2 avril 2024
Propriété, Révolution, Anarchisme
Une autre lecture de Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon
Le dernier livre de Catherine Malabou, Il n’y a pas eu de Révolution, sous-titre : Réflexions sur la propriété privée, le pouvoir et la condition servile en France, Bibliothèques Rivages (mars 2024), prend la suite directe d’Au voleur ! Anarchisme et philosophie, vaste enquête sur six philosophes importants de la seconde moitié du XXe siècle empruntant tous à l’anarchisme des éléments saillants de leur philosophie, mais restant résolument hors de l’adhésion militante. Suite directe et approfondissement, puisque ce nouvel essai entreprend cette fois d’entrer dans la pensée de Proudhon lui-même, en revisitant son « Qu’est-ce que la propriété ? » (1840), titre en forme de question, inséparable de la réponse tranchante qu’il donne : La propriété c’est le vol. De fait, il en va un peu du rapport de la philosophie récente à l’anarchisme comme du rapport des lecteurs de Proudhon à la compréhension du sens de Qu’est-ce que la propriété ? : son idée est applaudie, reprise, reçue comme la justification de la radicale opposition de l’anarchisme au capitalisme, mais sans avoir été vraiment interrogée. On peut même se dire que la formule La propriété c’est le vol n’est finalement marquante que parce qu’elle est surtout outrée et provocatrice, c’est-à-dire aussi fausse qu’insolente, aussi retentissante qu’absurde. Trop belle en tous cas, pour être vraiment prise au sérieux.
Le premier à admirer le geste iconoclaste de Proudhon pour assez vite le dénigrer n’est autre que Marx. Et c’est peut-être sa mé-compréhension qui éclaire le mieux l’apport véritable de Proudhon dans ce texte particulièrement, ce qui n’a pas échappé à l’esprit d’alerte et à la critique perspicace de Catherine Malabou. En un mot, Marx reçoit la réflexion de Proudhon sur la propriété en termes seulement économiques, alors que Proudhon conçoit principalement sa proposition en termes politiques. Si c’est bien sur la critique d’abord politique de la propriété que se tient l’anarchisme, que recouvre au juste cette position ? Qu’en est-il, du point de vue de son fondateur, de la propriété, de son droit, de son origine, de son sens, de ses conséquences sociales ?
La première chose qu’observe Malabou et qui va finalement nourrir l’ensemble de son livre, n’a sans doute jamais retenu l’attention des lecteurs avant elle. Au tout début de Qu’est-ce que la propriété ? Proudhon, avant même d’énoncer son sujet, établit un strict parallèle entre la propriété et l’esclavage, en s’empressant d’ajouter qu’un tel parallèle, si évident soit-il à ses yeux, lui « donne la certitude de ne pas être entendu ». Que peut bien signifier alors l’idée que la proposition la propriété c’est le vol soit quasiment la même proposition que l’esclavage c’est l’assassinat ? Pour le comprendre, il faut évidemment lire soigneusement Proudhon, en présupposant l’épaisseur probable de sa comparaison introductive.
La thèse de Proudhon est que la Révolution, en posant l’égalité citoyenne devant le droit de propriété a en réalité maintenu assujettissement et domination du fait du droit d’aubaine désormais attaché à la propriété. La propriété privée après la Révolution reconduit ainsi tout l’ordre dominateur et ségrégatif de l’Ancien Régime. Elle est d’abord un vol de mémoire et de sens. Le droit d’aubaine, en effet, dans son origine médiévale est le droit de préhension sur les biens des étrangers morts en France, ne pouvant donc les transmettre. Les aubains au Moyen-Âge sont tous ceux, étrangers, serfs, bâtards, qui ne peuvent ni tester ni hériter, ce qui est exactement la situation des prolétaires au XIXe siècle dépossédés du fruit de leur travail, et tout autant privés d’ascendance et de descendance. Le vol en quelque sorte conjugue la privation de la transmission des biens, la confiscation de la mémoire et l’asservissement tant politique qu’économique. « Ces trois préjugés : souveraineté de l’homme, inégalité des conditions, propriété, déclare Proudhon, n’en font qu’un et se peuvent prendre l’un pour l’autre1. » Le vol n’est donc pas seulement celui de biens économiques, il est d’abord et surtout celui de l’intégrité humaine. Comme l’esclave, le prolétaire-aubain n’est qu’un étranger, n’est qu’une chose.
Outre l’enquête fouillée que fait Malabou auprès des meilleurs historiens, sur la problématique juridico-politique qui sous-tend l’affirmation inaudible de Proudhon, son analyse reprend avec conviction ce qui est peut-être la pointe de la démonstration : la propriété ne peut être fondée sur aucun principe. Notion contradictoire, impossible, elle n’est cependant une réalité – et quelle réalité – qu’en usurpant sa possibilité même. Cette thèse fondamentale – faut-il le préciser ? – n’a jamais été comprise. « Le commencement qu’est la propriété ne peut donc jamais commencer. Sinon comme vol. […] Mais le vol est précisément vol du commencement. » (p. 104) Ce qui ne peut que révéler et souligner la logique, la vérité, du positionnement anarchique fortement revendiqué par Proudhon. L’anarchisme seul peut appréhender la mémoire cachée de l’imposture révolutionnaire. Il est la seule réponse clairvoyante face au crime paré de légitimité qu’est la domination propriétaire. Lui seul voit son mensonge politique, l’injustice n’étant pas d’abord une faute morale, qu’expliquerait l’aveuglement économique, mais une erreur logique, blessant au plus intime les rapports humains. Cela c’est le dernier chapitre de Il n’y a pas eu de Révolution, dans lequel l’autrice reprend finalement la démarche d’ensemble de Proudhon qui ne dissocie pas sa critique profonde de la propriété-aubaine (à ne pas confondre avec la possession usagère), et la proclamation de son anarchisme.
Avant, trois chapitres (10 à 12) s’occupent de tirer des leçons actuelles, d’exprimer des partis-pris personnels sur les enseignements majeurs de Qu’est-ce que la propriété ? longuement et finement analysés dans les neuf premiers chapitres.
Dans le premier (ch. 10), Malabou montre que le glissement à notre époque d’un capitalisme des biens matériels, vers un capitalisme de l’accès (le capitalisme de l’informationel), ne change finalement rien au système de la rente. De fait, « dans les industries de la connaissance et de la technologie, les rentes provenant des droits de propriété intellectuelle dépassent désormais les revenus provenant de la production des biens. » (p. 187) Des institutions comme Uber ou Airbnb touchent des rentes sans être propriétaires. Ce retour qualifié à juste titre de néoféodalisme n’est pas sans faire écho direct à l’aubaine…
Dans le second (ch. 11), elle porte sa critique sur la critique portée habituellement sur la « faiblesse » du projet mutuelliste et fédéraliste proudhonien, qui en définitive contredirait sa propre condamnation de la propriété. Elle prend ici résolument ses distances avec « les défenseurs contemporains du commun » qui, une fois encore, ne semblent voir dans l’anarchisme de Proudhon que contradiction et impasse (cf. également ch. 2). Il y a décidément du malentendu, comme au temps de Marx, et il est salutaire d’en débusquer les ressorts cachés. Ce long chapitre, qui traite en particulier de la notion épineuse d’autogouvernement, s’achève par ces mots particulièrement suggestifs, sinon virtuoses : « Et si le collectif n’était pas le commun ? Et si le commun n’était pas l’idée fondamentale de la politique ? […] Personne n’appartient à personne. On ne peut pas mettre personne en commun. Ce n’appartenir à personne, qui n’est jamais analysé ni dans les théories du commun, ni dans les réflexions sur le communisme, ne peut jamais devenir un principe. Sinon, il s’appartiendrait. […] Personne ne se forme que mutuellement. […] Personne n’est pas la vacance du pouvoir, mais ce seuil qui la précède. Et dont l’idée est si peu commune. Telle est la raison pour laquelle l’anarchiste est toujours, ce que d’aucuns voient comme une contradiction insoluble, à la fois seul et socialiste. » (p. 223-224). Inutile de dire que le chrétien que je suis est très à l’aise avec ce propos2.
Dans le troisième (ch. 12), elle revient sur la question éveillée par la comparaison du début de l’ouvrage de Proudhon entre la propriété comme vol et l’esclavage comme assassinat. En quoi donc Qu’est-ce que la propriété ? donne-t-il à réfléchir sur la dépossession coloniale et éclaire-t-il les réflexions actuelles sur le néocolonial ? Question délicate puisque Proudhon non seulement n’a pas été abolitionniste, mais semble acquis à l’idée de l’inégalité des races… Quoi qu’il en soit de son cas personnel – qu’elle traite sans aucune négligence ni indulgence – son maître-ouvrage fournit des clés importantes sur la question décoloniale, très présente aujourd’hui. Si la propriété, selon Proudhon, ne porte pas d’abord sur des objets mais est à considérer avant tout comme rapport social, alors il est clair que la question importante est celle de l’exclusion mémorielle, sous couvert de droit, d’égalité devant le droit et de liberté de tous, décrétés d’en-haut. Le droit d’aubaine met en évidence cette exclusion, dont nous sommes tous, d’ailleurs, plus ou moins les lointaines ou proches victimes. Exclusion et domination jouent ensemble sous le masque du droit protecteur des biens et des libertés. La France, si fière de sa Révolution, si fière d’être la terre de l’égalité et de la liberté, a attendu 2001, rappelle-t-elle, pour reconnaître son propre passé esclavagiste, en le considérant comme crime contre l’humanité. Or, condition servile de l’intérieur, et esclavage colonial de l’extérieur sont le même impensé français. Proudhon, indéniablement, aide à y repenser. « Je maintiens, écrit-elle, la légitimité de voir dans le traitement proudhonien du droit d’aubaine un élément critique de première importance pour notre temps. Même si cela implique évidemment aussi d’abandonner Proudhon et de poursuivre seule la réflexion. » (p. 245).
Poursuivre seule… n’est-ce pas encore dans la logique proudhonienne ? Seule et anarchiste, donc. Catherine Malabou décidément, l’est. Et son livre est bien plus qu’une invitation à relire soigneusement Qu’est-ce la propriété ? Il est une leçon pour reprendre sans cesse, personnellement, les questionnements les plus rebattus, même ceux qui n’ont pas l’air les plus actuels. Mon approche de la vigueur toujours (ré)inventive de l’anarchisme, d’un anarchisme lui-même jamais appropriable, la rejoint tout à fait.
Jérôme Alexandre
1 Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? préface d’Édouard Jourdain, Paris, Petite Bibliothèque Payot 2024, p. 55.
2 Cf. Jérôme Alexandre, Le christianisme est un anarchisme, Paris, Textuel Petite encyclopédie critique, 2024.
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