14 août 2013
Pour un usage anarchiste du pragmatisme – I – Théorie de la connaissance pragmatiste et Anarchisme – Irène Pereira
L’objectif de ce texte est de se demander dans un contexte post-moderne de «fin des certitudes» et de remise en cause des «grandes idéologies», s’il y a une philosophie qui puisse nous servir de cadre de réflexion fructueux pour développer une pensée anarchiste. Il nous semble que la philosophie pragmatiste peut nous fournir ce paradigme philosophique.
Anarchie, c’est, étymologiquement, ce qui est sans principe au sens de ce qui est sans commandement, sans hiérarchie, sans autorité. De là, deux conceptions opposées de la notion d’anarchie. Une première conception assimile l’anarchie au désordre, dans la mesure où une société sans principe de commandement serait vouée au désordre. Une autre conception, qui est celle de l’anarchisme (1), considère au contraire que le plus haut degré d’ordre est atteint quand la société se passe du principe d’autorité pour son organisation. On peut donc constater, de manière générale, que ce dont l’anarchisme fait la critique, c’est le principe d’autorité (2). L’autorité peut être définie comme le pouvoir de se faire obéir. On peut par exemple remarquer qu’au XIXème siècle, les auteurs anarchistes s’opposent aux communistes autoritaires. Par conséquent, la critique anarchiste ne se limite pas à une critique de l’Etat, mais inclut la critique de toute relation de pouvoir fondée sur le principe d’autorité et en particulier la critique de toute recherche d’un fondement transcendant de l’autorité tel que Dieu.
Or si l’anarchisme essaie de penser sur le plan politique, une société sans principe d’autorité et sans fondement transcendant, il semble par conséquent que l’anarchisme présuppose implicitement un cadre philosophique général qui soit en accord avec ses options. Le pragmatisme, nous paraît justement être le paradigme philosophique qui est en accord avec les présupposés philosophiques de l’anarchisme.
Le pragmatisme, au sens strict, désigne un courant de la philosophie américaine divisé en deux sous courants : le pragmatisme classique (dont les principaux représentants sont Pierce, James et Dewey) et le néo-pragmatisme (principalement incarné par Putnam, Rorty et Shusterman). Mais, on peut considérer que le pragmatisme au sens large incarne une position structurelle de la philosophie. En effet, W. James, dans Le Pragmatisme, Ch.II, écrit que le pragmatisme n’est qu’ «un mot nouveau pour désigner d’anciennes manières de penser». Il semble que l’on puisse voir par exemple dans ce qui nous est parvenu de la pensée de Protagoras(3), dans la pensée de Nietzsche (4) ou de M. Foucault (5), des éléments de pensée pragmatiste (6).
Le pragmatisme se caractérise par un refus de toute démarche de recherche d’un principe premier, d’un fondement. En effet, toute recherche d’un fondement suppose l’accès à une transcendance, à un point de vue de Dieu qu’il nous est impossible d’atteindre : nous ne pouvons pas sortir du monde.
De manière très générale, comment peut-on définir le pragmatisme ? Le pragmatiste est celui qui affirme que la vérité est ce qui est utile pour nous conserver en vie. Le pragmatisme est donc un courant philosophique qui remet en cause la conception traditionnelle d’une vérité transcendante que l’homme recherche de manière désintéressée et auquel il se soumet parce que c’est la vérité.
Parce qu’il refuse toute démarche de fondement transcendant, le pragmatisme se caractérise par une méthode que l’on peut définir comme «l’expérience combinée de tout le monde» (7) par opposition à la méthode de l’autorité qui au lieu d’expérimenter cherche à fonder a priori la connaissance.
Par conséquent, de par ses présupposés remettant en cause tout «arché» dans le domaine politique, l’anarchisme impliquerait le pragmatisme comme paradigme philosophique. Il s’agit donc alors de se demander comment le pragmatisme permet de développer de manière cohérente l’anarchisme.
Le problème qui se pose est donc de savoir comment on peut penser de manière cohérente la réalité et la société sans faire appel à un principe premier, à un fondement. La notion de cohérence a un double sens, c’est à la fois la cohérence logique du raisonnement et la cohérence physique qui fait que différents éléments tiennent ensemble comme dans le cas de la société.
L’enjeu d’une telle réflexion est de montrer que le pragmatisme permet à la fois de développer une anarchie négative (8), c’est à dire une critique de l’organisation sociale autoritaire, et une anarchie positive, c’est à dire une alternative à cette société. La démarche adoptée ne peut être dans une perspective pragmatiste de chercher à saisir l’essence du pragmatisme et de l’anarchisme, mais à partir des diverses théories pragmatistes et anarchistes que nous propose l’histoire de la philosophie, de construire une théorie pragmatiste et anarchiste qui puisse fonctionner.
I. Théorie de la connaissance
Nous allons tout d’abord essayer de montrer les liens qui peuvent exister entre la théorie de la connaissance pragmatiste et l’anarchisme. En effet, il s’agit de doter l’anarchisme d’une théorie de la connaissance relativiste mais cohérente. L’importance d’une telle démarche est double. D’une part, tout discours d’analyse de la société, tout discours politique présuppose implicitement une théorie de la connaissance qui soutient sa validité. D’autre part, de faire reposer l’anarchisme sur une théorie de la connaissance qui évite le dogmatiste scientiste tel qu’il peut s’exprimer par exemple dans la théorie de Marx ou même de Kropotkine et d’éviter l’incohérence dont peuvent souffrir certaines théories relativistes s’appuyant par exemple sur les théories de la connaissance de Nietzsche, de Foucault ou de Feyerabend.
A – Relativisme et anti-fondationalisme
1. Relativisme
Pour le philosophe Protagoras, «L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont pour ce qu’elles sont, et de celles qui ne sont pas pour ce qu’elles ne sont pas.» Dans ce célèbre aphorisme, commenté aussi bien par Platon que par Aristote, Protagoras énonce la relativité de la connaissance à la sensation de l’individu singulier. «Telles t’apparaissent les choses, telles elles sont pour toi. Telles m’apparaissent les choses, telles elles sont pour moi». Protagoras soutient un relativisme à partir d’un sensualisme matérialiste dans le cadre d’une conception de la nature de type héraclitéenne.
Mais comme le montre Nietzsche, il ne s’agit pas de réduire la connaissance à une simple appréhension passive par les sens d’une réalité mouvante. L’être vivant construit la réalité qui l’entoure à partir de ses propres valeurs vitales. A partir de son point de vue vital, c’est à dire de sa perspective(ç), il constitue son monde vécu (Umwelt (10)). Par conséquent, ce que montre Nietzsche, c’est que l’évaluation, les valeurs, sont des faits vitaux, qui ne sont pas propres à l’homme, mais communs à tous les êtres vivants :
«L’ensemble du monde organique est un enchaînement même d’êtres entourés de petits univers qu’ils se sont crées» (11).
Or la réalité est toujours construite à partir de cette perspective vitale ou interprétation :
«Nos valeurs sont des interprétations introduites par nous dans les choses» (12).
Par conséquent, ce que nous appelons la réalité est toujours relative à un point de vue vital singulier ou perspective. Ce que nous connaissons ce n’est pas la réalité, mais un monde, c’est à dire la réalité telle qu’elle est appréhendée du point de vue d’un centre de valeurs vitales.
Les pragmatistes américains qualifient leur pragmatisme d’humanisme naturaliste. Il ne faut cependant pas confondre l’humanisme pragmatique avec l’humanisme chrétien par exemple. Il ne s’agit pas de défendre une place éminente de l’homme au sein de la nature, mais d’une remise en cause de l’existence de valeurs transcendantes et d’un fondement transcendant, tel que Dieu, de la connaissance, du fait de la relativité de toute connaissance au point de vue d’un individu singulier. Comme l’explique R.Rorty, dans L’espoir au lieu du savoir, le pragmatisme ne considère pas qu’il y a une différence de nature entre les hommes et les animaux, mais une continuité. Les pragmatistes sont des darwiniens et des naturalistes (13).
Si Rorty qualifie, par exemple, le pragmatisme d’humanisme, c’est seulement parce que les pragmatismes considèrent comme métaphysique tout point de vue désincarné qui prétend saisir la réalité en soi. Parler en soi du point de vue de l’animal ou de l’objet, est une position métaphysique qui suppose que nous puissions sortir de nous même, or notre discours est toujours relatif à nous même. Lorsque nous parlons du point de vue de l’animal ou de l’objet, c’est toujours notre point de vue singulier sur l’animal et l’objet, nous ne sommes pas en mesure d’énoncer, à sa place, le point de vue de l’animal.
Donc premier élément, d’un point de vue pragmatiste, il apparaît tout d’abord que toute réalité est relative au point de vue singulier qui est adopté sur la réalité et nous n’avons accès, par l’intermédiaire du langage, qu’à des points de vue humains. Il s’agit là d’un premier point commun avec l’anarchisme. En effet, cela signifie qu’il ne peut y avoir de fondement a priori de la connaissance qui permettrait d’imposer à l’individu singulier une conception de la réalité présentée comme absolue et qui en réalité n’est qu’un instrument idéologique de justification du rapport d’autorité existant dans la société.
2. Le refus d’un point de vue fondationaliste
Le refus du point de vue de Dieu est une position qui caractérise les pragmatistes. De manière générale notre position d’être immanent au monde, fait qu’il nous est impossible d’adopter un point de vue transcendant sur le monde.
Le refus pragmatiste de la démarche fondationaliste, s’appuie sur l’historicité. Le retour du pragmatisme contre la philosophie analytique, est interprété outre-atlantique comme un retour de Hegel contre Kant. Les pragmatistes se définissent comme Hegel comme des monistes (14) historicistes, mais ils refusent l’absolu hégélien. J. Dewey définissait son évolution historique comme «l’évolution de l’absolu vers l’expérimentalisme».
H.Putnam dans Raison, Vérité et Histoire essaie de montrer comment nos conceptions de la rationalité sont fonction de nos cadres conceptuels. D’une part, parce que comme l’a montré Wittgenstein, l’application d’une règle de rationalité est relative au jeu de langage dans lequel on se trouve, à un usage. Il n’y a donc pas de rationalité a priori, la raison n’est pas une faculté. D’autre part, parce que nos cadres conceptuels organisent la réalité relativement à des valeurs, qui sont présupposées par le langage qui est l’expression d’une certaine organisation sociale, valeurs qui ont elles même une origine vitale comme nous l’avons vu. Il n’est donc pas possible de comparer nos énoncés à la réalité, une telle comparaison supposerait de sortir du langage. Or cela n’est pas possible parce que le langage joue un rôle transcendantal dans notre appréhension du monde. Les langues indo-européennes organisent ainsi le monde en distinguant matière et êtres vivants, en distinguant animaux et hommes, hommes et femmes. A travers ces dualismes, s’exprime à la fois la métaphysique occidentale, mais aussi par exemple l’organisation hétéro-normative de notre société. Ainsi une phrase aussi apparemment aussi neutre que «Le chat est sur le paillasson», comme le montre Putnam, présuppose donc les valeurs implicites, reflétant l’organisation sociale, que contient le langage et qui nous fait distinguer par exemple entre artefact et être vivant. Par conséquent, en fonction d’une organisation sociale inégalitaire et autoritaire, le langage exprime les valeurs des groupes dominants, d’où l’importance de la guerre sémantique que peuvent mener les dominés pour imposer leur description du monde : par exemple, la remise en cause du dualisme homme/femme, dans lequel la notion d’homme est dominante, telle qu’elle est effectuée par les théories queers, au profit d’une multiplicité des identités.
Mais il se pose un problème, si toute connaissance est relative à un point de vue singulier qui s’exprime à travers les catégories d’une langue particulière et que par conséquent il n’est pas possible de fonder absolument la connaissance, ne sombrons-nous pas dans un relativisme auto-réfutant : «Toute vérité est relative». Cet énoncé comporte une double incohérence. D’une part si tous les énoncés sont relatifs, mon énoncé admet l’énoncé inverse selon lequel tous les énoncés ne sont pas relatifs. D’autre part, la notion d’une vérité relative est incohérente, dans la mesure où si une vérité est relative, c’est qu’elle peut être fausse et que dans ce cas là elle n’est pas une vérité.
Cette question qui est une question de théorie de la connaissance a bien un enjeu pratique qui est celui de savoir si on peut se passer de toute notion d’ «arché» c’est à dire de fondement, dans le domaine aussi bien de la connaissance que politique, sans conduire à une incohérence de fait de la société.
B – Une conception non-transcendante de la vérité : une vérité humaine
Pour les pragmatistes, nos interrogations partent toujours de quelque chose, il n’y a pas de remise en cause radicale possible, contrairement à la démarche cartésienne, de tout ce que nous savions auparavant. Par conséquent, lorsque nous nous interrogeons sur la vérité, nous le faisons à partir du langage. Or le langage présuppose la vie en société, qui présuppose elle-même l’existence de la nature, dans notre conception implicite du monde. Par conséquent qu’est-ce que la vérité pour un pragmatiste ? La vérité est une notion qui appartient au langage. Elle est une notion qui est apparue comme une nécessité de la vie en société. Face à la contradiction des opinions, les hommes ont eu besoin de se référer à une notion qui caractérise le point de vue dans lequel les controverses seraient tranchées radicalement car il dirait la réalité en soi. Nietzsche, dans Vérité et Mensonge au sens extra-moral, a bien compris que la vérité est un produit de la vie en société et du langage, et qu’il n’y a pas de sens à parler de vérité en dehors de ce contexte. La vérité est un caractère inaliénable d’une proposition. Donc parler de vérité n’a de sens que dans le contexte d’êtres qui sont capables de communiquer entre eux. En effet, toute critique du critère de la vérité engage celui qui l’énonce dans une discussion sur la validité de ce critère. Donc la question de la définition de l’homme ne se pose pas, la question de la vérité étant immanente au langage, elle ne se pose que pour des êtres qui ont un tel concept et qui sont capables de communiquer entre eux. C’est bien pourquoi, il s’agit d’un humanisme dans un cadre naturaliste.
A partir de cette élucidation de la notion de vérité, la vérité est donc une notion sociale, par conséquent la vérité ne peut être que le produit d’un consensus. Or là aussi, il faut faire attention de ne pas confondre le consensus et la majorité. Le consensus, comme le définit Habermas (15) dans Vérité et Justification, est ce qui ne peut être réfuté par personne. Il est néanmoins vraisemblable que la vérité définie comme consensus dans ce sens là correspond à une place vide dans le discours. En effet, il faudrait que tous les hommes qui vivent en même temps puissent s’accorder. Mais en outre, il est toujours possible que quelqu’un, par la suite, par un argument expérimental ou logique, puisse venir remettre en cause ce consensus. L’a priori étant rejeté, ce consensus n’a donc pas le sens d’un consensus de droit, mais de fait : il présuppose donc de construire un universel concret et non pas formel. «Communiquer, partager, participer sont les seules façons d’universaliser la loi»(16). La démarche pragmatiste est donc une démarche faillibiliste.
Par conséquent, il faut distinguer, comme le font un certain nombre d’auteur pragmatiste, entre vérité et justification. En effet, si Rorty considère qu’il faut se passer de la notion de vérité (il semble que face à la difficulté de tenir de manière cohérente une telle position, il ait atténué sa position récemment), un pragmatiste comme Putnam distingue entre vérité et justification. Il y a donc la réalité en soi qui existe par elle-même, mais dont la connaissance suppose une position métaphysique. Il y a la vérité qui correspond à cette place vide où le consensus et la réalité correspondent. Par conséquent, le pragmatisme ne nie pas forcement la correspondance de la vérité à la réalité, mais il insère aussi bien la conception correspondantiste que la conception cohérentiste dans une conception plus large à la fois naturaliste et sociale de la vérité. Enfin, il y a la justification: plus un énoncé résiste à la discussion argumentée de tous, plus il est justifié.
Cependant, quant on dit de quelqu’un qu’il avait raison contre tous, on oublie que la phrase est au passé. On ne détient jamais la «vérité» seul, le moment où on reconnaît qu’il a raison c’est le moment où ce point de vue est devenu dominant. La vérité et la justification sont des notions sociales. Dire qu’on considère qu’il a maintenant raison, c’est bien reconnaître que son point de vue est considéré comme le plus justifié actuellement. Mais là où il ne faut pas commettre d’erreur, c’est en confondant la vérité et la justification : car soit on absolutise ce qui ne sont que des justifications, soit on fait de la vérité quelque chose de relatif.
Il faut ajouter une deuxième conclusion que nous aurons l’occasion de développer plus loin. Si comme le soutiennent les pragmatistes, la vérité est une valeur (elle est quelque chose qui est désiré pour son utilité), si en outre notre discours inclut toujours des valeurs comme le montre Putnam (valeurs qui ont une origine naturelle comme le montre Nietzsche), s’il faut distinguer vérité et justification comme le font Putnam et Habermas, alors plus nos faits seront justifiés, plus nos valeurs seront justifiées. Car tout fait présuppose des valeurs et toute valeur présuppose des faits. Comme le montre H. Putnam, dans Raison, Vérité et Histoire, pour soutenir les valeurs des nazis, il faut accepter des faits tout à fait contestables qui leurs servent d’arguments : il y a des races supérieures, il existe un complot juif mondial…
Nous avons donc cherché à établir comment on pouvait soutenir une conception de la connaissance qui ne soit pas absolue, c’est à dire en définitive théologique, mais qui soit en même temps cohérente en évitant de rabattre la vérité sur la justification comme l’ont fait Nietzsche ou Foucault.
Nous allons maintenant chercher à montrer comment dans le pragmatisme, la théorie est toujours pensée à partir de la pratique, comment il n’y a pas de sens à séparer les deux dans une démarche pragmatiste : il s’agit d’ailleurs d’un des dualismes fondamentaux que le pragmatisme essaie de remettre en cause. C’est dans ce refus de séparer théorie et pratique que l’on trouve là aussi un ferment commun avec l’anarchisme, dans le refus de séparer activité intellectuelle et activité manuelle, la pensée et l’action, une telle séparation conduit à réserver l’activité intellectuelle uniquement à des experts.
C – Le primat de la pratique
La démarche pragmatiste est définie, au sens strict du terme la première fois par Pierce dans un article qui s’intitule Comment rendre nos idées claires : «nous avons reconnu que la pensée est excitée à l’action par l’irritation du doute, et cesse quand on atteint la croyance : produire la croyance est donc la seule fonction de la pensée». Mais qu’est ce que la croyance, s’agit-il ici de la croyance religieuse pour Pierce ? «Qu’est ce que donc que la croyance ? La croyance est quelque chose dont nous avons connaissance ; puis elle apaise l’irritation du doute ; enfin elle implique l’établissement dans notre esprit d’une règle de conduite ou pour parler plus brièvement d’une habitude.» La croyance est simplement ce qui fixe une habitude, en fait pour les pragmatistes, il n’y a pas de différence de nature entre foi, opinion et savoir : il s’agit dans les trois cas de croyances car elles ne peuvent pas être fondées. Par conséquent, il n’y a pas de différence de nature entre la foi religieuse et le savoir scientifique. Cette position, on la trouve aussi chez Nietzsche qui fait remarquer dans Le Gai Savoir : «la brave croyance en la science, le préjugé favorable dont elle bénéficie et qui domine nos Etats ( autrefois, c’était même l’Eglise)(17)».
Néanmoins, Pierce distingue trois méthodes pour fixer la croyance :
1) la méthode de la ténacité : il s’agit de se persuader de ce qui nous fait plaisir
2) la méthode de l’autorité : c’est celle utilisée par les églises ou les pouvoirs politiques autoritaires, les chefs, par exemple, elle renvoie à l’argument d’autorité(18)
3) la méthode scientifique (ou pragmatiste) : elle postule qu’il y a des réalités indépendantes aux idées que l’on peut en avoir et que, par l’expérience et le raisonnement, les hommes peuvent arriver à une seule et même conclusion.
Ce qui différencie donc la méthode scientifique de la première méthode, c’est qu’elle cherche à établir un consensus, mais contrairement à la méthode autoritaire, cette recherche de consensus n’est pas faite par le moyen de la violence ou par une position sociale, mais par l’argumentation et l’expérimentation. Il s’agit d’un point important : Spinoza dans le Traité de l’autorité politique prend soin de distinguer la paix qui découle du consentement rationnel et celle qui découle de la terreur, de même il existe des consensus apparents car ils ne découlent pas d’une discussion argumentée, mais du pouvoir de l’autorité (si d’ailleurs l’autorité parvenait à mettre en place un consentement total ou consensus, par la manipulation, il n’y aurait plus en toute logique de résistance). En fait, il est très certainement impossible de mettre en place une situation dépourvue totalement de rapport de violence (il ne s’agit pas seulement de violence physique, mais aussi de violence morale), mais il y a des situations intégrant plus ou moins de violence.
On peut se demander si le pragmatisme par la notion de méthode ne tombe pas sous le coup de l’anarchisme épistémologique (19) de Feyerabend, qui est une sorte de pragmatisme radical ou de relativisme, pour qui «il n’y a pas de méthode en science, tout est bon du moment que cela marche». L’anarchisme épistémologique de Feyerabend le conduit, au nom du pluralisme et d’une société libre, à mettre sur le même plan le darwinisme et le créationnisme, l’astronomie et l’astrologie. Si d’un point de vue pragmatique, on peut s’accorder avec le fait qu’il n’y a pas de méthode a priori, on peut néanmoins remarquer que Feyerabend s’auto-refute et suppose une méthode implicitement : la méthode pragmatiste de l’argumentation et de l’expérimentation. En effet, en soutenant que toute les méthodes sont valables, il le fait au nom du pluralisme, il exclut donc implicitement les méthodes qui refusent le pluralisme. Dit autrement, les méthodes autoritaires considèrent que seule leur méthode est valable, par conséquent admettre ces méthodes, c’est contredire le principe selon lequel il n’y a pas de méthode. Par conséquent, la méthode autoritaire est implicitement récusée par le principe de Feyerabend. Le créationnisme ne peut être mis sur le même plan que le darwinisme car si le darwinisme accepte d’être récusé par l’expérimentation et l’argumentation, par contre le créationnisme en reposant, sur l’autorité, le refuse.
Comme le montre W. James dans la Ch. II du Pragmatisme, le pragmatisme consiste à interpréter les interminables controverses philosophiques du point de vue de leurs conséquences pratiques. Si une voiture me fonce dessus et qu’en me fiant aux apparences, je saute pour l’éviter et que j’ai la vie sauve alors on peut dire que cette croyance est plus justifiée qu’une autre. Le pragmatisme est une théorie de la connaissance qui découle de la pratique : il n’y a pas de sens pour un pragmatiste à séparer théorie et pratique, pratique et justification (20). «Posséder des idées vraies, nous dit James, c’est posséder de puissants instruments pour l’action». Qu’est ce qu’une idée pour un pragmatiste ? Les pragmatistes, comme le rappelle Cometti son livre Le philosophe et la poule de Kircher, ne sont pas des philosophes de l’intériorité, l’intériorité est un mythe : une idée est une action. Ou comme le montre Wittgenstein, ce sont les pratiques de discours qui constituent la pensée et l’intériorité, il n’y pas de pensée avant le langage. Le pragmatisme est une ontologie pluraliste de l’action ou de la relation (appelée transaction chez J.Dewey). Les discours sont eux même des actes, des pratiques. Il ne s’agit pas de représenter la réalité, il n’y a pas d’esprit qui soit le miroir de la réalité, mais uniquement des instruments utiles pour l’action. Dire d’une vérité qu’elle correspond à la réalité ne signifie donc pas dire qu’elle la représente.
Rechercher la vérité pour la vérité de manière désintéressée pour un pragmatiste relève du pur idéalisme, nous recherchons la vérité parce que nous y avons un intérêt vital : la vérité est utile pour l’action. La notion de vérité est un produit humain, comme tout produit vital, elle a une utilité. Il nous est utile d’avoir des croyances en accord avec la réalité car nous sommes une partie de cette réalité. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle ce qui pourrait nous être utile serait le faux est absurde car c’est précisément ce qui est utile que nous appelons vrai. Donc ce qui est utile, c’est ce qui est vrai car la notion de vraie elle-même est un produit de nos besoins. Comme l’énonce C. Tiercelin : «une croyance est utile si et seulement si elle est vraie et de même elle est vraie si et seulement si elle est utile» (21).
De la même manière, nous devons noter, comme nous l’avons fait remarquer avec Putnam sur les valeurs, que par conséquent le vrai, le bon ou le juste sont liés et que donc de même le bon et le juste sont ce qui nous est utile. Comme l’écrit W. James :
«le vrai consiste simplement en ce qui est avantageux pour notre pensée, le juste simplement dans ce qui est avantageux pour notre conduite (…) pour des raisons définies et susceptibles d’être spécifiées».
J. Dewey, dans Reconstruction en Philosophie, nous fournit une bonne analyse de la méthode d’action pragmatique. La méthode pragmatique n’est pas propre à l’homme, elle est commune à tous les être vivants.
«L’organisme agit en accord avec sa propre structure sur son environnement…Les changements produits par l’environnement réagissent sur l’organisme et ses activités (22)».
C’est ce que Dewey appelle l’expérience. L’empirisme pragmatiste s’oppose à l’idée rationaliste d’a priori, mais il se distingue de l’empirisme classique en insistant sur la dimension active de l’organisme vivant dans sa relation avec le milieu. «La connaissance fait partie du processus par lequel la vie persiste et croit». Ce qui différencie l’expérience humaine et l’expérience animal, c’est le rôle du langage et donc de la culture qui est apparue du fait de l’évolution des espèces. Ce qui fait qu’il n’y a pas que l’expérimentation qui intervient, mais aussi la discussion argumentée. Dans le cas des hommes, l’expérience et le langage sont sans cesse entremêlés.
Si on imagine qu’un homme se trouve devant une rivière (situation) qu’il veut traverser (problème), il va commencer par observer son environnement, il voit une planche de bois, il élabore une hypothèse, il va l’expérimenter en mettant la planche entre les deux rives, s’il parvient à traverser, son hypothèse sera justifiée (assertabilité garantie) relativement à la situation. Cet ensemble constitue ce que Dewey appelle la logique ou théorie de l’enquête. «L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation en un tout unifié (23)». Il s’agit donc du passage d’une situation de doute à une situation où la croyance est fixée.
Cette interdépendance de la théorie et de la pratique est là aussi un point commun que partage le pragmatisme avec l’anarchisme puisque c’est un thème que l’on retrouve par exemple chez Bakounine ou Proudhon. A propos de Proudhon, J.Bancal a pu parler d’un pragmatisme travailliste.
«L’idée, avec ses catégories naît de l’action et doit revenir à l’action […] Cela signifie que toute connaissance […] est sortie du travail et doit servir d’instrument au travail» (24).
Proudhon défend une conception pragmatiste du travail : le travail est une action, le travail en tant qu’action est ce qui détermine l’apparition des idées et les idées n’ont elles-mêmes de valeurs qu’en tant qu’instrument pour l’action. La connaissance n’est pas contemplative, elle a son origine dans le travail. Nous constatons par-là, que le pragmatisme tout comme l’anarchisme remet en cause la dualité entre théorie et pratique dont nous verrons qu’elle a une origine dans l’existence même de classes sociales.
Nous avons donc cherché à montrer que le pragmatisme nous permettait de nous appuyer sur une théorie de la connaissance qui soit cohérente et qui soit en accord avec les principes de l’anarchisme.
Il s’agit maintenant de nous demander comment le pragmatisme nous permet de penser une politique anarchiste à partir d’un naturalisme méthodologique, d’une hypothèse naturaliste qui puisse être soumise à l’expérimentation, de montrer quel peut être l’impact de la théorie de la connaissance pragmatiste pour repenser l’anarchisme.
[1] Comme le souligne M. Marsal à l’article « anarchie » du dictionnaire Lalande de la philosophie.
[2] Voir par exemple Proudhon, Confession d’un révolutionnaire ou même Engels, «De l’autorité», texte dans lequel Engels critique l’obsession de la critique de l’autorité chez les anarchistes, c’est en particulier Bakounine qui est visé dans ce texte.
[3] Pour une interprétation pragmatiste de Protagoras voir Les Sophistes de G. Romeyer Dherbey sous le titre «interprétation nietzschéenne». Romeyer y fait une interprétation très explicitement pragmatiste de Nietzsche et de Protagoras.
[4] Pour une interprétation pragmatiste de Nietzsche, voir : « Le pragmatisme chez Nietzsche et Poincaré » de R. Berthelot, « Pragmatisme et sociologie » de E. Durkheim, Le problème de la vérité chez Nietzsche » de J. Granier, «Nietzsche et le pragmatisme» in Le Magazine littéraire, avril 1992 de R. Rorty. ( On rattache aussi certains aspect de la pensée de Bergson au pragmatisme en ce qui concerne sa conception du langage, de l’intelligence et de l’homme défini avant tout comme Homo faber).
[5] Pour une interprétation pragmatiste de Foucault, voir par exemple La philosophie : Pragmatisme et art de vivre de R. Shusterman. (On peut aussi signaler, en ce qui concerne la théorie de la vérité, celle qu’esquisse Foucault dans L’Ordre du discours par exemple).
[6] Aux Etats Unis, le lien entre le pragmatisme dans les départements de philosophie et ce qu’on appelle les post-structuralistes, c’est à dire les philosophes continentaux qui dominent les départements de littérature, constitue un mouvement de pensée opposé à la philosophie analytique. R. Rorty est l’un des auteurs qui illustrent le mieux cette démarche. Les auteurs qui ont contribués à remettre en cause les dogmes de la philosophie analytique sont principalement Quine, Goodman, Kuhn ou Feyerabend. Cela a ainsi permis aux auteurs néo-pragmatistes de tracer des liens entre des auteurs tels que Nietzsche, James, Dewey, Heidegger, Wittgenstein, Foucault ou Derrida… Le pragmatisme a pour caractéristique, comme l’anarchisme d’être un courant qui réunit des positions philosophiques assez diverses en fonction des auteurs (réalisme ou nominalisme, réalisme ou subjectivisme, pluralisme ou monisme…). D’un point de vue politique, on peut dire que les pragmatistes américains sont des philosophes de la démocratie et de la gauche américaine soit libéraux (au sens américain) comme Rorty, soit socialistes comme Bernstein.
L’auteur le plus proche dans ce courant des positions libertaires est certainement Dewey dont la forme spécifique de pragmatiste a été appelée par lui instrumentalisme. Westbrook dans J. Dewey and American democracy parle du «socialisme sans Etat» de J. Dewey et d’une sorte de «socialisme libertaire». P.Manicas a par ailleurs écrit un article sur J.Dewey et l’anarchisme intitulé J. Dewey : anarchism and political state.
Dewey fut en contact avec des militants anarchistes, dont E. Goldman avec laquelle il entretint une correspondance. Il eut une influence sur la pédagogie libertaire et en particulier sur la pédagogie Freinet.
Plus récemment, parmi les auteurs anarchistes américains qui se sont réclamés de son influence, on peut citer P. Goodman et N.Chomsky. Même si Dewey est proche de certains thèmes anarchistes, on ne peut pas néanmoins faire de lui un anarchiste au sens strict dans la mesure où il a tenté de créer un troisième parti aux Etats Unis et que sa position n’est pas toujours nettement hostile à l’Etat.
(Pour ce qui est des points communs entre l’anarchisme et des auteurs comme Nietzsche, James ou Bergson, on peut se référer au Petit lexique de D. Colson).
[7] Cette expression qui n’est pas celle d’un auteur pragmatiste au sens strict, puisqu’elle est celle de Bakounine dans L’instruction intégrale, définit pourtant très bien le pragmatisme.
[8] Les expressions d’anarchie négative et d’anarchie positive sont empruntées à Proudhon.
[9] D. Colson, en particulier dans le Petit lexique, a très bien montré le lien qu’il peut y avoir entre le perspectivisme nietzschéen et l’importance accordé à la singularité individuelle par l’anarchisme.
[10] Voir aussi Canguilhem, La connaissance de la vie
[11] La volonté de Puissance, vol.I, Livre I, Ch. II, §89
[12] Ibid, Ch.I, §34
[13] «On oppose parfois les anciens physiologues et les sophistes, les uns s’étant voués à l’étude de la nature, les autres ayant inauguré celle de l’homme. En fait, les sophistes ce sont beaucoup appuyés sur les physiologues, comme Protagoras sur Héraclite.» (G. Romeyer Dherbey, Les sophistes). Les sophistes opposent certes la relativité du nomos à la phusis mais dans un cadre naturaliste. C’est cette même inspiration que l’on trouve chez un pragmatiste tel que J.Dewey.
[14] Un philosophe comme Dewey est moniste dans la mesure où il reconnaît par exemple une continuité entre la matière et l’esprit, mais pluraliste sur la question des interactions.
[15] Habermas et Apel sont considérés dans une certaine mesure comme des représentants continentaux du pragmatisme. Il faut cependant remarquer qu’ils s’en distinguent par une démarcher plus kantienne de recherche de transcendantal qui n’existe pas chez les pragmatistes classiques. En outre, la démarche d’Appel s’inscrit dans une démarche de recherche de fondation, ce qui n’est pas les cas de Habermas. Par conséquent, Habermas est plus proche du pragmatisme classique que Apel, mais il s’en éloigne par la recherche de normes universelles en droit.
[16] J. Dewey, Reconstruction en philosophie, p.168
[17] Nietzsche souligne ici comment une conception autoritaire de la science, qui la transforme en objet de vénération, peut lui faire jouer, comme chez A. Comte, une fonction religieuse.
[18] Il faut bien voir comme le montre H. Arendt, dans «Qu’est ce que l’autorité ?» in La crise de la culture, que la notion d’autorité suppose la hiérarchie, l’inégalité et s’oppose donc à l’argumentation qui est un mode égalitaire de règlement de conflits.
[19] Voir Feyerabend P., Contre la méthode
[20] Ce qui implique que distinguer ontologiquement entre ce que les gens disent et font, entre superstructure et base économique, c’est pour les philosophes pragmatistes se contenter de retourner les dualismes de la philosophie idéaliste. C’est un des points, par exemple, qui permet de faire une lecture pragmatiste de Foucault qui a très bien vu que les discours sont aussi des pratiques.
[21] Tiercelin C., Le doute en question
[22] Reconstruction en philosophie, p.92
[23] J.Dewey, La théorie de l’enquête, p.169
[24] Justice, III, p.69
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