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8 juin 2023

Pour un humanisme écologiste et libertaire

En passant par Hans Jonas et Bruno Latour

Par Philippe Corcuff

Introduction

Ce texte, issu d’une récente conférence1, s’interroge sur la possibilité d’un humanisme écologiste. Pour ce faire, je vais passer par deux grands penseurs contemporains de l’écologie : l’Allemand Hans Jonas (1903-1993) et le Français Bruno Latour (1947-2022).

Hans Jonas est un philosophe. Il est un des deux participants juifs, avec son amie Hannah Arendt, au séminaire de Martin Heidegger dans les années 1920 (Heidegger rejoignant le Parti nazi dans les années 1930). Dans les années 1930, il s’enfuie à Londres, puis en Palestine (il a des convictions sionistes), puis rejoint la brigade de volontaires juifs qui va combattre, en 1943-1944, dans les rangs des Alliés. Il vivra ensuite en Israël, puis de 1955 à sa mort aux Etats-Unis, y retrouvant Hannah Arendt. Son grand livre est Le Principe responsabilité (PR), publié en 1979 (édition française : Cerf ; réédition poche : Flammarion, collection « Champs »). Il s’y interroge sur la nécessaire reformulation de l’éthique au sein de la civilisation technologique moderne, impliquant la prise en compte des générations futures. C’est devenu un classique de la pensée écologiste.

Bruno Latour est un agrégé de philosophie qui a choisi d’abord la voie de la sociologie des sciences et des techniques, qu’il va contribuer à renouveler, avec son compère Michel Callon, à partir de la fin des années 1970. Il y développera en particulier une attention aux non humains par rapport à une sociologie centrée les humains. Cela le conduira, au fil du temps, à devenir aussi un philosophe de l’écologie politique. Le premier livre important dans cette perspective est Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie (PN), publié en 1999 (éditions La Découverte ; réédition en poche chez le même éditeur). Il y défend un point de vue « a-moderne », ni « moderne », ni « anti-moderne ». J’ai côtoyé Bruno Latour du milieu des années 1980 au début des années 2000, en ayant des dialogues critiques avec lui.

Je vais mettre Jonas et Latour en vis-à-vis pour que, tout à la fois, ils se critiquent et ils s’enrichissent mutuellement. Et j’y mettrai mon propre grain de sel. Mon grain de sel, c’est, d’un point de vue universitaire, une double compétence : en sociologie et en philosophie politique ; une sociologie critique et une philosophie politique émancipatrice. Mais mon grain de sel, c’est celui aussi d’un citoyen engagé dans le pôle libertaire d’une gauche d’émancipation à réinventer.

Puisqu’on va envisager la possibilité d’un « humanisme écologiste », il me faut commencer à préciser les termes. L’humanisme renvoie au souci des êtres humains, de leur dignité, sur la base d’un principe de commune humanité, au sens où tous les humains sont considérés comme humains au même titre. L’écologisme renvoie à l’écologie politique, c’est-à-dire au souci en politique de tous les être naturels, et de leurs interdépendances, et pas seulement des êtres humains. Au cours de ce qu’on appelle « Modernité » – c’est-à-dire ce qui va se déployer notamment avec les révolutions intellectuelles et politiques portées par les Lumières du XVIIIe siècle, puis avec la révolution industrielle-capitaliste-urbaine du XIXe siècle –, l’humanisme a largement eu une tonalité anthropocentrique, c’est-à-dire centrée sur les seuls êtres humains, dans un rapport principalement instrumental aux autres êtres naturels. J’envisagerai pour ma part un humanisme élargi, c’est-à-dire prenant en compte les interdépendances avec les autres êtres naturels, non pas seulement dans un rapport instrumental, mais comme composantes des existences humaines.

Mon propos aura cinq temps : 1) le passage du thème de la peur chez Jonas à celui de l’inquiétude ; 2) l’humanisme écologiste de Jonas ; 3) la question démocratique, de Jonas à Latour ; 4) la perspective d’une dialectique des attachements aux être naturels et des détachements des dominations, avec et par-delà Latour ; et 5) le dessin d’un pluralisme libertaire distinct d’un paradigme écologiste.

1) De l’« heuristique de la peur » à l’éthique de l’inquiétude

Le grand mérite de Hans Jonas est d’avoir contribué à élargir l’horizon temporel à travers lequel le problème de la responsabilité de nos actes est posé, en l’étendant à leurs « effets lointains ». Cet élargissement temporel serait lié à des transformations des sociétés humaines, et plus précisément à une sorte de saut, de changement d’échelle, dans lequel nous entraînerait le développement scientifique et technologique. Il y a donc un constat socio-historique à l’origine des réflexions éthiques de Jonas :

« La technique moderne a introduit des actions d’un ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objets tellement inédits et des conséquences tellement inédites, que le cadre de l’éthique antérieure ne peut plus les contenir » (PR, p. 24).

La double figure du nucléaire, militaire et civil, symbolise bien la question posée. Mais en ce premier quart du 21e siècle, le réchauffement climatique et le recul de la biodiversité sont aussi en mesure de nourrir empiriquement cette problématique.

Dans ce cadre, ce sont les générations futures qui doivent en premier lieu être intégrées dans nos décisions actuelles. Car, pour Jonas, il n’est pas impossible que la vie humaine disparaisse, du fait même du niveau de danger que fait courir le complexe technico-scientifique. Cette interrogation débouche chez lui sur une écoute différentielle des prophètes de malheur et des prophètes de bonheur. Car, pour Jonas, « il faut davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie de bonheur » (PR, p. 54). Il parle alors d’une « heuristique de la peur ».

Un piège de la problématique jonassienne réside ici dans la quasi-diabolisation de la technique, qui ressemble trop, mais de manière inversée, aux naïvetés propres à la divinisation du « progrès technique ». Car faut-il abandonner purement et simplement la thématique du Progrès tel que nous l’héritons notamment de la philosophie des Lumières, au sein de laquelle la notion de « progrès scientifique et technique » a joué un grand rôle, ou doit-on redéfinir ce « progrès » ? À mon sens, la pensée de Jonas apparaît trop réactive vis-à-vis des Lumières. Certes, les paris des Lumières ne peuvent plus être repris tels quels. C’est pourquoi on peut retenir de Jonas la préférence pour les prophéties de malheur, susceptibles de nous préparer à la possibilité du mal, plutôt que pour les prophéties de bonheur, dans leur tendance à nous endormir face à ce mal.

Cependant il faudrait nuancer le thème de la peur. Car la peur, comme guide principal, peut se révéler aveugle aux potentialités émancipatrices ou simplement de résistance au mal. Dans cette perspective déplacée, une prophétie de malheur peut, tout en portant prioritairement l’attention sur les risques, venir appuyer une visée de bonheur ou tout au moins d’un mieux.

C’est d’ailleurs ce à quoi nous invite Bruno Latour quand il insiste sur une révolution culturelle à laquelle peut fortement contribuer l’écologie politique : la prise en compte de l’incertitude. Pour Latour, « la Science » traditionnelle, au singulier et à majuscule, serait du côté de la certitude (Latour préfère les sciences au pluriel). Latour écrit que l’écologie politique « glisse d’une certitude sur la production des objets sans risque (avec leur séparation claire entre choses et gens), à une incertitude sur les relations dont les conséquences inattendues risquent de perturber tous les ordonnancements, tous les plans, tous les impacts » (PN, p. 41).

Mais cette incertitude n’est pas que du côté du négatif : elle inclut aussi des possibilités positives, voire de l’inédit bénéfique. Le grand sociologue allemand Ulrich Beck (1944-2015) a aussi insisté sur la question de l’incertitude pour l’écologie politique dans son livre de 1986 La société du risque (édition française : Aubier, avec une préface de Bruno Latour ; réédition poche : Flammarion, collection « Champs »).

L’exploration et l’expérimentation latouriennes sont susceptibles d’alimenter un passage de « l’heuristique de la peur » jonassienne à une éthique de l’inquiétude. L’inquiétude apparaît comme un aiguillon, qui nous met sur le qui-vive en nous empêchant de jamais trouver complètement le repos. L’inquiétude, c’est alors une disposition, toujours en éveil, à être affecté par le monde, ses risques et ses barbaries. C’est une disposition qui a retenu de Jonas les dangers du négatif, mais sans les hypostasier. L’inquiétude éthique c’est donc intégrer, par exemple, le principe de précaution.

Une des caractéristiques majeures d’une telle éthique de l’inquiétude est qu’elle relève tout à la fois d’une responsabilité morale individualisée et d’une responsabilité politique collective. Dans une éthique de l’inquiétude, le je et le nous nouvellement associés dans une responsabilité vis à vis des générations futures, ne peuvent jamais complètement s’endormir dans une « conscience tranquille ». Mais l’inquiétude n’est pas la peur, car elle sait que l’émancipation comme la barbarie sont deux potentialités des mouvements de l’histoire. Le progressisme classique a surtout retenu l’émancipation, la peur jonassienne a les yeux rivés sur la barbarie. Contre de telles visions symétriquement unilatérales, le philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) écrivait déjà en 1947 :

« Le monde humain est un système ouvert ou inachevé et la même contingence fondamentale qui le menace de discordance le soustrait aussi à la fatalité du désordre et interdit d’en désespérer » (Humanisme et terreur, Gallimard, collection « idées », réédition 1980, p. 309).

2) L’humanisme écologiste de Jonas et Latour

La pensée de Jonas nous conduit aussi à réenvisager, en l’élargissant, notre humanisme classique, également au cœur de la philosophie des Lumières. Car, c’est dans une visée humaniste que son intérêt pour la nature se manifeste et que les dangers technologiques sont pris au sérieux. L’humanisme écologiste de Jonas étend donc l’espace temporel de la responsabilité. Car l’avenir de l’humain serait lié à l’avenir des formes vivantes non humaines. Ce qu’éclaire Jonas, ce sont les conditions de possibilité mêmes de la vie humaine.

Cela le conduit à une reformulation de l’« impératif catégorique » énoncé au XVIIIsiècle par le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804). Ce nouvel énoncé a une forme positive (« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre », PR, p. 30) et une forme négative (« Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie », PR, p. 31). L’humanisme de Jonas est donc élargi dans le temps et vers les êtres naturels concernés.

Latour nous aide aussi à élargir notre conception de l’humanisme, dans une direction pour une part différente de Jonas. Contre un humanisme anthropocentrique, le sociologue découvre des processus et des réalités composites : « Sous l’opposition des objets et des sujets, il y a le tourbillon des médiateurs » (Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, 1991, La Découverte, p. 67). En se centrant sur « les associations hybrides d’humains et de non-humains », les combinaisons multiples entre les hommes et les choses, la sociologie des sciences de Latour met en évidence comment les autres espèces vivantes, les objets et les institutions participent des différentes figures historiques de l’humanité. Elle nous fait voir qu’on a toujours affaire à des humains équipés et occupés par des non-humains (de silex, d’animaux sauvages et de dieux menaçants ou de smartphones, d’animaux domestiques et de réchauffement planétaire). C’est à un humanisme élargi que nous convierait, ce faisant, Latour.

À une condition toutefois, c’est de récuser certaines de ses formulations qui tendent à instaurer une symétrie de traitement entre humains et non-humains : ce qu’il a durci parfois sous le nom d’« anthropologie symétrique ». Nous parlons en tant qu’humains de la situation des humains, même si pour nous l’humanité est un processus socio-historique et un horizon éthique, incluant la diversité des êtres naturels. Et quand nous prenons en compte les non-humains, c’est à travers des traductions et des dispositifs créés et contrôlés par des humains. Les non-humains n’interviennent pas directement dans le débat public, mais par des médiations construites par des humains. En ce sens, il s’agirait bien d’enrichir l’humanisme, pas d’en sortir.

3) La question démocratique, de Jonas à Latour

Qui va porter dans la cité le souci de l’avenir et des générations futures ? C’est une question qui taraude Jonas. Les éléments de réponse qu’il apporte apparaissent fort pessimistes. La démocratie suscite même chez lui un grand scepticisme. Les procédures de la démocratie dite « représentative » seraient inadaptées, car il pense qu’elles « permettent seulement à des intérêts actuels de se faire entendre » (PR, p. 44). À la question « quelle force doit représenter l’avenir dans le présent ? », il répond que « l’avenir n’est représenté par aucun groupement » (ibid.), en tout cas dans les cadres supposés démocratiques aujourd’hui largement constitués.

Jonas préfère alors le chemin d’un élitisme se voulant éclairé, qu’il nomme aussi « complot au sommet en vue du bien », car, ajoute-t-il, « peut-être ce jeu dangereux de la mystification des masses (le « noble mensonge » de Platon) est-il l’unique voie que la politique aura en fin de compte à offrir » (PR, p. 203). Ce que l’on peut dire, certes, c’est que ce qui a été nommé « la démocratie de marché » – c’est-à-dire la démocratie dite « représentative » + le marché capitaliste comme régulateur principal de l’ordre économique – ne peut pas nous aider dans la tâche de prendre en compte significativement l’avenir. Les formes représentatives animées par des professionnels de la politique ont inclut dans les idéaux démocratiques des tendances oligarchiques2. Et le marché capitaliste est obsédé par le court terme et la recherche de la rentabilité immédiate. Une démocratie non-capitaliste, délibérative et participative, se donnerait d’avantage les moyens de faire prédominer le souci de l’avenir commun.

Jonas ne nous montre pas clairement en quoi, « par nature », une visée démocratique serait moins à même de trouver des modes de représentation de l’avenir dans le débat public qu’une visée plus élitiste. La question de la représentation de l’avenir dans le présent apparaît davantage comme une question posée à toute les formes existantes d’organisation de la cité, et donc aussi à la démocratie. La démocratie entendue comme projet émancipateur, et non pas les formes dégradées de démocratie inscrites dans la réalité de nos sociétés, semble même mieux armée pour faire avancer la question de la représentation de l’avenir, ne serait-ce que dans l’importance qu’elle accorde aux principes de pluralité et de publicité des débats politiques. Mais même une démocratie meilleure ne garantirait pas la prise en compte de l’avenir.

Les analyses de Latour permettent de nourrir une perspective démocratique avec ses aléas inévitables. Car, pour lui, il s’agit de promouvoir une certaine pratique citoyenne : l’exploration du monde commun, l’apprentissage, l’expérimentation, la délibération, dans le respect de la pluralité. La prise en compte d’une pluralité mouvante d’identités, d’intérêts, de logiques, d’êtres (humains et non-humains), etc. dans la fabrication, au travers des tâtonnements de l’expérience, d’un espace commun, qui n’est pas alors conçu comme uniformisant et niveleur, apparaît au cœur des défis démocratiques actuels.

Cette conception expérimentale et exploratoire de la politique est justement requise par une pensée qui a intégré l’incertitude comme donnée, et où aucun recours à la Science, à la Raison et à l’Expertise (à chaque fois à majuscule) ne peut clore le débat avant que cette exploration collective, et toujours renouvelée, infinie, n’ait lieu. La démocratie latourienne vise à ouvrir l’espace de la discutabilité (jusqu’aux domaines scientifiques et techniques jadis réservés), et donc à faire reculer « l’indiscutable ».

4) En partant de Latour, à distance de Latour : pour une dialectique des attachements et des détachements

Une version simplifiée des Lumières a trop caractérisé l’émancipation sous l’angle unilatéral du détachement des préjugés et des servitudes issus du passé. Latour a renversé la vapeur : « Nous n’attendons plus du futur qu’il nous émancipe de tous nos attachements, mais qu’il nous attache, au contraire, par des nœuds plus serrés » (PN, p. 254). Oui, nous avons aussi besoin de consolider nos attachements aux univers naturels, attachements déréglés par le réchauffement climatique ou la crise de la biodiversité. Cependant la mise en valeur de l’attachement rencontre certains problèmes, en ce que la thématique de l’attachement a à voir, historiquement, avec les traditions existantes et leur reproduction conservatrice. Or, les attachements propres à la tradition risquent de désarmer la critique de la solidification des préjugés et la naturalisation des injustices et des hiérarchies instituées, en nous faisant justement perdre notre capacité d’arrachement à « l’ordre existant des choses ». Alors comment faire notre miel de Latour, sans abandonner les héritages critiques des Lumières et du socialisme ?

Essayons d’affiner le problème en nous arrêtant sur un texte publié en 2000 par Latour, sous le titre « Factures/fractures : de la notion de réseau à celle d’attachement » (FF). « Question surprenante et presque contradictoire : comment s’émanciper de la drogue dure de l’émancipation ? », y demande Latour (FF, p. 3). Cela commence mal, de prime abord, pour quelqu’un comme moi attaché aux traditions émancipatrices. Mais, dans un second temps, si je suis « attaché » à l’émancipation et si cette émancipation s’inscrit dans des « traditions », c’est que peut-être il n’y a pas que du détachement dans l’émancipation, comme semble le croire une certaine légende simplificatrice se réclamant des Lumières du XVIIIe siècle et de la Révolution française….

Je dis une certaine légende simplificatrice, parce que cela est fort éloigné des Lumières composites et bruissantes de vie que nous a restituées récemment l’historien Antoine Lilti (titulaire de la chaire « Histoire des Lumières, XVIIIe siècle-XXIe siècle » du Collège de France, depuis décembre 2022) dans son beau livre de 2019 L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité (EHESS-Gallimard-Seuil, collection « Hautes Etudes »).

Mais reprenons le poil à gratter latourien. Latour précise dans son texte :

« dissipons cette gêne que ressentent toujours à critiquer la notion automatique d’émancipation ceux qui sont nés le cœur à gauche », c’est-à-dire ceux qui « croient pouvoir répartir les attitudes entre celles des « réactionnaires » qui seraient pour l’esclavage, l’aliénation, l’attachement, le rattachement, et celles des « progressistes » qui se feraient les champions de la liberté, de l’autonomie, de la mobilité, de l’émancipation. » (FF, p. 3)

Est-ce que les Lumières et la gauche, idéalement, ce n’est pas aussi une réflexivité critique vis-à-vis de ses propres impensés, ce à quoi nous pousse ici Latour ?

Cependant quand Latour lance qu’il faut « combattre sur deux fronts les réactionnaires aussi bien que les progressistes, les antimodernes aussi bien que les modernes » (FF, p. 4), est-ce que la rhétorique de la symétrisation nous aide bien dans notre exercice de réflexivité critique, en nous conduisant à approcher dangereusement des marais relativistes tendant à mettre exactement sur le même plan le pôle réactionnaire et le pôle progressiste ? Est-ce que le goût de la provocation, si caractéristique de l’écriture et de la parole de Latour, ne lui fait pas louper quelque chose d’important que ne peut pas traiter le cadre étouffant de la symétrie ? Car s’agit-il de renouveler la gauche et l’émancipation, en se retournant sur leurs impensés, en particulier quant aux questions que nous posent aujourd’hui les défis climatiques et l’écologie politique ? Ou s’agit-il, dans une inspiration bien différente, de tracer une troisième voie, qui nous sorte du cadre émancipateur ? Latour apparaît ici ambigu, flottant et hésitant.

Parfois, c’est plutôt le fil d’une autoréflexion critique des Lumières qui semble dominer, dans une convergence inattendue avec la grande figure de la théorie critique de « l’Ecole de Francfort » Theodor Adorno (1903-1069). Dans Minima Moralia Adorno écrit en 1951 de manière étonnante :

« Une des tâches – non des moindres – devant lesquelles se trouve placée la pensée est de mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l’Aufklärung progressiste. » (édition française : Payot, p. 179) Une critique du progrès, mais… au service des Lumières (Aufklärung dans leur version allemande) !

Parfois Latour inscrit donc sa démarche dans le « au service de l’Aufklärung progressiste » d’Adorno. Par exemple, quand il reproche aux « réactionnaires » de nous faire oublier la lutte « contre l’injustice du sort et de la domination » (FF, p. 4). Ou quand il appelle à une extension du message émancipateur des Lumières vis-à-vis de certaines évidences qu’une partie de leurs usages ont pu contribuer à générer, et par exemple :

« Mais quand pourrons-nous nous défaire de l’idéal même de maîtrise ? Quand commencerons-nous à goûter enfin aux fruits de la liberté, c’est-à-dire à vivre sans maître, en particulier sans mois-rois ? » (FF, p. 14)

Donc se libérer aussi de la prétention à tout maîtriser, en réhabilitant l’exploration dans l’incertitude de mondes communs entre des singularités associées. D’ailleurs Latour n’hésite pas à labelliser ces pistes par l’expression « le nouveau projet d’émancipation » (FF, p. 14) !

Á d’autres moments, il apparaît davantage tenté par la sortie du cadre de l’émancipation, même profondément redéfini, en dessinant une troisième voie, entre réaction et progrès, domination et émancipation. Par exemple, quand il avance au début du texte qu’« il ne s’agit plus d’opposer attachement et détachement, mais les bons et les mauvais attachements » (FF, p. 4). Il n’y aurait donc plus vraiment de détachements ? Ou seraient-ils simplement réduits au rôle de bifurcations vers de nouveaux attachements ? Or, il réitère à la fin du texte : « il faut remplacer l’ancienne opposition entre attaché et détaché, par une substitution des bons attachements aux mauvais » (FF, p. 14). Il ajoute cependant de manière vague, sans préciser, que l’on doit « compléter » cette idée par celle du « nouveau projet d’émancipation » (FF, p. 14). Toutefois il reformule peu après, en parlant d’« un monde qui ne va plus de l’aliénation à l’émancipation, mais de l’intrication à l’encore plus intriqué » (FF, p. 16).

Avec les Lumières et avec Latour, en repensant les Lumières et par-delà Latour, une voie novatrice pourrait s’esquisser. S’ébaucheraient des articulations et des tensions entre des détachements (des dominations et des stéréotypes associés : mépris de classe, sexisme, racisme, etc.) et des attachements (à des espaces naturels, à des protections sociales et à des liens diversifiés). Attachements certes, avec Latour, mais sans oublier les détachements des dominations et des préjugés, producteurs d’autonomies individuelles et collectives ! Le cadre des tensions-articulations entre attachements et détachements serait inspiré de ce qui a de plus libertaire chez Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), fondateur de l’anarchisme au XIXe siècle : le thème de « l’équilibration des contraires », à la place de la primauté chez le philosophe allemand Hegel (1770-1831) du « dépassement des contradictions »3. Arrêtons avec les contes de Noël de l’harmonie en pensant les tensions, en pensant même dans les tensions, dans une nouvelle dialectique des attachements et des détachements !

5) A distance du paradigme écologiste : pour un pluralisme intersectionnel et libertaire

Chez Jonas comme chez Latour l’écologisme tend à être constitué en nouveau paradigme central. Et, bien au-delà de ces deux noms, un paradigme écologiste est proposé aujourd’hui dans le monde intellectuel comme dans les galaxies militantes comme un nouvel axe unifiant de la politique à venir. L’ensemble des relations sociales, et donc la question des classes sociales et de la justice sociale, la question du genre et de la domination masculine, le combat contre le racisme, la question démocratique, etc. devraient, selon ces thèses, se recomposer autour de l’axe écologiste. Mais n’est-ce pas reconduire les erreurs des marxismes dominants au XXe siècle, quand ils ont orienté les pratiques et la pensée autour d’une contradiction principale, la contradiction capital/travail ? N’est-ce pas reléguer comme des sous-points d’un tel axe principal la question sociale, la domination masculine, le racisme, la démocratie, ainsi que d’autres enjeux encore ? Comme nombre de marxistes avaient relégué comme sous-points des rapports de classe : le féminisme, l’écologie, etc. Ne doit-on pas plus radicalement assumer la pluralité des logiques et des problèmes ainsi que leurs intersections ?

Les problématiques récentes en sciences sociales et en philosophie de l’intersectionnalité4 nous incitent à nous orienter vers ce chemin plutôt que celui du paradigme écologiste. L’intersectionnalité montre ainsi que se croisent dans nos existences une diversité de logiques n’allant pas dans la même direction. C’est pourquoi un seul axe (comme la classe hier et l’écologie aujourd’hui) ne peut générer les convergences. Car l’intersectionnalité peut également être comprise comme une méthodologie des tensions, des contradictions, des difficultés du commun.

Contre les tentations marxistes de l’unification (à distinguer des complications chez Marx lui-même), les anarchistes ont fréquemment défendu le pluralisme, un pluralisme libertaire. Ce pluralisme libertaire pourrait constituer la face politique de l’intersectionnalité. Le pluralisme libertaire a bien le souci de la constitution d’espaces communs, mais des espaces communs qui se constituent à partir du pluralisme et sans éliminer ce pluralisme. Proudhon a, par exemple, envisagé « le principe fédératif »5 comme un outil politique ne visant pas à faire disparaître les contradictions et à créer une harmonie, mais s’efforçant de faire vivre les tensions dans un espace commun.

Puisque le réchauffement climatique est mondial, puis que la crise de la biodiversité est mondiale, puisque le problème de l’eau est mondial, puisque la question de la redistribution des richesses est mondiale, puisque la libération des femmes est mondiale, puisque le racisme est mondial, puisque les migrations sont mondiales, etc., pourquoi ne pas dessiner une nouvelle politique de l’alliance de la pluralité et du commun ouverte sur le Monde dans un horizon d’universalisable conçu comme pari fragile passant par un dialogue interculturel ? En étant nourris tout à la fois par l’inquiétude et par des désirs utopiques.

Conclusion

Avec et contre Jonas, avec et contre Latour, dans les tensions et les convergences entre Jonas et Latour, j’ai essayé d’explorer une façon déplacée de prendre en compte la question écologiste dans une pensée et une politique de l’émancipation, qui hérite de manière critique des Lumières du 18e siècle et des socialismes des 19e et 20e siècles. Qui hérite, mais dans un filtrage critique et sans s’arrêter aux Lumières et aux socialismes, car en esquissant une nouvelle politique d’émancipation, post-Lumières et post-socialiste. Cette nouvelle politique d’émancipation serait à la fois écologiste et humaniste, écologiste et donc relevant d’un humanisme élargi.

Repensons à ce grand film américain écologiste et humaniste de 1973, Soleil Vert ! Dans ce film de science-fiction, la catastrophe écologique qui saisit la planète conduit, métaphoriquement, à fabriquer de la nourriture pour la masse appauvrie de la population avec des humains tandis que quelques privilégiés échappent à la misère et limitent pour eux-mêmes les effets de la destruction écologique autour d’une entreprise multinationale dominant le monde. La question de classe et du capitalisme y est donc aussi posée, mais également la question du genre puisque que les femmes y sont réduites à la fonction de « mobilier ». Richard Fleischer (1916-2006), le réalisateur, né dans une famille juive à Brooklyn, a explicitement projeté dans ce récit de science-fiction l’horreur maximal de la Shoah, comme quelque chose qui pouvait encore être devant nous. Les cultures populaires (polars, cinéma, chansons, séries TV…) peuvent ainsi contribuer à rouvrir les imaginaires politiques6, plus que les discours des politiciens professionnels.

Inquiets donc des aspects les plus sombres de l’avenir possible de la planète, mais encore pleins des rêves utopiques d’un avenir meilleur, nous avons à réinventer considérablement, mais dans une situation inconfortable, car de moins en moins éloignés de précipices. Et le précipice écologique n’en est qu’un des principaux. Plus près de nous encore temporellement, le précipice de l’extrême droite est encore davantage à notre porte, en France et dans d’autres pays. Nous avons alors plus que jamais besoin de Lumières mélancoliques, mais une mélancolie ouverte sur la possibilité d’un avenir autre, ce que j’ai appelé de manière métaphorique des Lumières tamisées7, en retrouvant le goût des slows de notre adolescence…

Philippe Corcuff est professeur des universités en science politique à Sciences Po Lyon (France), membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Cité et Université Sorbonne Nouvelle, https://www.cerlis.eu/team-view/corcuff-philippe/) et co-animateur du séminaire de recherche militante, libertaire et pragmatiste ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation, http://www.grand-angle-libertaire.net/etape-explorations-theoriques-anarchistes-pragmatistes-pour-lemancipation/).

1 Ce texte est la version écrite d’une conférence donnée dans le cadre des 10 ans de l’association Philo & Partage de Saint-Alban-de-Roche (France, département 38, http://www.philoetpartage.fr/), le 3 juin 2023, sous le titre « Pour un humanisme écologiste ».

2 Voir Philippe Corcuff, « Nos prétendues « démocraties«  en questions (libertaires). Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique », site de réflexions libertaires Grand Angle, 5 mai 2014, http://www.grand-angle-libertaire.net/nos-pretendues-democraties-en-questions-libertaires-philippe-corcuff/.

3 Voir Philippe Corcuff, « Antinomies et analogies comme outils transversaux en sociologie : en partant de Proudhon et de Passeron », SociologieS (revue en ligne de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française), 2 novembre 2015, http://sociologies.revues.org/5154.

4 Pour affiner, voir Philippe Corcuff, « L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes », Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 32, été 2022, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-32-ete-2022/dossier-au-croisement-des-differents-rapports-d-exploitation-et-de-domination/article/l-intersectionnalite-entre-cadre-methodologique-usages-emancipateurs-et-usages-8331.

5 Voir Pierre-Joseph Proudhon, Du Principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le Parti de la Révolution, 1863, https://fr.wikisource.org/wiki/Proudhon_-_Du_Principe_f%C3%A9d%C3%A9ratif/Texte_entier.

6 Depuis mars 2023, je tiens une chronique mensuelle justement intitulée « Rouvrir les imaginaires politiques », qui s’appuie sur les cultures populaires : voir https://www.nouvelobs.com/journalistes/840/philippe-corcuff.html.

7 Dans Philippe Corcuff, « Les Lumières tamisées des constructivismes. L’humanité, la raison et le progrès comme transcendances relatives », Revue du M.A.U.S.S., n° 17, 1er semestre 2001, pp. 158-179, http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2001-1-page-158.htm.

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