19 février 2014
On veut tout … mais pas son contraire.
On veut tout. Tout changer, tout transgresser, tout décoloniser, tout désaliéner pour sortir de cette continuité sans fin du capitalisme où tout change sans cesse mais pour faire perdurer l’affreux système de domination.
Et pour ça on s’était promis à Grand Angle libertaire de ne pas traiter (trop) de l’actualité, mais de rester du côté de la réflexion, de la hauteur de vue…
Sauf que… ce n’est pas possible.
Pas avec Le Pen créditée de 35% de vote, c’est à dire avec fatalement un des deux voisins qui vous coudoient dans le métro, qui est bien décidé à faire pencher le pays vers le fascisme. Pardon mais flûte.
Le problème n’est pas pourquoi celui-ci se sent suffisamment d’aigreur pour mettre la haine au pouvoir, pour mettre encore plus d’Etat à la tête de l’Etat, encore plus de Pouvoir au pouvoir, et encore plus d’arbitraire là où précisément ce quidam se plaint de l’arbitraire, de la corruption et de l’entre-soi érigé en système politique. Non la question n’est pas de savoir pourquoi les gens sont décidés à voter pour Mme Le Pen et ce qu’elle traîne d’ultras-cathos, de francs fascistes, et de gouapes nazies entraînées à la ratonnade au Liban ou en Russie. Les réponses à ces questions nous les connaissons bien, car depuis que le capitalisme est ce qu’il est, c’est à dire depuis quelques deux cents ans (à quelques décennies proto-capitalistes près), la réponse est toujours la même : le capitalisme broie ceux-là qu’il dit vouloir entraîner à la poursuite du bonheur, lorsque, quand la bise est venue, il n’est plus question de chanter, ni de danser, mais de payer le prix de la crise. Depuis 1890 où on voit se constituer une première réelle flambée antisémite moderne et structurée en France, sur fond de crise, jusqu’à nos jours où c’est l’immigré, etc., qui est le youpin, ou le rital de service, c’est toujours pareil. Le fascisme est le moyen pour le capitalisme de remettre les compteurs à zéro, au coût finalement très acceptable comptablement, de quelques années d’ultra-violence et de guerre sociale, pour revenir, le tarbouiffe enfariné nous la siffler sur l’air de « plus jamais ça ».
Donc tout ça nous le connaissons, la bonne bonne question (une bonne question en tout cas) est : pourquoi nous n’avons pas su l’empêcher, nous autres anarchistes, nous autres à l’extrême gauche ?
Là aussi, la réponse est assez facile. Depuis 40 ans (c’est un chiffre, sûrement imprécis : peut être cinquante, peut être trente…), nous avons fait là où on nous a dit de faire. Relégués au seul terrain de la politique, avec les moyens super-légaux accordés par le pouvoir de la démocratie de marché, nous avons écrit nos journaux, manifesté, défilé, fait la grève, pétitionné et battu le pavé des marchés dans les quartiers populaires. Nous sommes sortis du terrain de l’art, du terrain de la littérature, de celui de nous adresser peut être plus symboliquement, mais puissamment, à ce que nous appelions le peuple mais dont nous sommes si loin aujourd’hui. A force de parler à la Raison, à force d’être nous-mêmes raisonnables, obéissants en somme, confinés à l’essai politique, au travail syndical, à quelques aventures alter-quelque chose, nous avons manqué d’emmener les cœurs, de faire rêver, de faire s’indigner durablement, de faire rire, ou encore comment diraient les Tontons flingueurs de « les travailler en férocité » nos bons maîtres, et nos ennemis par le rire, le pamphlet, le ridicule, l’événementiel bien torché, en en appelant aussi à ce ressort-là. Entre autres…
Eh oui, obéissants nous l’avons été. A faire la fine bouche de peur de se fâcher avec … qui ? le PS, le PC, au nom de la convergence des luttes ? des appuis tactiques ? La fine bouche, nous l’avons faite à toujours avoir à redire, jamais contents, telle lutte est trop ceci et pas assez cela. Et puis, avec la gueule de qui vient de croquer dans un citron, bien sûr, nous avons laissé filer du côté des « grandes centrales syndicales », au point que c’est une souplesse de fakir qu’il faut pour continuer d’excuser leurs politiques libérales pis qu’un Soc-dem habitant les hauts de Meudon. Puristes, parce qu’il ne nous restait que ça. Ça et l’antifascisme. Tout le reste – l’art et la culture encore une fois, la musique, la création – c’était des trucs de bourge.
Loupés ?
C’est le projet de Grand Angle de revenir sur ces terrains-là. En attendant, ça va être le boulot de tous les libertaires et de leurs camarades, compagnons de route et autres francs-coquins d’aller au charbon, sur le terrain, expérimenter, donner à voir que concrètement, c’est possible de faire autre chose que de confier le pouvoir à un chef de gang plus gorgé de testostérone que le précédent, plus violent, plus prédateur, moins effrayé de casser des œufs en vue de faire des omelettes…
Qu’est-ce que nous avons loupé ? Le rêve, l’utopie, oui, mais aussi la pratique, la multiplication de projets petits et grands qui donnent envie, qui témoignent qu’un projet de société c’est un truc qui se fait avec les autres, dans la durée, que c’est héroïque aussi, et intéressant, bref, que ça rassemble tout ce qu’il y a de bien dans l’être humain. Que dire d’autre face à l’échec, au ressentiment et à la prédation ?
Allez ! Passons à la pratique justement ! Vous voyez ces panneaux lumineux JC Decaux (le bon génie du mobilier urbain) qui se rencognent à chaque angle des couloirs du métro ? Oui ? JC Decaux appelle ça tout simplement des « dispositifs » où les annonceurs peuvent mettre leurs « offres ». Ces panneaux qui consomment en électricité autant qu’une famille, et dont il était prévu, souvenez-vous, qu’ils soient munis de caméras, pas pour nous fliquer (où avons-nous la tête ?), mais pour mesurer les effets des pubs par l’observation des micro-mouvements des visages et placement des yeux et tout… Heureusement ce projet de caméra a été abandonné nous a-t-on assuré…
Bref, ces panneaux généralement déploient des clips de pubs, annonces de films… A la station Strasbourg-St Denis, des petits malins genre « casseurs de pub » ont placé les affiches ci-dessous. Gouailleuses et hardies, elles nous invitent tous, le 22 septembre prochain à aller se faire saucer à NDDL, patauger dans les boue et avec un peu de chance, se faire gazer par les CRS d’Ayrault-Valls. On se demande où ces bougres ont trouvé la clé pour ouvrir ces « dispositifs », mais on les salue et on relaie leur message. C’est pas la révolution, mais ça fait du bien par où que ça passe !
Donc ça :
On veut tout changer…
Mais on ne veut pas son contraire. Et le contraire, l’image inversée de tout ce qui vient d’être décrit, y compris le piratage des dispositifs (pas fini de nous faire rire ce terme), c’est ceci :
Une pub. Pour Coca cola. Mais que dit-elle ? Ou plus précisément, que vend-elle, puisqu’une pub c’est fait pour vendre ? La réponse est rien. Cette pub ne vend rien. Elle ne vend pas la boisson Coca Cola. Elle ne vend rien, mais en revanche elle fait une promesse quasi-programmatique, celle d’un « life style ». Un style de vie, fait de bonnes vibrations, où chaque manifestation, forcément de colère, est largement rétribuée de 4 millions de preuves d’amour. Pourquoi 4 millions et pas 3, ou 10 ? Mystère. Mais l’absence de source et d’explication – de preuve pourrait-on dire en langage marketing – renforce paradoxalement la véracité du chiffre. Style de vie, où la vie est bonne, positive, et où chacun vit entouré de gens souriants et détendus, qui font ces petits messages à leurs amoureu-ses/eux, ses enfants, ses parents…
On pourrait penser qu’il faut quand même boire du Coca pour faire partie de cette bande de gens heureux, en bonne santé, et qu’on imagine urbains, véloces, blancs et cadres. Mais non, la pub n’est pas conditionnelle. Coca Cola est bienveillant et souhaite du bonheur à tous et toutes sans attendre de retour.
Donc : on ne vend rien, on fait un message d’amour quasi-évangélique, on dit que c’est mieux d’être gentil que d’être méchant dans la vie, on ne s’adresse de surcroît, à personne, et on ne demande rien en échange. On va me dire que c’est une marotte, mais nous sommes bien au fin bout du Spectacle. Où les Marques se confondent avec le Pouvoir, ou l’Autorité, la Société – ou la vox populi – pour proposer des mots d’ordre proprement moraux, sociaux… Où il n’est plus besoin de prouver, de s’engager, mais seulement de dire. Et face à ces décrets jaculatoires où l’absence-même de produit renforce la promesse, il y a un spectateur parfaitement formé à ce non-langage, qui en comprend absolument le codage, et que le vide, l’absence ou l’absurde n’affectent en rien. Il adhère : « ben oui c’est chouette comme message. C’est quand même mieux qu’un message de haine ! ». Que ce message soit proféré par une entité qui n’a aucune légitimité morale, philosophique, sociale, et même économique pour le faire, ne gêne personne. Car la voix de Coca Cola en l’occurrence n’est que celle du spectacle se parlant à lui-même, de lui-même, dans un effort constant de renforcement – c’est à dire de l’aspect « automate » dont parlait Marx à propos de la marchandise, qui serait plus proprement dénommé « systémique » (en l’occurrence, une boucle de rétroaction accélératrice). Enfin, qu’il s’agisse en creux de vendre des boissons n’a rien à voir, n’a plus rien à voir avec l’objet de cette pub (qui n’est pas un exemple isolée), aux yeux-mêmes du spectateur, qui a bien compris qu’on attend simplement sa sympathie pour la marque via son message. Lequel message rejoint, comme un faisceau, tous les autres messages du même genre, exprimées par d’autres marques, et où l’objectif est de qualifier le monde dans lequel on vit, et non plus d’en vendre des produits. Lorsque chacun de ces messages – pour des services publics, des marques de montres, des vêtements, des automobiles… – aura été observé comme noués en un faisceau serré, on les comprendra pour ce qu’ils sont : une propagande concertée, en partie inconsciente, visant à la torpeur, et d’une force inégalée. Car chaque petite baguette mise en faisceau devient impossible à briser. Le faisceau qui est bien sûr le symbole de la loi et plus encore, de la force de la loi chez les Romains. Et puis bien sûr, faisceau : fascisme.
On remarquera enfin dans le coin de la signature, le nom de la campagne-site : « Des raisons d’y croire ». Je laisse le lecteur méditer sur le poids et la portée affreuse de cette phrase.
Donc : sus aux Dispositifs. Faisons sens et disons des choses concrètes, c’est encore ce qu’il y a de plus dérangeant pour le système.
Tous à Notre Dame des Landes le 22 février.
Vidal.
Photo de titre : Siva danse et crée-maintient-détruit le monde en permanence. Il représente la Conscience et la réalité concrète, tangible du monde : il foule du pied le démon de l’ignorance et de l’illusion.
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