabriquaient les autres, dès que ces groupes produisaient un peu plus que leurs besoins immédiats. Or le problème de l’échange est un des grands problèmes métaphysiques de l’humanité. À mon avis, l’humanité préhistorique s’est posée deux problèmes métaphysiques fondamentaux : celui de la mesure du temps et celui de l’échange. C’est donc un problème qui est aux origines mêmes de l’humanité, qui a été résolu de façon pratique, à ce moment-là, et sur lequel rétroactivement Marx va jeter une lumière foncièrement différente de la lumière de l’économie classique. Alors, il faut donc rappeler très rapidement la solution de l’économie classique et montrer comment Marx la disqualifie au point de la rendre aporétique ou absurde. Et comment, acculé à ce problème fondamental, il est obligé de lui proposer une solution entièrement nouvelle, qui, à mon avis, explique la société moderne et problème sur lequel la société moderne est encore totalement aveugle.
Alors c’est un point crucial du développement humain, puisque c’est un problème théorique, qui au 19e siècle éclaire ce qui s’est passé à l’origine des groupes humains. Alors le problème de l’échange est en effet un problème très difficile. Dans le texte, c’est comment échanger x marchandises a contre y marchandises b ? Ça veut dire, si vous échangez du blé contre du vin ou, plus avant, si vous échangez du sel contre des peaux de bêtes, comment allez-vous procéder ? (…) Mais comment allons-nous faire pour échanger des produits qui sont quantitativement différents et qualitativement différents ? Combien de kilos de sel ? Combien de peaux de bêtes ? Et puis le sel et les peaux de bêtes, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a en commun ? Et l’échange suppose un terme commun. Et la solution qu’adopte spontanément l’humanité, probablement, c’est de dire «Combien de temps ils ont mis pour faire ça ? Et nous, combien de temps on a mis ?» Mais même pas quel temps ? Mais quelle fatigue ? Quelle peine on s’est donné pour prendre tout ce poisson ? Et eux, quelle peine ils se sont donnés pour nous présenter là ce blé ou ce riz ? C’était le travail. Donc ce qu’on a échangé dès l’origine de l’humanité, ce n’était pas – et avant qu’elle ait même conscience de ce changement de plan – des choses et des produits. On a échangé des produits du travail, c’est-à-dire qu’on a échangé des travaux. Et l’économie au début du 19e siècle avec Adam Smith, elle sort cette solution-là. Elle dit : «Voilà ce qui est fondamental : les hommes n’échangent pas des choses, ils échangent des produits du travail, ils échangent des travaux». Et quand cette solution, qui est une solution extraordinaire, arrive dans la conscience européenne, il y a quelqu’un qui s’appelle Marx, et qui se rend compte que cette solution est une aporie et qu’au lieu d’être une solution, c’est le contraire d’une solution.
Pourquoi ? Il dit : «Ah, vous échangez des travaux. Seulement, si le travail est subjectif, individuel, et vivant, s’il consiste dans une peine, dans un effort qui n’a pas de nom, comment voulez-vous échanger ?» Il est beaucoup plus difficile d’échanger des expériences subjectives, fluentes, que des choses. Parce qu’en plus, les choses sont quand même les mêmes, sous le regard de l’un et de l’autre. Mais la souffrance ou la peine de quelqu’un est absolument variable d’après la force des individus, d’après les conditions dans lesquelles il a produit. Il est donc beaucoup plus difficile d’échanger des travaux que des choses. Ce qui est tout à fait abyssal, n’est-ce pas ? Puisque la solution devient l’aporie, la difficulté majeure. Et c’est là que Marx est acculé à l’une des très grandes découvertes de l’humanité, et à dire : «On va en effet échanger des travaux mais ces travaux, ce ne sont pas des travaux réels». On ne peut pas échanger des moments d’existence, pas plus qu’on ne peut échanger un amour contre un amour, une méchanceté contre un acte mauvais. On est dans l’indicible des existences singulières. Et, par conséquent, à partir du travail réel, individuel, subjectif, vivant, invisible, on va construire un travail, une entité, un travail abstrait, irréel, qu’on pourra échanger. Il y a donc la construction du travail économique qui va être échangé à la place de ces subjectivités muettes, indicibles et inconnaissables.
Et alors comment on fait ? Il y a deux chemins qui permettent cette substitution, car il s’agit d’une substitution. On va compter le temps objectif. Ces efforts muets que personne ne peut apprécier, ils sont faits entre le lever et le coucher du soleil, pendant combien de jours ? Et on peut diviser. C’est pourquoi c’est lié à la mesure du temps. Ce sont deux problèmes connexes, parmi les problèmes métaphysiques que l’humanité a résolus à ses débuts. Alors, il a fallu huit jours à un individu, ou à x ou à tant d’individus. Et puis seconde question : ce travail, il était pénible ? Il demandait beaucoup de force ? Ou bien il était facile ? Est-ce qu’on risquait sa vie en allant chasser ? Ou bien est-ce qu’on était assis sur un tabouret en train d’éplucher des légumes ? Et donc, on a construit un travail qui n’existe pas, qui est une entité idéale et qui est un objet économique. Car l’objet économique, ce n’est pas du tout le travail vivant. L’objet économique, c’est comme un objet géométrique. C’est un objet qui a été construit à partir de la réalité. Et aujourd’hui tout l’univers économique est construit ainsi. Parce que le travail abstrait ou économique, ou social, comme il le dit encore, est, lui, homogène à la valeur d’échange, homogène à l’argent… L’argent, la valeur d’échange, c’est du travail abstrait. Il y a donc tout un univers économique parfaitement homogène, et financier aussi, qui est constitué par des substituts de la vie réelle des gens. Et cet abîme est ouvert à jamais. (…)
Et l’histoire du monde maintenant, c’est l’histoire de l’écart de la vie réelle des gens, qui continue, et des entités qui fonctionnent, qui ont pris la direction du gouvernement du monde, et qui fonctionnent d’elles-mêmes et par elles-mêmes : entité économique et entité financière. Et cet abîme se creuse d’avantage, conduisant sous nos yeux l’humanité à une sorte d’abîme. Ce sont les aveugles de Bruegel qui vont au précipice, parce qu’ils n’ont pas compris ou pas voulu comprendre, et que toutes les théories économiques ont écarté les thèses de Marx, sans comprendre que leur fondement était plus que jamais présent et agissant dans le monde moderne. (…)
Et c’est pour ça que Marx est beaucoup plus près des théories comme celles d’Husserl et de la phénoménologie que du matérialisme dialectique, qui croit, à la façon des sciences objectives, que Marx a créé de nouvelles sciences objectives de l’histoire ou de l’économie. Et par conséquent, aujourd’hui, notre travail, c’est de montrer à ces sciences qu’en vérité ce sont des sciences qui, livrées à elles-mêmes, ne sont pas des savoirs, c’est-à-dire des connaissances, mais sont des modes d’occultation dans leur connaissance partielle. Ce sont des modes d’occultation de phénomènes beaucoup plus primitifs auxquels il faut retourner, si l’on veut rendre le monde intelligible et pratiquer une nouvelle politique, qui ne peut pas être séparée d’une éthique, c’est-à-dire d’un retour à la vie concrète et subjective des gens. Alors là c’est ma lecture de Marx. Je dois bien dire qu’elle n’avait jamais été faite. Mais je considère que le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx, c’est-à-dire une tentative pour réduire Marx au mouvement scientifique, ou même scientiste, de l’objectivisme du siècle dernier, et tenter de le poursuivre aujourd’hui. (…)
Nous sommes devant une démesure au sens propre. Et, par conséquent, puisqu’il n’y a pas de mesure, mais des équivalents objectifs, après tout, ce n’est pas non plus une absence totale de mesure. Si quelqu’un met un mois à faire un travail, ce travail est quand même appréhendé de façon non pas du tout contingente, par rapport au travail de celui qui mettrait une journée. Encore qu’il y ait des réflexions de Marx qui montrent que l’on peut admettre que, dans certains domaines, celui qui travaille une journée, du point de vue social, est beaucoup plus utile que celui qui va travailler un mois. Mais ça, ce sont des problèmes qu’il a posés en toutes lettres, dans la Critique programme de Gotha (1875), et donc sa solution, sa société idéale, c’est une société qui ne tient plus compte de cette mesure. C’est-à-dire qui vraiment désolidarise l’ensemble des quantifications et des qualifications objectives de la vie. Ce qui est un projet extraordinaire, et ça s’appelle, dans le langage qui apparaît dans les textes, une société de «surabondance». C’est-à-dire une société où il n’y a plus besoin d’établir une équivalence (sur le fond de cette arrière-pensée que l’équivalence est impossible). Mais, enfin, il y a quand même une équivalence relativement possible. Des gens qui mettent des pierres pour faire un mur, grosso modo, s’ils travaillent les uns et les autres, ils ont à peu près le même rendement. Si vous prenez deux professeurs, qui font tant d’heures de cours pour enseigner des choses de telles difficultés, il y a quand même une correspondance. On admet, par exemple, que le travail qualifié est construit. On admet que ce travail est qualifié. Et puis quoi ? Bac+1, bac+2, bac+3…Qu’est-ce que c’est, sinon des réponses aléatoires, mais non totalement ? Voilà, c’est ça le problème. Il a eu conscience de cette contingence. Et il a très bien compris que la solution n’était pas dans la tentative, malgré tout, d’établir une correspondance rigoureuse, mais plutôt dans l’invention, peut-être utopique, d’une société, où il n’y aurait plus à mesurer cela. Et c’est ce qu’il appelle la société de surabondance. Mais, là, il s’est heurté à des problèmes qu’il n’a pas pu résoudre, qui étaient les problèmes de l’équivalent de l’argent, c’est-à-dire de la valeur d’usage, de l’utilité sociale. Est-ce qu’un peintre qui peint n’importe comment, est-ce qu’on peut mettre ça sur le même plan que celui qui, quand même, apporte du blé, qui élève des veaux ? Là c’est devenu incertain, mais c’est devenu incertain à cause de la profondeur du regard, je dirais, métaphysique. (…)
Marx a vu au milieu du 19e siècle une mutation. C’est vraiment un grand génie parce qu’il a vu des mutations décisives. La mutation décisive, c’est que le travail vivant donc – qui pose toutes ces difficultés, toutes ces apories – était de moins en moins nécessaire à la production des biens de consommation, laquelle appartenait à une technique qui allait tendre à s’autonomiser et qui était faite avec des processus objectifs empruntés à la nature. Et, à partir de ce moment-là, c’est toute l’économie du monde, depuis l’origine des temps, qui bascule. C’est-à-dire que la loi fondamentale qui reliait la valeur d’échange (c’est-à-dire l’argent) au travail vivant par la médiation du travail – et qu’on calculait par la médiation du travail abstrait, d’un travail fictif -, cette loi va disparaître. C’est-à-dire qu’on peut concevoir un univers d’automatisation avec des robots, avec des ordinateurs – enfin ce qui se passe sous nos yeux -, tel qu’on puisse fabriquer des biens de consommation, et des biens pas de consommation, d’ailleurs, des choses inutiles telles que des engins interplanétaires et tout ce que vous voudrez, qui n’aient plus de relation au travail vivant. Ce qui veut dire, concrètement, dans le système de l’économie, tel qu’il existe depuis l’origine des temps, qu’il y a des gens qui n’ont plus rien à faire sur la Terre et qui, d’autre part, n’ont plus de rapport avec la valeur d’échange, c’est-à-dire avec l’argent. Et nous vivons cette situation-là. Et donc elle n’est intelligible qu’à partir de ces analyses métaphysiques. Mais, à partir de ces analyses métaphysiques, elle surgit dans une sorte de lumière et d’intelligibilité, qui permettrait probablement de prendre le problème à bras-le-corps. Alors qu’aujourd’hui, on fait tout le contraire, c’est-à-dire qu’avec la mondialisation, et avec le marché libre, c’est-à-dire mondial, on donne libre cours à ces entités abstraites. On pense que leur auto-fonctionnement sera bénéfique, et l’auto-fonctionnement de la technique surtout, ce qui est encore plus grave. Parce qu’en fait l’auto-fonctionnement de l’économie, donc du marché, est complètement supporté maintenant par une sorte d’auto-fonctionnement de la technique, qui est complètement coupée de toute finalité humaine et d’enracinement humain. C’est ça la mutation, c’est que la production des choses n’est plus liée au corps vivant, donc à l’individu. Elle pourrait se faire dans un monde où il n’y ait pas d’individus. Donc ce sont ces problèmes vraiment énormes, qui sont abordés dans l’aveuglement complet à l’égard de connaissances qu’on peut appeler philosophiques, et qui ont émergé au 19e siècle grâce à des gens de génie donc, surtout à Marx. Et dont on fait totalement abstraction, aujourd’hui, dans les Grandes Écoles où on prétend continuer à considérer les sciences comme des sciences autonomes. Et je crois que la plus grande erreur du monde, c’est de ne pas faire ce qu’avait fait Husserl sur un plan purement théorique, mais qui aujourd’hui doit avoir des conséquences infinies sur un plan pratique, c’est de ne pas retourner à l’enracinement de ces entités, de ces abstractions, dans la vie. Même si, justement, l’analyse doit montrer qu’elles n’ont plus d’enracinement dans la vie, et qu’un décalage tout à fait nouveau va se produire entre la vie des gens et tout le développement scientifique, théorique et technique de la planète. Or je crois que ces problèmes, qui sont là devant nous et qui nous écrasent, devraient être considérés à la lumière de ces analyses, qui devraient d’abord conduire à les poser, au lieu d’enseigner que c’est très bien, que l’économie…qu’il n’y ait pas de norme. La délocalisation, l’élimination des normes, tout cela ce sont des choses qui signifient métaphysiquement, pour l’homme, un univers qui le barre, où il n’est plus pris en compte, donc un univers de folie et de destruction. (…)
Q : Est-ce qu’il n’y a pas une tension chez Marx, entre la perspective d’une autre économie, d’une économie alternative, et le fait qu’il y ait chez lui, si on suit votre lecture, une critique de toute économie ?
M. H. : Oui, alors moi, j’ai carrément pris parti dans ma lecture pour la seconde thèse : chez Marx, il y a une critique de toute économie. Alors une critique de toute économie, ça veut quand même dire deux choses. Ça veut dire une critique au sens de la Critique de la raison pure [5], c’est-à-dire faire une théorie de toute économie et voir ses difficultés principielles, c’est-à-dire des difficultés qui sont liées à la naissance même de l’économie. Et partout où il y aura une économie, vous rencontrerez ces difficultés. Et puis critique de l’économie, ça veut peut-être dire une utopie, un univers où il n’y aurait pas plus d’économie qu’il n’y en a dans une famille, dans des relations internes de la famille. Dans un couple, normal, c’est-à-dire où la loi est celle de l’amour, il n’y a pas de relation économique à proprement parler, n’est-ce pas ? Ces relations sont des relations externes. (…)
Q : Et je me demandais si vous aviez croisé la politique ?
M. H. : Alors là je ne peux parler de cette question que de façon limitée, c’est-à-dire que je n’ai pas thématisé cette question. Je l’ai abordé tout de même à partir de mes présupposés généraux (…). Et au fond, en gros, le politique est une façon d’appréhender l’activité humaine, qui est invisible, pathétique, singulière, vivante, etc., dans une lumière où toutes ces choses ne se montrent que de l’extérieur. C’est-à-dire une façon de considérer de l’extérieur un ensemble d’activités, en les pensant comme activités générales qui intéressent tout le monde (dans la commune, par exemple, un système d’irrigation), de les considérer de l’extérieur telles qu’elles se présentent dans le débat humain à partir du moment où ce problème est collectif et doit être traité par des instances collectives. Et cette venue dans la lumière du monde des activités humaines est incontournable et inévitable. Mais la critique commence au moment où, lorsque ces activités, qui sont singulières, individuelles, invisibles, inqualifiables, etc., apparaissent dans un débat public et dans un débat politique. La critique commence au moment où on oublie leur nature originelle. Autrement dit, on ne peut traiter politiquement, ce qui est légitime et inévitable, des questions qu’on dit être des questions générales, par exemple l’aménagement d’un littoral – les assemblées politiques sont faites pour en traiter -, on ne peut en traiter correctement que si au fond, de façon assez parallèle avec ce qui se passe dans le cadre de l’économie, on n’oublie pas que ces questions, dont on traite politiquement, sont en elles-mêmes des questions qui concernent le pathos d’individus singuliers et qui restent singuliers. (…) Donc le politique a son droit, comme peut-être l’économie certainement, mais il n’est valable que lorsqu’il se pense constamment comme second par rapport à un essentiel. Et il y a totalitarisme quand le politique se pense comme essentiel au point d’oublier les individus. Ce qu’a fait le marxisme : on a traité des questions, des grandes questions, non seulement en oubliant l’individu, mais carrément en les tuant, non seulement théoriquement mais pratiquement. Staline a voulu faire ses grands canaux : allez hop! il y a des réactionnaires, il a fait des camps de concentration. (…) Le politique planifie. Il a une vue d’ensemble, qui si elle n’est pas constamment relativisée et pensée comme un moyen au service d’une fin, qui est d’un autre ordre, si elle ne subit pas constamment cette réduction relativiste, est un totalitarisme, qui produit ce que produit le totalitarisme.
Paru dans ContreTemps, n°16, avril 2006, pp. 159-170 – http://www.contretemps.eu/ – Revue critique : document pdf
Pour prolonger, voir la vidéo de la communication de Philippe Corcuff sur « Le Marx de Michel Henry : choc et écueils d’une renaissance philosophique » au colloque sur « L’actualité de Marx » organisé par l’association étudiante Les médiations philosophiques, le 8 mars 2013 à Université Jean Moulin Lyon 3 ici
NOTES
1 – Voir sur ce point ma propre lecture dans La question individualiste – Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (Le Bord de l’Eau, 2003).
2 – Extraits d’un entretien réalisé à son domicile parisien le 24 juin 1996 ; le signe (…) indique des coupures par rapport à la retranscription intégrale de l’entretien.
3 – Voir le grand ouvrage de Michel Henry : L’essence de la manifestation (2 volumes, PUF, 1963 ; réédition en un volume en 1990), ainsi que Philosophie et phénoménologie du corps – Essai sur l’ontologie biranienne (publié en 1965 aux PUF, mais achevé dès 1949 ; réédition 1997), consacré à Maine de Biran (1766-1824).
4 – Le livre 1, seul publié de son vivant, date de 1867.
5 – Le livre de Kant publié la première fois en 1781.
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