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1 juillet 2024

Nous y sommes ! L’extrême droite, la gauche et les libertaires

Questions à Philippe Corcuff sur « Les Tontons flingueurs de la gauche »

Le livre Les tontons flingueurs de la gauche1, écrit par deux professeurs de science politique, l’un social-démocrate de gauche (Philippe Marlière) et l’autre anarchiste pragmatique (Philippe Corcuff), pourrait passer pour un pamphlet, mais il n’a pas le caractère polémique, voire la mauvaise foi, qui accompagne généralement ce genre d’exercice. Il se contente d’une certaine irrévérence pour évoquer plusieurs figures de la gauche (ou anciennement de gauche) afin de souligner à quel point elles se sont non seulement éloignées de leurs idéaux initiaux mais ont aussi désorienté les citoyens de gauche, en favorisant alors une extrême droitisation politique qui nous porte au bord du précipice avec les élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet 2024. La rédaction du site libertaire Grand Angle, dont Philippe Corcuff est membre du collectif d’animation, lui a posé quelques questions à la veille d’un deuxième tour décisif, même pour des anarchistes peu portés sur la geste électorale.

Confusionnisme et précipice « postfasciste »

Rédaction de Grand Angle : Au-delà des personnes auxquelles sont adressées des lettres de récrimination, et auxquelles chacun aura envie de rajouter quelques événements ou citations mémorables2, s’exprime une forme de regret : la gauche aurait pu être utile et, finalement, pourrait l’être encore. Au lieu de cela, elle s’est dénaturée. Mais, au-delà de maintenir en vie quelques idées dans l’espace public, que pourra-t-elle ? Sa vocation n’est-elle pas de se « droitiser » une fois aux affaires ? N’est-elle pas régulièrement devant un choix qui est celui du renoncement après quelques mois de pouvoir – voire même sans y parvenir –, sur le mode « il n’y a pas d’alternative (au néolibéralisme) », ou bien celui d’une éphémère organisation de gauche, vaguement unitaire, qui finit par exploser : cf. Syriza en Grèce, Die Linke en Allemagne, Nupes en France… ?

Philippe Corcuff : Au moment où Emmanuel Macron (qui est issu du Parti socialiste, et donc de la gauche, mais qui s’est déporté de plus en plus vers droite depuis son élection en 2017) a précipité la possibilité de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national en l’avançant de trois ans avec la dissolution de l’Assemblée nationale, la gauche était prise dans une crise profonde. Les deux pôles qui l’avaient incarné au XXe siècle à un niveau mondial avaient failli pour des raisons différentes : le pôle communiste pour cause de stalinisme et le pôle social-démocrate pour cause de conversion à une forme de néolibéralisme économique. Et le républicanisme autoritaire à tendance islamophobe, incarné un temps par Manuel Valls, et le « populisme » manichéen promouvant davantage le ressentiment que l’émancipation, défendu de manière tonitruante par Jean-Luc Mélenchon, ont davantage aggravé cette crise qu’ils n’y ont répondu. Tout cela a pris place dans un contexte de développement du confusionnisme à partir du milieu des années 2000 (le « sarkozysme » constituant une période intense de dérèglements idéologiques), entendu comme le développement d’interférences et d’hybridations entre des thèmes et des postures d’extrême droite, de droite et de gauche dans un moment d’affaiblissement du clivage gauche/droite. Ce que j’ai analysé précisément dans mon livre La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel, 2021).

Le Nouveau Front populaire né de la dissolution ne constitue pas une réponse de fond à cette crise structurelle mais un sursaut pour ne pas sombrer et tenter de freiner l’extrême droitisation de manière tardive (mon livre Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, aux éditions Textuel, date de 2014, par exemple, et ce n’était qu’une alerte parmi d’autres issue de la recherche en sciences sociales), alors qu’on est sur le point de tomber dans le précipice. Le premier tour des législatives met en évidence que la gauche a bien fait de s’unir pour ne pas sombrer, car, en comparaison, la droite classique est quant à elle devenue ridicule électoralement et les « macronistes » ont reculé de manière importante, loin derrière le RN. Comme nous l’indiquions dans Les Tontons flingueurs de la gauche, Emmanuel Macron s’est bien transformé de « président barrage » face à l’extrême droite (à deux reprises : en 2017 et en 2022) en « président barrage-marchepied de l’extrême droite » ! Cependant, en l’état, le Nouveau Front populaire n’a pas réussi à éloigner le danger RN malgré une forte participation par rapport au développement de l’abstention ces dernières années. Le second tour des Législatives demeure hautement périlleux.

Un anarchiste pragmatique comme moi ne peut que soutenir une initiative comme le Nouveau Front populaire, car une victoire de l’extrême droite nous emporterait tous et pas seulement les organisations de gauche et leurs politiciens professionnels. Il n’y a pas de raison raisonnable à ce que l’hostilité trop souvent atavique des anarchistes vis-à-vis des organisations de la gauche classique ne conduise à un abstentionnisme masochiste et nuisible pour toutes et tous. Mais on peut voter en étant lucide sur les ambiguïtés, les incompatibilités et les limites du Nouveau Front populaire.

Cependant lucidité ne veut pas dire fatalisme, comme si le cours historique de la politique était écrit par avance, dans une répétition en boucle de « trahisons » et d’échecs. Le sentiment d’avoir a priori raison, associé aux lamentations sur les turpitudes répétées des autres, participe de l’impuissance contemporaine de l’anarchisme organisé. Or, l’histoire est en partie ouverte, souvent dans une tension entre des risques tragiques et des possibilités émancipatrices. En 1947, le philosophe Maurice Merleau-Ponty, à l’époque un des plus nuancés quant aux contradictions et aux ambivalences des réalités politiques, écrit dans Humanisme et terreur : « Le monde humain est un système ouvert ou inachevé et la même contingence fondamentale qui le menace de discordance le soustrait aussi à la fatalité du désordre et interdit d’en désespérer ». Il y a certes de fortes inerties dans l’histoire politique et des répétitions, mais également de l’aléatoire et de l’inventivité.

Ainsi, à court terme, la victoire du RN le 7 juillet et/ou en 2027 pour la présidentielle, ou même avant si Macron est conduit à démissionner, constitue une menace consistante, à considérer en priorité, avec une possible marginalisation de la gauche et un scénario à la hongroise d’une présence au pouvoir pour une quinzaine d’années au moins. Et cela dans une configuration où le « postfascisme » (je préfère ce terme, avancé en 2000 et 2001 par le philosophe hongrois de gauche Gáspár Miklós Tamás à propos des premiers pas de l’expérience de Viktor Orbán en Hongrie, que ceux de « fascisme », n’appréhendant pas les transformations actuelles de l’extrême droite, et de « national-populisme », coupant les liens avec les héritages des fascismes historiques) a le vent en poupe en Europe, aux Etats-Unis (un Donald Trump radicalisé est en passe de redevenir président !) et ailleurs. Mais tout n’est pas encore joué, une mobilisation de dernière minute pour faire bifurquer un cours de l’histoire qui nous apparaît presque inéluctable reste encore possible, même si ce n’est pas le plus probable.

Toutefois, tout ne doit pas être vu à la seule aune du 7 juillet, car à moyen terme, même si l’extrême droite gagne, nous devrons réagir pour reconstruire la gauche dans la perspective d’une alternative à moyen terme. C’est pourquoi avec Philippe Marlière nous dessinons comme horizon souhaitable la réinvention d’une gauche d’émancipation pluraliste, avec des composantes radicales et des composantes réformistes, des composantes institutionnelles et des composantes libertaires. Pour ma part, je pourrais y défendre un pôle libertaire actant que la division entre « réformistes » et « révolutionnaires » n’est plus pertinente pour améliorer les choses dans le sens de l’émancipation dans un premier temps et pour sortir du capitalisme, de l’étatisme et de la pluralité des formes de domination à plus long terme.

Or, les « tontons flingueurs de la gauche », issus de la gauche ou encore à gauche, que nous prenons pour cibles ont constitué et constituent des obstacles, sous des modalités différentes, à cette réinvention d’une gauche d’émancipation. Bien sûr, davantage ceux qui ont été présidents, comme Hollande et Macron, mais aussi Mélenchon, Roussel (tenant d’un tournant sécuritaire du PCF plaisant aux médias, mais qui vient de s’effondrer électoralement), Onfray et même… Ruffin, qui fait souvent figure à gauche de nouveau « sauveur », mais dont la fragilité de son insertion électorale face au RN vient d’être soulignée au premier tour des Législatives. Et en les prenant pour cibles, nous appelons à sortir de la mythologie de « l’homme providentiel », politicien ou intellectuel, qui a fait tant de mal à la consolidation et au développement d’un tissu démocratique quotidien au sein du « peuple de gauche ».

Le cas Mélenchon et la priorité à la mobilisation anti-RN

GA : La gauche est, en France aujourd’hui en juillet 2024, embarrassée par un autocrate caractériel, complaisant à l’égard du conspirationnisme et ambigu de manière répétée vis-à-vis de l’antisémitisme, tout à la fois beau parleur mais clivant et visiblement toujours obsédé par la prochaine présidentielle. Le changement de personnel politique peut-il apporter un changement dans le comportement du peuple de gauche ? Un nouvel homme, une nouvelle femme prétendant incarner la gauche (à la manière d’un Raphaël Glucksmann) pourrait-il ou pourrait-elle faire autre chose aujourd’hui que rassembler des anti-RN sans davantage de motivation pour ne pas dire d’illusions ?

Philippe Corcuff : Parmi les dérégleurs confusionnistes des repères séparant historiquement la droite et la gauche, dans une association avec un narcissisme politique élevé, Jean-Luc Mélenchon est un recordman avec Emmanuel Macron dans la dernière période. Et s’il n’y a pas de problème général du Nouveau Front populaire et même de LFI avec l’antisémitisme, il y a bien un problème de Mélenchon avec l’antisémitisme et avec le conspirationnisme, contrairement à ce qu’écrivent des petits soldats idéologiques de la gauche radicale, appuyés malheureusement par des figures intellectuelles honorables, qui ont mis un moment sous le chapeau la déontologie du travail intellectuel à coup de pelletées répétées de dénégations peu documentées. Mais entre un parti né de l’idéologie antisémite et une figure, certes politiquement importante mais plutôt isolée dans ses excès rhétoriques, qui semble avoir stabilisé de manière non consciente des stéréotypes antisémites et complotistes, il n’y a pas photo. Cependant, l’extrême droite, LR et les macronistes ont pilonné, suivis par des médias acculturés, pour faire de la gauche, à l’inverse et de manière délirante, la source principale de l’antisémitisme en France. La « macronie » y a amplement contribué et pourrait recevoir cette tactique électoraliste de premier tour comme un boomerang dans la figure, avec de mauvais reports des électeurs de gauche sur ses candidats demeurés en lice face au RN, au second tour. Et cela risque aussi de limiter les reports d’électeurs « macronistes » au second tour sur les candidats de la gauche en face du RN. Une nouvelle fois, le narcissisme politique exacerbé de Macron pourrait avoir des effets un peu plus destructeurs et autodestructeurs.

Dans cette configuration, Raphaël Glucksmann a quand même réussi, dans une inversion des rapports de force électoraux lors des Européennes à réintroduire la prise en compte de l’horreur du 7 octobre et le refus de la moindre complaisance avec l’antisémitisme dans le programme du Nouveau Front populaire, sans pour autant entacher le moins du monde la solidarité impérieuse avec les Palestiniens massacrés à Gaza par l’armée israélienne. Cela ne fait pas pour autant de Glucksmann un « homme providentiel ». Il faut plutôt le prendre sous l’angle de l’anarchisme pragmatique proudhonien : un élément dans une « équilibration des contraires » encore susceptible de nous éloigner du pire.

Dans notre livre, nous appelons à une pluralité de figures renouvelées, sur le plan des caractéristiques de classe, de genre, culturels ou générationnels, portant la parole de la gauche. Cependant, cette pluralisation des porte-parole n’aura des effets démocratiques suffisamment importants que si elle est en lien avec un tissu démocratique quotidien et local, servant de médiation – surtout pas une avant-garde qu’un groupe trotskyste ouvert sur la forme et fermé sur le fond comme Révolution permanente essaye aujourd’hui de remettre sur le marché, mais des « intercesseurs » comme les appelait le philosophe Gilles Deleuze – entre une politique organisée renouvelée et une population plus indifférente à force de déceptions et de délitement des réseaux de proximité de gauche.

L’inventivité libertaire et la sphère électorale

GA : Au-delà de la récente histoire de la gauche en France, un évènement comme le référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 a nettement altéré la confiance de la population dans le jeu politique. Si on a assisté à une remobilisation lors de certaines échéances électorales, ce fut en bonne partie par un vote contre l’extrême droite plutôt que pour quelque programme que ce soit. Demander à la gauche de faire en sorte que les gens recommencent à se faire des illusions sur la compétition électorale n’est-il pas un peu vain quand son problème de crédibilité dépasse la conjoncture ? Depuis des années, beaucoup de personnes se sont engagées en politique sans se soucier des élections, en choisissant de travailler à un changement concret et/ou en participant à des actions directes de type ZAD, par exemple. Cet engagement est encore relativement marginal pour son aspect concret mais sa réalité se montre un peu partout dans différents domaines. C’est une réalité de plus en plus connue et appréciée… Ce mouvement est composite et, même s’il compte quelques politiciens néo-bolcheviques, il rassemble beaucoup de monde et montre une divergence stratégique tout à fait motivée parmi ce qu’on peut appeler le peuple de gauche, mais en défiance vis-à-vis de la politique traditionnelle pour laquelle vous semblez avoir des regrets. Qu’en pensez-vous ? Pouvez-vous affirmer que la gauche dont vous rêvez ne qualifiera pas d’écoterroristes ce qui s’opposeront à sa politique pour laquelle elle affirmera qu’il n’y aura « pas d’alternative » ?

Philippe Corcuff : Il y a plusieurs problèmes emmêlés dans la question. Tout d’abord dans l’urgence d’une campagne électorale de trois semaines susceptibles de déboucher sur un premier ministre d’extrême droite, les libertaires ont autre chose à faire que de se regarder le nombril du type « nous avons toujours eu raison »… et j’ajouterai : « mais ça n’a presque jamais marché »… La critique de la gauche devrait être aussi une autocritique de la gauche libertaire incapable d’avoir constitué une alternative face à la crise de la gauche classique. L’alliance d’un narcissisme collectif et d’une impuissance pratique, que j’ai déjà signalée, constitue une des grandes faiblesses actuelles de l’anarchisme organisé. Regardons donc aussi l’assèchement de notre propre jardin et pas seulement ceux des autres.

Ensuite, sauver la possibilité d’un imaginaire de gauche au XXIe siècle, ce n’est pas d’abord sauver des politiciens de gauche, mais sauvegarder quelque chose comme l’air qui nous permet tous de respirer, libertaires inclus.

Troisièmement, on se tromperait lourdement en pensant que l’abstention montante aux élections depuis de nombreuses années (excepté lors de ces Législatives) serait une voie menant facilement aux idées libertaires. Quand les chercheurs en science politique s’entretiennent avec des abstentionnistes, ils sont confrontés à des sentiments divers et parfois hybrides, comme chez certains de l’indifférence ou une certaine extériorité vis-à-vis de la politique (la politique institutionnelle d’abord, celle qui est la plus visible, mais aussi les politiques alternatives), pour d’autres de la colère mais, dans un premier temps, davantage porteuse spontanément de ressentiment que d’idéaux émancipateurs, et puis des tas de micro-sensibilités individuelles très contextualisées rentrant mal dans nos cadres politiques libertaires, et que nos cadres, comme des filets aux mailles trop grandes, sont le plus souvent incapables d’attraper.

Et puis quatrièmement, on peut considérer que l’action syndicale, le militantisme associatif, les expériences alternatives, des plus libertaires comme les ZAD au plus institutionnalisées comme certains secteurs de l’économie sociale et solidaire, ou la réinvention culturelle d’un imaginaire émancipateur constituent les pôles les plus importants pour l’émergence d’une nouvelle gauche d’émancipation, sans pour autant déserter l’espace électoral. Or, cette désertion a souvent constitué une faiblesse historique des libertaires, adossée à une critique pourtant juste et pionnière des dégâts de la professionnalisation politique.

De la trajectoire d’extrême droite de Michel Onfray aux rugosités du réel

GA : Dans ce livre, ne figurent pas que des politiciens – soit dit en passant : pas de politiciennes ; Borne aurait pu en être, par exemple ! – mais aussi Michel Onfray, un ancien philosophe libertaire devenu toutologue réactionnaire. Sa présence indique que l’appât du pouvoir n’est pas la seule raison pour opérer un glissement politique. Est-il un symbole ?

Philippe Corcuff : Michel Onfray est le symbole de la multiplication dans la conjoncture actuelle de trajectoires confusionnistes chez des intellectuels comme chez des politiciens et des militants. Il est passé en quelques années d’une figure médiatique de l’aile libertaire de la gauche radicale à une figure médiatique de l’extrême droite, lui apportant une double caution « de gauche » et « philosophique ». On a l’habitude de stigmatiser les politiciens dans les milieux critiques, il fallait rappeler que les intellectuels n’étaient pas à l’abri des dérives contemporaines, et souvent en toute bonne conscience. Et puis cela rappelle aux libertaires que ceux qui ont été les leurs un temps, voire qu’ils ont pu admirer, peuvent aussi contribuer au pire à d’autres moments. Cela dit Onfray pourrait faire un pas de plus vers la politique politicienne : il a le profil pour devenir ministre de la Culture de Bardella ou de Le Pen…

GA : Les derniers évènements, élections européennes, dissolution de l’Assemblée nationale et premier tour des Législatives, confirment un enracinement de l’extrême droite dans l’électorat français mais ne confirment-ils pas aussi la faiblesse des autres organisations politiques, lesquelles n’ont comme espoir de se relever que de réveiller la peur de l’extrême droite ? Cette fragilité peut être fatale. Et à nouveau, il semble que l’espoir de certains se fonde sur le fait qu’une personnalité de gauche soit « nouvelle », un peu comme dans le camp d’en face beaucoup d’électeurs ont pour motivation le fait que l’extrême droite, « on ne l’a pas encore essayée », ce qui relativise la réalité de l’enracinement. Nous aurions donc devant nous deux échéances : une à court terme qui est le choix entre un parlement en majorité d’extrême droite ou d’une gauche rassemblant ses composantes sociales-libérales, sociales-démocrates, populistes, écologistes et anticapitalistes, donc dans chaque cas avec des alliances, et une à moyen terme qui est la nécessité d’une culture politique émancipatrice assez forte et massive pour limiter les dangers opportunistes et/ou autoritaires. Dans quelle mesure, les conditions du second terme sont-elles dépendantes de l’issue du premier ?

Philippe Corcuff : La gauche en général et les libertaires en particulier ont peu réfléchi à la question du télescopage de temporalités différentes dans leurs pratiques. Il faut assumer la tension, « l’antinomie » aurait dit Proudhon, dans ce cas entre le court et le moyen terme, tout en tentant de poser des passages entre les deux. Nous devons en finir avec les coups de baguette magique d’inspiration hégélienne auxquels nous ont habitué les marxistes, en puisant dans la dialectique proudhonienne une lucidité vis-à-vis des jeux infinis des antinomies. Une piste dans ce cas : commencer à revitaliser un imaginaire émancipateur peut permettre de freiner les progrès de l’extrême droite et d’affecter sa possible durabilité gouvernementale et freiner les progrès de l’extrême droite peut favoriser des conditions meilleures à une revitalisation d’un imaginaire émancipateur. Mais il faut aussi assumer les tensions et les incompatibilités momentanées partielles. La tâche est ardue. Un anarchisme pragmatique peut nous aider davantage qu’un anarchisme ou qu’un marxisme dogmatiques, puisqu’il est plus sensible par avance aux rugosités du réel, à l’écart des tendances militantes à gauche à mythologiser les personnes, les organisations et les Front populaires.

1 Philippe Corcuff et Philippe Marlière, Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, Paris, éditions Textuel, 2024, 96 p.

2 Les auteurs ont eux-mêmes complété leur ouvrage par une lettre ouverte à Mitterrand, parue sur le site culturel AOC le 11 avril 2024 : https://aoc.media/opinion/2024/04/10/lettre-a-francois-mitterrand-pere-spirituel-des-tontons-flingueurs-de-la-gauche/ [sur abonnement, mais trois textes gratuits par mois si on donne son email]

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