21 août 2013
Pour un pouvoir politique Libertaire – Tomás Ibañez
Préambule de l’auteur pour Grand Angle libertaire :
Trente ans se sont écoulés depuis la rédaction de ce texte et en le relisant aujourd’hui j’ai l’impression que j’aurais bien peu de choses à lui retrancher ou à lui ajouter. Un esprit malicieux pourrait dire que si j’ai le sentiment qu’il est toujours actuel c’est sans doute parce que je suis resté moi-même ancré dans le passé, mais je préfère penser, bien sûr, que la raison s’en trouve ailleurs et que si le texte demeure actuel c’est parce que ce qu’il réclamait à l’époque reste encore à atteindre aujourd’hui. Par exemple, la nécessité de repenser en profondeur nos conceptions du pouvoir, ou celle d’inscrire au sein de la pensée anarchiste l’exigence d’une constante remise en question et d’un souci permanent de rénovation. Sans oublier non plus la volonté de pratiquer un anarchisme qui soit capable d’essaimer et de diffuser dans d’amples couches de la société.
Cependant, même si par rapport au début des années 80 nous continuons à être confrontés à des défis similaires, il est également vrai que des déplacements se sont produits. Ainsi par exemple, on peut apprécier un moindre cloisonnement et une moindre rigidité de la pensée et des pratiques anarchistes -même s’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir-, de même qu’une plus large diffusion des principes et des modalités organisationnelles libertaires au sein de vastes mouvements sociaux « pas tout à fait libertaires, pas constamment libertaires » comme il est dit dans le texte. Mais je prends peut-être mes désirs pour des réalités et il se peut que je ne veuille voir dans la situation actuelle que ce qui va dans le sens des propositions ébauchées dans un texte dont il ne faut pas oublier qu’il jouait aussi à la provocation afin de stimuler le débat.
Tomás Ibañez, Barcelone 2013
L’anarchisme se trouve, depuis des décennies dans une indéniable phase de stagnation qui se manifeste au plan de la théorie comme au plan de la pratique.
Au plan théorique rares sont les innovations qui se sont produites au sein d’une pensée que l’on peut sans doute qualifier de radicale mais en ce sens bien particulier qu’elle colle littéralement à ses racines comme si elles avaient de la glu et qu’elle rencontre d’énormes difficultés pour se développer et évoluer à partir d’elles. L’anarchisme est resté figé, en grande partie, sur des concepts et des propositions forgées dans le courant des XVIIIe et XIXe siècles.
Au plan de la pratique, l’on peut certes argumenter que l’anarchisme s’est diffusé au sein de vastes mouvements sociaux informels, implicitement libertaires, et qu’il a par ailleurs marqué de son empreinte bon nombre de changements sociaux. Malheureusement, pour chacune des transformations de signe libertaire il est facile de citer des dizaines de microévolutions allant dans un sens explicitement ou implicitement totalitaire. La société semble se déplacer plutôt en direction d’une réduction que d’un accroissement des libertés et des autonomies fondamentales.
Cette double stagnation fait évidemment problème et il me semble qu’elle questionne la validité même des positions libertaires. Est-il envisageable d’esquisser les éléments d’un nouveau départ ? Je crois que oui.
Parallèlement à des considérations plus fondamentales, qui devraient s’orienter vers l’élucidation des conditions sociales de production des idéologies et des mouvements d’émancipation sociale¹, il me semble qu’une éventuelle dynamisation de la pensée et de l’action libertaire passe nécessairement par une vigoureuse opération d’exorcisme.
Il est absolument indispensable d’exorciser toute une série de thèmes tabous dont la charge idéologico-émotionnelle bloque toute possibilité de réflexion. Et cette opération d’exorcisme est d’autant plus nécessaire qu’il s’agit précisément de thèmes constitutifs du noyau dur² de la pensée anarchiste.
Le concept de pouvoir, plus précisément le concept de pouvoir politique, est un des premiers qu’il faudrait désacraliser si l’on veut débloquer les conditions de possibilités d’un renouvellement de l’anarchisme. En effet, il est devenu usuel d’utiliser le positionnement par rapport à la question du pouvoir comme un des principaux critères permettant de distinguer les positions libertaires de celles qui ne le sont pas. De mon point de vue, il est vrai que la question du pouvoir constitue le principal différenciateur entre les degrés de libertarisme des diverses pensées socio-idéologiques, ainsi qu’entre les diverses attitudes sociopolitiques, aussi bien individuelles que collectives.
Ce qui ne me semble pas du tout acceptable c’est de considérer que la relation de la pensée libertaire avec le concept de pouvoir ne puisse se formuler qu’en termes de négation, d’exclusion, de rejet, d’opposition, voire d’antinomie. Il est vrai qu’il y a une conception libertaire du pouvoir, il est faux qu’elle consiste en une négation du pouvoir. Tant que cela ne sera pas pleinement assumé par la pensée libertaire, celle-ci ne sera pas capable d’aborder les analyses et les pratiques qui lui permettraient d’avoir prise sur la réalité sociale.
LE CONCEPT DE POUVOIR
La polysémie du terme pouvoir et l’ampleur de son spectre sémantique constituent des conditions qui favorisent les dialogues de sourds. On observe fréquemment comment au cours des débats les discours ne réussissent au mieux qu’à se juxtaposer au lieu de s’articuler les uns les autres, parce qu’il traitent d’objets profondément différents, confondus par le recours à une désignation commune, le pouvoir ; il est donc utile de circonscrire le terme pouvoir avant d’aborder sa discussion. Étant entendu, bien sûr, que cela n’implique pas que l’on puisse déboucher une définition objective et aseptique du mot pouvoir, car il s’agit d’un terme politiquement chargé, analysé depuis un lieu politique précis, et il ne saurait y en avoir une définition neutre.
Dans une de ses acceptions, probablement la plus générale et diachroniquement première, le terme pouvoir fonctionne comme équivalent de l’expression capacité de, c’est-à-dire comme synonyme de l’ensemble des effets dont un agent, animé ou non, peut-être la cause directement ou indirectement. Il est intéressant d’observer que dès le départ le pouvoir se définit en termes relationnels car pour qu’un élément puisse produire ou inhiber un effet il faut que s’établisse une interaction.
J’imagine que personne, libertaire ou pas, ne désire débattre de ce pouvoir-là et que nul ne considère utile de le questionner voire de le détruire. Il est clair qu’il n’existe pas d’êtres sans pouvoir et que le pouvoir est, dans ce sens, consubstantiel, notamment, avec la vie.
Dans une deuxième acception, le mot pouvoir se réfère à un certain type de relation entre agents sociaux, et il est habituel de le caractériser alors comme une capacité dissymétrique ou inégale qu’ont les agents de causer des effets sur l’autre pôle de la relation qui s’est établie. Je ne crois pas qu’il soit opportun d’entrer ici dans des niveaux plus fins d’analyse et de se demander, par exemple, si la production de ces effets doit être intentionnelle ou non, efficace ou non, désirable ou non, et, pour qu’il soit légitime de parler d’une relation de pouvoir (pour une analyse détaillée, voir mon livre Poder y libertad, Hora, Barcelone, 1983).
Dans une troisième acception, le terme pouvoir se réfère aux structures macrosociales et aux mécanismes macrosociaux de régulation sociale ou de contrôle social. On parle en ce sens d’appareils ou de dispositifs de pouvoir, de centres ou de structures de pouvoir, etc.
Je soutiens que cela n’a pas de sens de plaider pour la suppression du pouvoir à l’un quelconque des niveaux où il s’exprime, et que cela, qui est vrai et évident pour le premier niveau (le pouvoir comme capacité) est également vrai, quoique moins évident, pour les autres niveaux considérés.
En d’autres termes, parler d’une société sans pouvoir constitue une aberration, soit que l’on se place du point de vue du pouvoir/capacité (que signifierait une société qui ne pourrait rien ?) soit que l’on se place au niveau des relations dissymétriques (que signifieraient des interactions sociales sans effets dissymétriques ?) soit enfin que l’on se place du point de vue du pouvoir comme mécanismes et structures de régulation macrosociales (que signifierait un système, et la société est évidemment un système, dont les éléments ne seraient pas contraints par l’ensemble des relations qui définissent précisément le système ?) . Les relations de pouvoir sont consubstantielles avec le fait social lui-même, elles lui sont inhérentes, elles l’imprègnent, elles l’enserrent en même temps qu’elles en émanent. A partir de l’instant où le social implique nécessairement l’existence d’un ensemble d’interactions entre plusieurs éléments, qui du coup forment système, il y a inéluctablement des effets de pouvoir du système sur ses éléments, tout comme il y a des effets de pouvoir entre les éléments du système.
Parler d’une société sans pouvoir politique, c’est parler d’une société sans relations sociales, sans régulations sociales, sans processus de décision sociale, bref, c’est parler d’un impensable parce que réitérativement contradictoire dans les termes.
Si j’introduis ici le qualificatif politique pour spécifier le terme pouvoir, c’est parce que celui-ci, pris dans son acception la plus générale, dénote tout simplement les processus et les mécanismes de décision qui permettent qu’un ensemble social opte entre les diverses alternatives auxquelles il est confronté, et, également, les processus et les mécanismes qui assurent l’application effective des décisions prises, il est clair qu’il existe, en ce sens, une multiplicité de modèles de pouvoir politique. Lorsque les libertaires se déclarent contre le pouvoir, lorsqu’ils proclament la nécessité de détruire le pouvoir et lorsqu’ils projettent une société sans pouvoir, ils ne peuvent pas soutenir une absurdité ou un impensable³. Il est probable qu’ils commettent simplement une erreur de type métonymique et qu’ils utilisent le mot pouvoir pour se référer en fait, à un certain type de relations de pouvoir, à savoir, et très concrètement, le type de pouvoir que l’on trouve dans les relations de domination, dans les structures de domination, dans les dispositifs de domination, ou dans les appareils de domination, etc. (que ces relations soient de type coercitif, manipulateur ou autre).
Encore ne faudrait-il pas englober dans les relations de domination l’ensemble des relations qui contraignent la liberté (4) de l’individu ou des groupes. Et ce non seulement parce que cela reviendrait à tracer de nouveau une relation d’équivalence entre les relations de domination et les relations de pouvoir (puisque tout pouvoir politique ou sociétal est nécessairement contraignant), mais encore parce que la liberté et le pouvoir ne sont pas du tout dans une relation d’opposition simple. En effet, il est vrai que les relations de pouvoir (inhérentes au social, ne l’oublions pas) contraignent la liberté de l’individu, mais il est également vrai qu’elles la rendent possible et qu’elles l’accroissent. C’est dans ce sens qu’il faudrait lire la belle formule selon laquelle ma liberté ne s’arrête pas là où commence celle des autres mais qu’elle s’enrichit, au contraire, de la liberté d’autrui et qu’elle s’étend avec elle.
Il est clair que la liberté d’autrui contraint la mienne (je ne suis pas libre dans tout ce qui peut empiéter sur la sienne) mais il est clair, simultanément, que ma liberté a besoin de cette autre liberté pour pouvoir être (dans un monde d’automates ma liberté se trouverait considérablement rétrécie). Pouvoir et liberté se trouvent donc dans une relation inextricablement complexe d’antagonisme/possibilitation.
Pour en revenir au cœur du problème, nous dirons donc que les libertaires sont, en fait, contre les systèmes sociaux fondés sur des relations de domination (au sens strict). A bas le pouvoir devrait disparaître du lexique libertaire au profit d’À bas les relations de domination, quitte à devoir définir alors les conditions de possibilité d’une société de non-domination.
Si les libertaires ne sont pas contre le pouvoir, mais contre un certain type de pouvoir, c’est donc qu’ils sont partisans d’une certaine variété de pouvoir qu’il est commode (et exact) d’appeler pouvoir libertaire, ou plus précisément pouvoir politique libertaire. C’est-à-dire qu’ils sont partisans d’un mode de fonctionnement libertaire des appareils de pouvoir, des dispositifs de pouvoir et des relations de pouvoir qui caractérisent la société (5). Accepter le principe d’un pouvoir politique libertaire peut engendrer deux types d’effets.
– Le premier est de nous mettre en état, et dans l’obligation, de penser et d’analyser les conditions concrètes de l’exercice d’un pouvoir politique libertaire au sein d’une société avec État aussi bien qu’au sein d’une société sans État. La solution de facilité consiste évidemment à proclamer qu’il faut détruire le pouvoir, ce qui évite la difficile tâche d’avoir à cerner quelles sont les conditions de fonctionnement d’un pouvoir libertaire et quels sont les modes de résolution des conflits dans une société non autoritaire (6). De même, la focalisation sur l’État et l’exigence de sa disparition permet d’escamoter le fait que même sans État les relations et les dispositifs de pouvoir demeurent au sein de la société. Si nous sommes convaincus qu’avec la disparition de l’État disparaît le pouvoir à quoi bon se préoccuper de ce dernier ?
– Le deuxième type d’effet pourrait consister à enfin rendre possible la communication entre les libertaires et leur entourage social. En effet, sil les gens ne comprennent pas le discours libertaire, s’ils lui sont insensibles, s’ils ne partagent pas ses inquiétudes, ce n’est certainement pas la faute des gens, c’est la faute des libertaires. Le bon sens populaire a raison quand il demeure imperméable aux argumentations libertaires contre le pouvoir. Demeurerait-il sourd à des propositions qui ne parleraient pas de supprimer le pouvoir, mais simplement de le transformer ?
Je suis conscient que mon analyse peut évoquer un réformisme libertaire, cette impression ne fera que croître quand je dirais que pour établir une communication entre les libertaires et la société il ne suffit pas de proposer un changement dans les relations de pouvoir, mais qu’il faut, en plus, rendre crédibles les possibilités de changement et en programmer, ne serait-ce que de manière floue, la réalisation. La première condition pour qu’un changement soit crédible c’est qu’il soit effectivement possible et cela trace les limites d’un programme libertaire efficace.
POUR UNE STRATÉGIE LIBERTAIRE MINIMAX ?
Pour peu que la société soit maîtrisable (8), ne serait-ce que partiellement, il est évident qu’une influence libertaire ne peut impulser des changements effectifs en direction d’une libertarisation du pouvoir politique que si une partie considérable de la population y est favorable et agit dans ce sens.
Une stratégie Libertaire de type réformiste suppose nécessairement l’existence d’un mouvement de masse que l’on peut qualifier de considérable dans la mesure où il devrait regrouper des millions de personnes pour un pays comme la France et des dizaines de millions pour un pays comme les États-Unis. Est-ce possible ? Certainement si l’on entend par là des millions de militants mais non pas si l’on se réfère à un mouvement d’opinion qui se manifeste de manière plus ou moins épisodique et de façon plus ou moins cohérente, disons même avec une ligne basse de cohérence. Encore faut-il que les libertaires contribuent à rendre possible cette assise libertaire populaire en remettant en cause l’habituelle stratégie maximaliste exprimée en termes de tout ou rien. Un vaste mouvement d’opinion libertaire, ou si l’on préfère, une pesanteur libertaire dans la société, ne peut s’établir qu’à partir d’une série de propositions qui soient à la fois crédibles pour de grandes quantités de gens, efficaces, au sens où les changements proposés sont réellement susceptibles d’être atteints dans les délais raisonnables et sont suffisamment motivants.
Ces propositions doivent être en consonance avec le caractère nécessairement hybride de ces mouvements, pas tout à fait libertaires, pas constamment libertaires. Pour cela il est indispensable de revoir toute une série de principes tels que la non-participation systématique à tout type de processus électoral, ou le refus de permanents rotatoires rémunérés, ou le rejet systématique d’alliances avec les secteurs non libertaires, etc. (d’autant plus que ces principes ne sont pas constitutifs du noyau dur de la pensée libertaire !).
Cela dit, il serait tout à fait indéfendable de ne miser que sur une stratégie réformiste, et que cela pour plusieurs raisons. La première est qu’il s’avère absolument simplificateur d’opposer réformisme et radicalité. Tout comme dans le cas de la notion complexe pouvoir/liberté, il existe un enchevêtrement inextricable entre les diverses parties d’un ensemble qui n’est dichotomisé qu’en apparence, ou bien à un certain niveau de réalité mais pas à d’autres. Réformisme et radicalisme se nourrissent l’un et l’autre, s’opposent et se complémentent simultanément. Par ailleurs, le réformisme peut produire des effets pervers et entraîner des conséquences radicales, tout comme le radicalisme peut déboucher sur des régressions ou sur des réformes. La deuxième raison repose sur l’idée que l’action radicale accroît souvent son efficacité éventuelle ou même l’acquiert, dans la mesure où il existe une mouvance qui fertilise préalablement le terrain où elle s’exerce. La troisième considère que les positions et les actions radicales peuvent constituer l’équivalent social des interactions aléatoires et des fluctuations locales qui font évoluer spontanément certains systèmes physico-chimiques vers des ordres radicalement distincts et nouveaux (analogie avec la création d’ordre par le bruit, ordre par fluctuations, complexité par le bruit, etc.). Il est clair que la société est suffisamment complexe (au sens technique du terme) et qu’elle se situe suffisamment loin de l’équilibre pour qu’il soit strictement impossible de prévoir les conséquences possibles de telle ou telle action radicale, exercée en tel ou tel point du tissu social (voir notamment Mai 68). Il semble que seule l’action radicale soit susceptible d’amplifier les fluctuations sociales locales jusqu’à provoquer des émergences incompatibles avec l’ordre social institué. Il faut noter cependant que l’action radicale est à double tranchant car, étant donné que la société est un système ouvert, auto-organisateur, les dysfonctionnements (le bruit) introduits par l’action radicale permettent une meilleure adaptabilité du système institué. La quatrième raison est que le radicalisme permet de maintenir des concepts, des propositions et des questionnements qui, autrement, seraient digérés et transformés par les modèles sociaux dominants grâce à la prédigestion qu’en font les mouvements réformistes. La cinquième raison se réfère à l’expérience historique. Elle semble montrer que c’est par la coexistence d’amples secteurs mous, idéologiquement incertains, d’une cohérence oscillante, etc., avec des secteurs radicaux, durs, intransigeants, etc, que se sont produites les situations les plus favorables à des changements sociaux profonds (voir Espagne 1936). Cela dit, il est clair que l’indispensable dialectique entre radicalisme et réformisme est intensément problématique.
En effet, il faut empêcher que le réformisme ne brise les tentatives radicales en créant autour d’elles un matelas amortisseur qui en annule les effets. Tout comme il faut empêcher que les tentatives radicales ne brûlent l’herbe sous le pied des réformistes en leur rendant la tâche impossible. Il faut empêcher que les innovations conceptuelles ne finissent par effacer le noyau dur duquel elles ont surgi et le fond de critique radicale qui gît dans les groupes doctrinaires, tout comme il faut empêcher que l’intransigeance radicale ne bloque les possibilités d’innovation théorique. Il est en tout cas essentiel, et cela est le plus difficile de tout, que radicaux et réformistes s’acceptent pleinement en tant qu’éléments antagonistes/complémentaires et en tant qu’irréductiblement ennemis/alliés.
Je n’ai pas voulu faire appel à une pensée plus dialectique, j’ai voulu exprimer ma profonde conviction que tant que nous ne saurons pas concevoir la complexité irréductible des réalités nous serons incapables de les affronter avec succès.
CES CHOSES-LA NE SE DISENT PAS *
* Publié en 1988, dans la revue Archipélago
Il serait tout à fait ridicule d’affirmer que le travail dans un camp de concentration ne diffère pas tant que ça du travail dans un bureau ou dans un atelier. La différence est tout simplement abyssale et les barbelés sont là pour nous en convaincre. Cependant, il serait tout aussi ridicule de soutenir que l’employé de la compagnie Iberia ou le travailleur des chaînes de montage de l’usine Seat réalisent leurs activités dans un contexte exempt d’éléments coercitifs. Nous éclaterions probablement de rire si quelqu’un insinuait que ces travailleurs jouissent d’une totale liberté, au point qu’ils peuvent même choisir entre travailler et ne pas travailler… Nous ne sommes pas encore, me semble-t-il, suffisamment aliénés pour ne pas avoir la claire consciente du caractère polymorphe de la contrainte, dont l’existence, dans telle ou telle situation, est indépendante de la présence de barbelés ou de fusils pointés.
Nous éprouvons donc une certaine surprise en constatant que la clarté avec laquelle nous percevons que la contrainte peut adopter une multiplicité de formes tend à s’évanouir dès que nous entrons dans le domaine du discours.
Il existe en effet, des façons de contrôler les discours qui sont de toute évidence brutales. Certains pères giflent l’enfant qui prononce des gros mots ou qui oublie de dire merci. Certains gouvernements emprisonnent ou tuent ceux qui disent ce qu’il ne faut pas dire ou ceux qui ne disent pas ce qu’il faut dire. Face à des pères répressifs ou à des gouvernements dictatoriaux, les choses sont claires pour tout le monde. C’est comme si la répression et la censure mettaient à nu la potentialité subversive du discours en montrant la crainte qu’éprouve le pouvoir devant la puissance de la parole qui fait irruption dans la rue, qui est imprimée dans des tracts ou que l’on peint sur les murs.
Toutefois, les choses ne sont plus aussi claires quand le père se limite à soumettre le fil mal élevé à un chantage affectif, ou quand le gouvernement se limite à dicter des normes juridiques pour éviter, ou pour punir, certains excès généralement perçus comme tels, qui vont de la calomnie dans les médias, jusqu’à l’incitation au terrorisme, en passant par l’offense aux symboles de la nation. Lever la censure politique c’est comme limer les dents des mots. Si personne ne nous interdit de dire ce que nous voulons dire, cela ne peut être que parce que nos paroles ne sont pas dangereuses… Évidemment, nous nous voyons quand même obligés de protester de temps en temps comme quand notre camarade Juanjo Fernández tombe sous le coup de la punition des excès et est condamné pour avoir simplement osé publier son opinion sur la monarchie espagnole.
Il existe aussi des façons encore plus douces, ou plus molles, de contrôler ce que nous disons. Des pères qui se limitent à donner l’exemple en contrôlant leur propre discours devant leur fils, des gouvernements qui permettent que tout soit dit mais qui réservent le succès social et autres récompenses à ceux qui disent précisément ce qu’il faut dire, en s’ajustant de plus aux manières adéquates de le dire. Rares sont ceux qui dans ces situations extrêmement libérales continuent à considérer que le discours mérite une attention politique spécifique. L’importance accordée au langage déserte la scène politique et il ne demeure plus qu’un certain effort pour dévoiler les stratégies persuasives et les contenus idéologiques des discours du pouvoir. L’intérêt politique pour le langage comme tel se cantonne à quelques individus qui écrivent de compliqués discours sur le discours et qui laisse le champ libre aux traitements purement académiques du sujet. Cependant, pour démocratique que soit le système et ample que soit la liberté d’expression, il serait tout aussi ridicule de nier les effets de pouvoir qui s’exercent à partir du langage, et sur le langage, qu’il serait absurde de croire qu’il n’existe pas de contrainte dans l’usine parce qu’on n’y voit pas de gardes armées arpentant les ateliers.
Il est vrai que les dictatures doivent contrôler impérativement, la parole des sujets et que la police constitue un des instruments les plus efficaces pour ce faire. Mais ces procédés coercitifs ont un prix car ils donnent lieu à un délicieux effet pervers qui renvoie au domaine de la pure fiction la possibilité d’un langage totalement discipliné, dans le genre du novlangue d’Orwell En effet, au fur et à mesure que s’intensifie le contrôle coercitif sur le langage, on assiste à la multiplication de la surface qu’offre le langage pour sa propre subversion. Les innombrables tactiques quotidiennes que les gens inventent sans en avoir l’intention explicite pour élargir les mailles du pouvoir trouvent dans le langage un terrain privilégié. Les blagues politiques surgissent de manière irréfrénable et elles se répandent avec la vitesse du vent en démythifiant les grands personnages du système, en désacralisant ses valeurs, en ridiculisant les figures de l’ordre et de l’autorité. C’est le sens même du discours officiel qui subit une torsion, les choses sont désignées par des noms qui diffèrent des noms usuels et certains mots sont investis d’une force subversive qui est proportionnelle à la persécution qu’ils endurent. En somme, l’intervention brutale sur le langage fragilise dans une certaine mesure sa capacité coercitive.
Face aux effets pervers de la censure et de la coercition, le grand avantage de la liberté d’expression se trouve dans le fait que, en même temps que les effets de pouvoir délaissent les matraques et les balles pour aller vers les douces insinuations de la parole, c’est aussi la surface qu’offre le langage pour sa propre subversion qui se rétrécit jusqu’à presque disparaître.
Ce n’est pas qu’avec le passage des formes dictatoriales aux formes démocratiques la nécessité de contrôler le langage s’atténue, bien au contraire. Il s’avère d’autant plus indispensable de discipliner le discours que les effets de pouvoir deviennent moins dépendants des appareils directement coercitifs. C’est pourquoi il est assez surprenant que l’accroissement de l’importance que revêt le langage pour maintenir l’ordre établi s’accompagne d’une moindre conscience politique de la fonction que remplit le discours dans la perpétuation des relations de domination. Il suffit toutefois de se pencher sur quelques caractéristiques du social, et sur certaines particularités de cet étrange animal symbolique qu’est l’être humain pour que saute aux yeux la fonction politique du langage. Nous nous limiterons, ici, à en esquisser deux aspects.
LA CONSTRUCTION SOCIALE DE LA RÉALITÉ
La reconnaissance du fait que la réalité sociale est constituée par un complexe tissu symbolique, ou tout au moins qu’elle présente d’importantes dimensions symboliques, a débouché sur quelques conclusions assez douteuses. Certains ont dit, par exemple, que la seule réalité qui ait une existence effective, c’est-à-dire qui produit des effets concrets sur nous, c’est la réalité telle que nous la voyons ou que nous l’interprétons. La réalité sociale ne serait rien d’autre que ce que nous croyons qu’elle est. Ainsi, par exemple, il suffit que quelqu’un perçoive une situation ou un objet social comme étant dangereux pour qu’il agisse comme s’ils l’étaient objectivement, même s’ils sont tout à fait inoffensifs. C’est l’attribution subjective de certains traits à la réalité qui aurait des effets réels sur nos réactions. Il est difficile de ne pas souscrire aux critiques adressées à ce point de vue, ne serait-ce que parce qu’il ignore l’énorme influence que la réalité sociale exerce sur nous indépendamment de la manière dont nous la voyons. Mais la critique adressée à l’unilatéralité de l’analyse phénoménologique ne devrait pas nous conduire à sous-estimer la part de vérité qu’elle renferme.
Il est vrai que la réalité sociale produit certains de ses effets, voire beaucoup d’entre eux, à travers la manière dont nous la définissons, cependant ce qui pourrait être reproché à l’analyse phénoménologique, c’est d’avoir contribué, de manière assez paradoxale, à affaiblir le sens dans lequel le symbolique doit être considéré comme étant constitutif du social. Cette analyse repose, si l’on veut, sur une version faible de la nature symbolique de la réalité sociale, puisque si l’importance du symbolique est effectivement reconnue elle n’en demeure pas moins circonscrite à la lecture que nous faisons de la réalité. On laisse donc entendre qu’il existe une réalité objective à laquelle nous appliquerions différentes lectures. Même si l’on soutient que c’est le résultat de notre lecture de la réalité qui nous influence réellement, il n’en demeure pas moins que si nous suivons l’approche phénoménologique ce n’est pas dans la réalité que réside la force du symbolique mais dans nos têtes. Cela conduit logiquement à privilégier les composants idéologiques et à situer dans ce qui ce trouve, ou a été introduit, à l’intérieur de nos têtes la source explicative de nos conduites sociales. Cela dit, la question n’est pas tellement d’accepter que la réalité telle qu’elle résulte être pour nous nous affecte, car cette version faible du socio-symbolique est aujourd’hui d’une triviale évidence. La question est plutôt que la réalité est, objectivement, du moins en partie, telle qu’elle résulte être pour nous. En d’autres termes, les dimensions symboliques ne sont pas seulement dans nos têtes mais aussi dans la réalité sociale elle-même. Il n’y a pas, d’une part, une réalité objective et, d’autre part, différentes lectures subjectives de celle-ci. C’est notre propre lecture de la réalité qui incorpore dans la réalité elle-même certaines de ses caractéristiques substantielles ou constitutives. Quand nous affirmons que la réalité sociale est, en partie, symbolique, nous disons quelque chose qui va beaucoup plus loin que la simple considération des effets qu’exerce sur nous notre interprétation de la réalité. Nous sommes tout bonnement en train de dire que la réalité sociale est, même si ce n’est que partiellement, substantiellement symbolique.
Cette affirmation sera mieux comprise si nous pensons aux effets qui proviennent de l’étiquetage, ou de la dénomination, des phénomènes sociaux. Par exemple, quand nous typifions la catégorie conceptuelle de la délinquance et que nous l’utilisons pour dénommer certaines conduites nous injectons dans un segment de la réalité sociale une dimension symbolique qui devient constitutive de cette réalité ou, plus précisément, nous construisons une réalité sociale qui n’est pas définissable si ce n’est au travers des propriétés symboliques du concept de délinquance. Michel Foucault nous a fait voir la manière par laquelle la production de savoirs experts sur la sexualité, avec les taxonomies correspondantes, engendrait effectivement les sexualités polymorphes correspondant à ces savoirs. Les dimensions symboliques ne se circonscrivent pas à notre interprétation de la réalité mais sont intégrées à la réalité à travers notre interprétation de cette dernière. Autrement dit, la réalité est, en partie, mais effectivement, telle que nous la construisons symboliquement pour nous.
Si nous acceptions cette version forte de la nature symbolique de la société, la question du langage acquiert une importance fondamentale. Son rôle décisif dans les opérations symboliques le situe comme élément central dans la constitution de la réalité telle qu’elle est. Le fait que la réalité sociale tende à être d’une certaine manière plutôt que d’une autre dépend, en partie (et cette clause restrictive est évidemment importante !), du fait que nous utilisions un certain langage et pas un autre pour parler en elle et pour parler d’elle.
L’ÊTRE HUMAIN COMME ANIMAL QUI S’AUTODEFINIT
La construction de l’identité personnelle constitue sans doute une question complexe, ne serait-ce que parce qu’il ne s’agit pas d’une identité mais d’identités multiples, et parce que ces identités se forgent au cours d’interactions socialement situées. Il est évident toutefois que le type de personne que nous croyons être influence fortement la manière dont nous nous comportons. Il ne s’agit pas simplement du fait que nous ayons tous une certaine image de nous-mêmes et que cette image affecte nos conduites. Il s’agit du fait que ce que nous sommes effectivement résulte en bonne mesure de la manière même dont nous nous définissons nous-mêmes.
Notre manière d’être n’est pas indépendante des valeurs qui nous importent réellement ni des émotions qui nous affectent réellement et que nous ressentons comme telles. Comme le dit, approximativement, Charles Taylor, l’impossibilité dans laquelle je me trouve de m’identifier totalement avec un samouraï provient essentiellement de ce que je ne peux pas incorporer dans ma manière d’être la signification des valeurs que celui-ci tenait pour fondamentales ni le type d’émotions qu’il éprouvait réellement. La question est que les catégories linguistiques que nous utilisons pour établir nos valeurs ou pour penser nos émotions jouent un rôle essentiel dans la définition de ces valeurs elles-mêmes et dans la nature même de nos émotions. Par exemple, si l’honnêteté constitue une valeur réellement importante pour moi, il est clair que je me définirai en termes de ma plus ou moins grande proximité du concept que je me fais d’une personne honnête, mais il est évident que la notion d’honnêteté elle-même variera en fonction des instruments linguistiques dont je dispose pour la construire comme concept spécifique, différent d’autres concepts, tel que celui d’équanimité par exemple.
De même, le registre linguistique que j’utilise pour accéder à la connaissance de mes propres émotions étendra ou réduira la gamme d’émotions que je suis susceptible d’éprouver réellement. Par conséquent, ce que je suis réellement n’est pas indépendant du langage que j’utilise pour me référer à moi-même en public ou en privé, et pour dénoter les choses qui m’importent ou qui m’affectent vraiment. Il ne faut donc pas s’étonner que les technologies du moi exigent l’emploi de certains langages plutôt que d’autres pour produire le genre de personne adéquat à un certain type de société. C’est notamment en disciplinant et en contrôlant le langage que l’on obtient les types d’êtres humains qui rendent possible le fonctionnement d’un système de domination donné sans qu’il soit nécessaire de recourir à la contrainte directe.
L’importance que revêt le contrôle du discours pour assurer le maintien de l’ordre social semble indubitable. Mais le fait même de signaler cette importance indique, en contrepoint, quelles sont les potentialités subversives qu’offre le langage. Ce n’est pas par hasard si certaines batailles socio-émancipatrices ont précisément la dimension symbolique comme scène privilégiée. La production de discours différents peut contribuer à créer des manières d’être différentes et des réalités sociales différentes. En ce sens il est bien regrettable que la gauche ait dévalorisé elle-même l’incontestable efficacité des propositions et des discours utopiques. Il est nécessaire de forger une nouvelle conscience de l’efficacité sociale des utopies et de la nécessité d’engendrer des productions discursives radicalement utopiques. Mais pour cela il faudrait retrouver le goût pour la rhétorique, pour l’argumentation, pour les longues polémiques abstraites qui ne paraissent pas se relier aux exigences pratiques des luttes sociales, mais qui sont cependant un ferment essentiel d’éventuelles émancipations sociales. Ce texte n’a d’autre prétention que celle d’inciter à ouvrir des espaces de discussion même si tout un dispositif a été construit pour nous convaincre que parler c’est ne rien faire.
Extrait du livre « Fragments épars pour un anarchisme sans dogme » de Tomás Ibañez. Traduction : XX
Texte Publié en 1983 dans la revue Volontá sous le titre Per un potere politico libertario ; publié ensuite en 1984, dans l’ouvrage le Pouvoir et sa négation (Atelier de création libertaire, Lyon). Il existe une version de cet article publiée en grec sous forme de brochure.
NOTES
1 – Par quoi et comment est produite la pensée libertaire ? Il serait intéressant de traiter l’anarchisme comme un objet social qui obéit à certaines conditions de production (lesquelles ? ), qui assure certaines fonctions sociales (lesquelles ?). Que le marxisme ait traité cette question de manière lamentable n’enlève rien à son intérêt. Là se trouve peut-être l’explication de ce pour quoi l’anarchisme se caractérise par une absence d’effets cumulatifs tant au niveau organisationnel qu’idéologique ou social.
2 – Il me semble urgent de définir quel est le noyau dur de la pensée libertaire et quels sont les éléments négociables qui forment la ceinture de protection. La confusion des deux niveaux entraîne parfois des attitudes inutilement sectaires.
3 – Il faudrait voir cependant si le cri contre le pouvoir ne constitue pas, au niveau de l’imaginaire social, une façon de contester, par déplacement, le noeud social lui-même, c’est-à-dire finalement de se contester soi-même en tant que nécessairement institué.
4 – Il faudrait sans doute consacrer un séminaire comme celui-ci au thème de la liberté. Un des concepts les plus difficiles qui soient puisqu’il pose le problème des systèmes autoréférentiels, bouclés sur eux-mêmes.
5 – Il est probable que le fonctionnement libertaire d’un pouvoir libertaire passe par l’établissement de mécanismes oscillatoires qui empêchent la cristallisation d’une directionnalité fixe dans les relations de pouvoir, oui qui empêchent les effets d’auto-consolidation du pouvoir… mais c’est une autre question.
6 – Je saisis l’occasion pour insister sur l’urgence qu’il y a à abandonner l’idée, profondément totalitaire, d’une société harmonieuse et dépourvue de conflits.
7 – Je n’utilise pas ce terme dans le sens technique qu’il revêt en économie ou dans la théorie des jeux, j’en fais un usage purement analogique.
8 – Qu’elle le soit effectivement est une autre question, mais, si elle n’est absolument pas maîtrisable, alors adieu à nos élucubrations militantes…
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