19 novembre 2013
Quand la critique s’est dissoute dans le capitalisme
Élaborer une argumentation qui soit à la fois rigoureuse et porteuse d’une prétention explicative à une large frange des conditions d’existences des individus n’est pas chose aisée en sociologie. Avec rien de moins que l’ensemble du monde du travail et ses évolutions à l’aune de la dynamique du capitalisme en France comme terrain d’étude, Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) a relevé ce défi. Sur près de huit-cent pages, les deux auteurs conduisent une démonstration serrée dont la question suivante en constitue le fil directeur : comment expliquer les difficultés d’expression – voire l’affaiblissement – de la critique du capitalisme alors qu’il s’affirme particulièrement robuste et consistant, et fragilise des franges croissantes de la population française depuis le milieu des années soixante-dix ?
Y répondre demande de s’attarder sur les mutations de l’esprit du capitalisme, « l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » (p.42). S’inspirant de Max Weber, les deux auteurs considèrent que, sans l’aide de raisons morales séduisantes à y participer, ce mode de production ne saurait perdurer. La rémunération serait insuffisante, constituant « tout au plus un motif pour rester dans l’emploi, non pour s’y impliquer » (p.41). Or, la dynamique du capitalisme n’aurait de sens que pour elle-même puisqu’elle avance par la force d’une accumulation de valeur en tant que fin en soi [1]. Ce mode de production ne pourrait donc trouvé ses justifications d’ordre morales qu’en les important d’ailleurs.
Aujourd’hui, elles ne proviendraient plus la religion protestante comme l’avait montré Weber mais, en réalité, de la critique anticapitaliste. En effet, le capitalisme aurait « besoin de ses ennemis, de ceux qu’il indigne et qui s’oppose à lui, pour trouver les points d’appui moraux qui lui manque » (p.71). « Grâce » à eux, dirigeants d’entreprises, politiciens, top-managers, seraient éclairés sur les inquiétudes morales en prise avec les circonstances de la vie des individus au travail auxquelles il convient de répondre, au moins en partie, pour conserver leur mobilisation. Ses critiques, selon les deux auteurs, s’affirment dans une pragmatique de l’indignation pouvant prendre deux formes : la « critique artiste » pointant d’une part en quoi le capitalisme génère du « désenchantement » et de l’« inauthenticité », d’autre part d’«oppression » ; la « critique sociale » qui stigmatise le capitalisme comme producteur de « misère » et d’« inégalités », mais également d’« opportunisme » et d’« égoïsme » (p. 82). Ainsi le deuxième esprit du capitalisme se serait formé dans les années trente au contact de la critique sociale porté par les partis de masses socialistes et communistes. La progressive mise en place de l’État providence [2] auquel cela donna lieu permettant, en retour, de préserver l’accumulation. Pour la période contemporaine, le schéma est analogue. Si les méfaits sociaux du capitalisme se perpétuent et s’accroissent depuis ces trente dernières années tout en atténuant les forces de la critique, c’est parce que les évolutions organisationnelles du monde du travail ont trouvé leurs justifications dans une partie des discours protestataires des événements de mai soixante-huit [3].
La neutralisation de la critique artiste par le néo-management
Les auteurs commencent leur démonstration en cherchant à saisir les spécificités de ce nouvel esprit du capitalisme. Ils mènent pour cela une analyse comparative entre un corpus d’articles de revues managériales des années soixante et des années quatre-vingt-dix. Guides d’action pour les dirigeants et les personnels d’encadrement, elles constituent des « lieux d’incarnation » privilégiés de l’idéologie capitaliste en ce qu’elles sont destinées à conseiller, suivant les conjonctures économiques, les méthodes les plus préférables pour garantir l’assentiment des travailleurs aux finalités de l’entreprise. En regardant alors comment ces productions discursives évoluent depuis trente ans, les auteurs notent la construction progressive d’un nouveau modèle productif en opposition avec la période taylorienne-fordiste. Le centralisme hiérarchique et la « direction par objectif » si chère à F.W Taylor devient une « forme d’organisation à bannir » (p.115) pour répondre aux aspirations des cadres et des employés à une certaine autonomie tout en réduisant les inconvénients que posent le gigantisme des entreprises aux prises de décisions. Les travailleurs évolueront désormais dans une organisation en équipe autonome qui mène des projets. Ils seront moins placés sous l’autorité d’un chef que de celle de leur « leader » et des clients exigeants. L’un des traits les plus marquants de cette nouvelle forme d’organisation est « le passage du contrôle à l’auto-contrôle » (p.122), lequel est permis par une plus grande importance accordée à la confiance mutuelle. Les critères de personnalité, bannis pendant la période fordiste, sont mis au goût du jour. Créativité, autonomie, inventivité, etc. deviennent les maîtres mots du néo-management qui invite, non plus les « cadres » mais « les managers », « chefs de projet » ou « donneurs de souffle » a trouver le plein développement d’eux-mêmes dans l’enrichissement social progressif permis par la succession des projets, des stages et autres formations individualisées. Il s’agit pour l’entreprise d’avoir en retour un salarié pleinement investi dont on a rendu synonymes son épanouissement personnel et les objectifs professionnels qui lui sont assignés.
Deuxième trait marquant de l’entreprise néo-capitaliste, le passage « de la justice sociale à la justice » (p.302). Anciennement fondée sur le mérite à l’ascension par l’ancienneté, ce type de justice est dénoncée dans le corpus des années quatre-vingt-dix comme une forme archaïque de pouvoir privilégié. Lui est substituée une forme de reconnaissance sociale que l’on obtient grâce à la démonstration de ses aptitudes à générer de l’activité « de projet » et à la mener avec succès. « Les personnes ne feront plus carrière mais passeront d’un projet à un autre, leur réussite sur un projet donné leur permettant d’accéder à d’autres projets plus intéressants » (p.155). Mais dans un monde où les « connexions » temporaires physiques ou électroniques sont nécessaires pour démarrer un projet, la stabilité de l’emploi devient plus fragile. Pour diverses raisons, tenant par exemple à un échec, une personne qui ne parvient plus à créer ou s’insérer dans des projets peut se retrouver en état d’exclusion : « effet de mort dans un univers réticulaire » (p.174).
On l’observe, ces formes nouvelles de gestion de la main-d’œuvre désamorcent les deux écueils qui ont été formulés par la critique artiste qui dénonçait, dans les années soixante-dix, l’inauthenticité des relations et l’oppression hiérarchique. Ne pouvant plus dénoncer les valeurs mêmes au nom desquelles elle avait combattu, la critique artiste se retrouva paralysée le temps de retrouver des nouvelles catégories d’analyses. Quant aux revendications en termes d’égalité et de solidarité qu’a pu exprimer la critique sociale dans les années soixante-dix, elles n’ont simplement pas été prise en compte. Comment l’expliquer, en particulier face aux conséquences pourtant socialement néfastes des transformations opérées dans monde du travail ?
Le contournement de la critique sociale
En effet, celles-ci ont largement été défavorables aux travailleurs. Le développement de la flexibilité, sous couvert de l’anti-taylorisme impulsé par la critique artiste, est allé de pair avec la précarisation de l’emploi (flexibilité externe) et l’exclusion/chômage des moins « adaptables » (flexibilité interne). La flexibilité externe a aussi généré l’intensification de la charge de travail. Le temps partiel qui demande un ajustement en temps quasiment réel de la production n’autorise plus les quelques temps morts autrefois possibles pendant la « juste journée de travail » promue par F. Taylor. L’individualisation de la rémunération, principe de l’autonomisation de la situation de travail, permis par ailleurs de soutenir une malléabilité et une pression plus forte sur les salariés. De même que l’individualisation des compétences, des gratifications et des sanctions a provoqué plus généralement « un effet pernicieux en tendant à faire de chaque individu le seul responsable de ses réussites et de ses échecs » (p.370). Deux autres changements majeurs non directement imputables à la récupération de la critique artiste sont également à noter. D’une part, l’extension de la sous-traitance qui aurait décousue les identités collectives au sein des entreprises entre salariés maintenus en interne et salariés « externalisés ». D’autre part, l’augmentation de la sélectivité à l’embauche – imputable à l’accroissement du niveau d’étude [4] – qui aurait entraîné le report d’une partie des plus diplômés sur des emplois moins qualifiés, aggravant ainsi la situation des plus démunis en ressources scolaires.
Si la critique sociale n’a pu alors constituer des résistances suffisantes face à ces conséquences, à l’exception notoire de la dénonciation de l’exclusion, c’est, selon les auteurs, parce qu’elle n’a pu se rendre compte des enjeux sociaux posés par les transformations du monde du travail. Ses schémas d’analyses n’ont pas évolués en même temps que le mode d’organisation inspiré par la critique artiste. La critique sociale se trouvait alors, « quand elle parvient à se faire entendre, sans prise sur un monde qui n’est plus déjà le même » (p.456). Coups d’épée dans l’eau, donc, qu’aurait donnée cette forme de critique durant ces quelques décennies. Ce qui ne serait pas sans lien, selon les auteurs, avec la désyndicalisation progressive des années soixante-dix à la fin des années quatre-vingt-dix. Il en irait de même concernant la fin des messianismes politiques, l’épuisement du paradigme des classes sociales comme schème explicatif des injustices et la désinstitutionalisation des régulations professionnelles. Les volontés d’agir militante se déplaceraient dès lors vers de nouveaux terrains, caritatifs ou humanitaires, souci d’opérationnalité immédiate qui tranche avec les espoirs passés en « des lendemains qui chantent ». Au niveau théorique, la « fin des grands récits » semblerait programmée, la critique tablant sur des approches locales, à moyenne portée, sans ambition d’embrasser une totalité macrosociale ou de brosser une évolution historique générale. Le capitalisme n’a-t-il donc plus de soucis à se faire ? Rien n’est en fait moins sûr. Les deux sociologues ne manquent pas de voir que la misère et les difficultés économiques colportées par les transformations du capitalisme avaient récemment suscité des formes nouvelles de critiques, qui étaient, certes, encore en gestation, mais dont « l’espoir de réduire un jour l’injustice » (p.466) pourrait bien leur donner la patience suffisante pour mûrir jusqu’à retrouver prise sur le monde.
Les conditions d’un renouveau de la critique
Faisant le point sur l’actualité des critiques contemporaines, les auteurs tentent, dans une troisième partie, de leurs donner un coup de pouce théorique pour accélérer leurs pleines réactivations. L’objectif politique est transparent : faire « advenir des dispositifs allant dans le sens d’une plus grande sécurité des salariés » (Postface, p.929).
Concernant d’abord la critique sociale, les auteurs notent la fin de la traditionnelle dénonciation de l’exploitation pour un déplacement qui s’opère aujourd’hui en direction de l’exclusion. Tant au sens d’une impossibilité à s’insérer économiquement, qu’au sens de désaffiliation (R. Castel), c’est-à-dire d’une rupture de connexion progressives dans un monde en réseau faisant passer un individu de l’état d’inséré à l’état d’exclu. Seul problème de ce concept : sa mise en œuvre politique souffre de ne pouvoir identifier les responsables de cette nouvelle forme d’injustice. « Contrairement au modèle des classes sociales, dans lequel l’explication de la misère du « prolétariat » reposait sur la désignation d’une classe (la bourgeoisie, les détenteurs des moyens de production) responsable de son « exploitation », le modèle de l’exclusion permet de désigner une négativité sans passer par l’accusation. » (p. 486). Il est donc particulièrement délicat d’introduire l’exclusion comme concept critique dès lors que cette catégorie pratique ne permet pas l’expression d’une conflictualité ou, pire, qu’elle conduit à reporter le poids de la faute sur l’individu lorsqu’il est perçu comme incapable de satisfaire les exigences du management (en termes de compétences, d’adaptabilité, de savoir-être, etc.). Le projet des deux sociologues est dès lors de donner à l’exclusion un potentiel subversif en le rapportant aux dispositifs de formations du profit.
Ils reprennent alors la théorie de l’exploitation marxiste en l’appliquant au monde connexionniste afin d’établir un lien entre la situation d’exploité et la situation d’exclu. La démonstration est la suivante : dans un monde où la capacité à nouer les liens et à établir des connexions est une source d’enrichissement, il existerait deux catégories générales d’individus, ceux que les auteurs nomment les grands et les petits. La qualité essentielle des premiers est de pouvoir « se déplacer de façon autonome, non seulement dans l’espace géographique mais aussi entre les personnes ou encore dans les espaces mentaux, entre les idées » (p.490-491). Quant aux seconds, c’est peu ou prou l’inverse : ils se caractérisent par leur immobilité, leur manque de connexion et leur faible déplacement. Et c’est entre ces deux catégories que s’établirait un rapport d’exploitation en ce que l’immobilité des seconds est nécessaire à la mobilité des premiers. « En demeurant sur place, les petits y assurent la présence des grands qui ne peuvent être partout en même temps, et entretiennent pour eux les liens qu’ils ont tissés » (p.493). Sans eux, pas de mobilités possibles car personne n’entretiendrait des liens qui la rende possible. Or, malgré leur importance dans le procès de production, les petits ne seraient pas reconnus comme ils le mériteraient car insuffisamment rémunérés à leur juste valeur par les grands qui tirent pourtant d’eux une grande partie de leur enrichissement et, tout bonnement, leur place de grands. Voilà donc les petits exploités [5]. Mais aussi, et du même coup, courent-ils le risque d’être exclus quand les projets changent, lorsque leur capital de compétences s’érode, que les entreprises se succèdent, bref : dès lors que leurs immobilités n’est justement plus « exploitables ». D’où le lien entre exclusion et exploitation : ceux qui sont les plus immobiles sont aussi ceux qui ont le plus de chance d’être exclus, précarisés, mis au ban des « inutiles au monde » pour reprendre le terme de Zygmunt Baunam. Que faire alors ? Pour réduire l’exploitation connexionniste, les auteurs proposent un ensemble de dispositifs de justices visant à inscrire juridiquement de nouveaux cadres pour recenser les contributions que chacun apporte à la valeur ajoutée, des règles plus justes de rémunération, une meilleure « égalité des chances » en terme de mobilité, l’introduction de garantie à avoir un emploi, même précaire pendant une période de chômage, etc.
Concernant ensuite la critique artiste, les auteurs notent qu’elle pointe aujourd’hui les risques d’anomie provoqués par la généralisation du monde en réseau. Quid, en effet, de l’authenticité des relations lorsque celles-ci deviennent temporaires, malléables à merci, subordonnées à l’exigence de flexibilité de la connexion ? Ou dès lors que « l’accroissement de l’autonomie [qui s’est] accompagné d’un développement de l’autocontrôle et du travail en équipe, [s’est traduit] par un renforcement du contrôle par les pairs, [laissant] penser que les travailleurs sont plus contrôlés qu’auparavant » (p.576). En d’autres termes, l’intégration de la critique artiste par le capitalisme aurait accru le conformisme des individus aux lois de l’entreprise. Les auteurs n’hésitent pas à y voir une extension de la sphère marchande à l’humain. D’où, selon eux, la nécessité pour la critique artiste, de se relancer en s’alliant avec la critique écologique constituant actuellement l’une des seules positions où la pluralité et la singularité des êtres – qu’il s’agisse d’être humain, d’animaux ou de végétaux – sont affectés d’une valeur en soi et défendable comme telle.
Dernier point majeur enfin : comment véritablement parler de libération quand celle-ci, associée à une plus forte mobilité sur le marché du travail, s’est payée d’un surcroît de précarisation ? Résister à ce qui s’apparente en réalité à une soumission croissante des devenirs individuels à la recherche d’efficacité des entreprises ne pourrait pour les auteurs, se faire, sans entamer un rapprochement de la critique artiste et de la critique sociale. Redonner une marge de liberté aux travailleurs (chère à la première) s’articulerait alors sur un dispositif de protection contre la mobilité imposée par l’instabilité contractuelle qui rend justement dépendant des aléas du marché les moins dotés en compétences. À ce titre, la création d’un statut pour les « travailleurs mobiles » définissant un cadre générique de conditions de travail et d’emploi à respecter par les entreprises semble être un bon début pour aller dans ce sens.
Le capitalisme et ses critiques : une nouvelle forme dialectique
En conclusion de leur ouvrage, les auteurs s’interrogent sur les forces et faiblesses de la critique aujourd’hui. Ils résument, en une formule particulièrement limpide, le problème nodal rencontré par celle-ci : « La critique est moins mobile que le capitalisme » (p.658). Autrement dit, elle réagit toujours avec un temps de retard et n’arrive pas à anticiper les développements à venir du capitalisme. Il reste néanmoins que trois dangers, inhérents à ses déplacements successifs, menacent le capitalisme. La critique pourrait s’appuyer sur ces fragilités pour développer son action et montrer que, contrairement à ce qu’affirme son esprit, le capitalisme ne répond pas à l’exigence de satisfaction et d’accroissement commun. En premier lieu, le processus d’accumulation est tributaire de la participation des personnes qui pourraient se désengager dès lors que leur investissement n’est pas récompensé à sa juste valeur ou qu’il s’effectue au détriment de la qualité des relations sociales. Deuxièmement, le capitalisme a besoin de l’intervention de l’État pour exprimer sa pleine puissance et prendre en charge les dégâts qu’il occasionne à une partie du corps social. Or, les crises – financière et de légitimité – que traverse l’État sont susceptibles d’entamer la bonne marche du capitalisme. Enfin, la « paupérisation », produite par le capitalisme, introduit des logiques parallèles de débrouillardise moins légales qui discréditent plus ou moins l’entreprise de libération affichée par le système et peuvent nuire, à terme, à sa crédibilité. Ces raisons font conclure sur une note plus optimiste, L. Boltanski et È. Chiapello : « Par ses déplacements, le capitalisme se redéploie en s’affranchissant de la critique. Mais l’avantage ainsi obtenu est un gain de temps, non une victoire définitive. Même en faisant abstraction des facteurs qui, du côté de la critique, favorisent sa pérennité, les effets destructeurs d’un capitalisme sans contraintes créent d’eux-mêmes un terrain favorable à la relance de la critique. » (p. 689). La critique nourrit le capitalisme puis le capitalisme nourrit la critique et ainsi de suite, le processus peut sembler sans fin pour peu que l’on demeure dans le régime du capital. En filigrane, apparaît in fine la mise à nu par les deux auteurs d’une nouvelle forme dialectique : celle du capitalisme et de ses critiques [6].
Remarques critiques
La notoriété de cet ouvrage, bien au-delà de la sphère académique et jusqu’aux gestionnaires d’entreprises lui a valu de nombreuses recensions publiées dans les trois années qui suivirent sa parution, dans lesquelles figureront, bien entendu, un grand nombre de critiques. Il serait fastidieux d’en faire la synthèse ici mais nous essayerons, à la place, de nous concentrer sur trois critiques qui nous paraissent fondamentales à (re)formuler sur l’ouvrage : le choix d’un corpus de texte de la littérature du management pour analyser l’esprit du capitalisme, le rôle finalement assez limité attribué à la critique et la tentative de fonder une nouvelle théorie de l’exploitation calquée sur le monde rhizomatique.
La question de l’influence de l’esprit du capitalisme
L’un des reproches les plus souvent fait à cet ouvrage fut d’avoir choisi, pour déterminer les nouvelles configurations idéologiques du capitalisme, le terrain d’enquête des idées plutôt que celui des individus. Fonder uniquement l’analyse de l’esprit du capitalisme sur les textes de management qui sont censés l’incarner nous offre certes, une figure de l’idéaltype de l’organisation du travail contemporaine, mais ne permet en aucun cas de savoir comment et jusqu’à où les prescriptions normatives que ces revues proposent sont appliquées dans l’entreprise. Tous les dirigeants lisent-ils cette littérature ? Si oui, qu’en comprennent et qu’en retiennent-ils ? Parviennent-ils à mettre en œuvre les prescriptions de leur choix de manière analogue à leurs prévisions de départ sachant que les décisions prises « au sommet » sont discutées et interprétées à chaque échelon avant de parvenir à « la base » ? Et, dès lors que les changements sont opérés, sont-ils respectés avec minutie ? Ou font-ils l’objet de renégociation, de réappropriation, de contournement ou de résistances ? Entre ce qui est prescrit par cette littérature et ce qui se réalise dans les faits, il ne fait pas de doute que des écarts se soient nichés, ne serait-ce parce que le fait même de travailler, à tous les échelons d’une entreprise, demande de faire face et combler tout ce qui n’a pas été prévu par l’organisation prescrite du travail. Toutes « tâches prescrites » ne pouvant se réaliser que via leur interprétation humaine et concrète qui fait de tout travail un travail « de conception […] puisqu’il est convoqué là où précisément l’ordre technologique-machinal est insuffisant » [7].
Les auteurs ont pourtant conscience de la nécessité d’observer comment la nouvelle idéologie capitaliste transforme l’entreprise et ne manquent d’ailleurs pas de le préciser, en s’appuyant sur une étude mené par T. Coutrot en 1996, « qu’environ 20% des établissements ont largement mis en œuvre les innovations organisationnelles associées au troisième esprit du capitalisme, ce qui n’en fait déjà plus un phénomène marginale » (p.321). Certes, cela ne nous dit rien sur la manière dont ces innovations ont été réappropriées par les travailleurs qui doivent faire face à la complexité des contraintes inhérentes à l’organisation du travail. Mais nous savons au moins que l’esprit du capitalisme détient une influence non-négligeable sur les chefs d’entreprises et qu’il est possible que depuis la date de l’étude d’avantage d’entre eux aient été convaincus par ces « justifications ». Toutefois, pour comprendre dans quelle mesure cet esprit pénètre les organisations aujourd’hui, il ne faudrait pas se limiter à une comparaison binaire entre son idéal à prétention totalisante et une analyse « pointilliste » des pratiques au travail. Comme l’indique V. Boussard, sans tenir compte d’un niveau intermédiaire qui assurerait le passage entre le monde idéel des prescriptions managériales et leur mise en œuvre dans les faits, il serait difficile de comprendre le succès de cette idéologie. Son expansion dépendrait aussi de la capacité de ces experts en management, consultants, universitaires professeurs de gestion ou gestionnaires, à défendre leurs territoires professionnels, à institutionnaliser ainsi qu’à vendre les innovations managériales aux entreprises [8].
Le rôle limité attribué à la critique
Il existe un autre point beaucoup plus contestable dans l’ouvrage que nous aimerions préciser : celui des rapports qu’entretiennent le capitalisme et ses critiques. Rappelons-le, les deux sociologues lui attribuent une double faiblesse. Le premier est que du fait de sa moindre mobilité – liée au temps de réaction nécessaire à l’analyse des transformations du capitalisme et à la formulation d’une réplique cohérente -, la critique formulerait des réponses inappropriées car décalées. Seconde faiblesse d’une autre nature, la critique fournirait finalement les armes au capitalisme qui se réapproprierait les arguments qu’elle fourbirait à son encontre pour intensifier le processus d’accumulation sous couvert de satisfaire à ses exigences. L’exposé successif de ce double rapport fait naître un trouble au lecteur qu’on peut expliquer en trois étapes.
Premièrement, quoi que disent les deux auteurs sur leur volonté de réarmer la critique, si celle-ci est de toute façon vouée à alimenter et régénérer le système capitaliste, alors leur ouvrage sera lui aussi tôt ou tard récupéré et instrumenté pour museler leurs propres propositions critiques voire, déboucher sur des innovations profitables. Il semble donc parfaitement contradictoire de prétendre d’une part, réarmer la critique et d’autre part, affirmer que son destin est d’être mis au service du capitalisme à moins bien sûr d’être un fervent partisan du capitalisme (ce qui serait, dans le cas de L. Boltanski et d’È. Chiapello, relativement absurde). Secondement, d’un point de vue logique, il apparaît que ces deux faiblesses de la critique sont inconciliables. Comment la critique pourrait, en effet, être simultanément toujours en retard (première faiblesse) et en prise contemporaine avec le capitalisme au point de lui servir de tremplin pour ses transformations (deuxième faiblesse) ? Quelle place est par ailleurs donnée aux compromis qui sont fait avec la critique lors des changements organisationnels ? Ne peut-on pas aussi concevoir que la critique peut peser sur la trajectoire finalement retenue même si celle-ci n’a pas encore bien catégorisé les configurations idéologiques contre lesquelles elle essaye de se défendre ? Troisième remarque enfin, au niveau empirique, les auteurs ignorent les exemples où la critique n’est pas seulement en retard sur les évolutions du capitalisme. Elle peut temporairement, marquer un coup d’arrêt au capitalisme et subvertit le processus d’accumulation du capital. Une dimension de mai soixante-huit trop rapidement mise à l’index dans l’ouvrage qui aurait demandé une discussion plus large. Elle peut également tenter d’anticiper sur les évolutions du capitalisme. S’agissant de trouver des candidats à l’écriture de dystopie, le dix-neuvième et le vingtième siècle en regorge ; à commencer par K. Marx lui-même. Sa loi sur la baisse tendancielle du taux de profit, qui, rappelons-le sommairement, prétendait démontrer que le capitalisme ne pouvait survivre sans générer des crises de manière régulière en raison du remplacement de la main d’œuvre – pourtant seule créatrice de plus-value – par les innovations technologiques, n’était-elle pas d’abord une tentative de prévision à portée critique sur les évolutions d’un système incapable de se maintenir sans engendrer des désastres sociaux et économiques ? [9]. On trouvera d’ailleurs chez l’écrivain J. London une vulgarisation de cette thèse prophétique dans son roman Le talon de fer dans lequel il tentera d’imaginer les conditions pratiques de la révolution socialiste [10]. Que penser par ailleurs d’un autre roman, beaucoup plus célèbre de G. Orwell, 1984, à l’heure où certains sociologues du travail tentent d’analyser comment, dans une perspective foucaldienne, « l’idéologie de la transparence » est un moyen de répondre à l’obsession de la surveillance des salariés [11] ? Les anticipations à portée critique peuvent aussi être utilisées par des mouvements politiques. L’exemple paroxystique en est le parti pour la décroissance qui a opté pour justification principale à son vaste programme politique le fait qu’une catastrophe humanitaire majeure se produirait si le capitalisme et son modèle de production-consommation effrénée venait à s’étendre à l’ensemble des pays du globe [12].
Une nouvelle théorie de l’exploitation qui ignore son fondement
La dernière critique que nous aimerions proposer s’adresse à la théorie de l’exploitation connexionniste que les deux auteurs ont explicitement souhaité construire à partir du schéma marxiste. Il ne s’agira pas ici de défendre la supériorité de la théorie de K. Marx sur celle de L. Boltanski et È. Chiapello : nous savons aujourd’hui que la théorie de l’exploitation de la force de travail a elle aussi ses limites, notamment parce que sa valeur n’est, en définitive, aucunement déterminée dans le Capital [13]. Nous voudrions en revanche montrer que les deux sociologues ont mésinterprété la théorie de K. Marx au point de défendre une conception de l’exploitation connexionniste qui n’en est plus réellement une, mais tout bonnement ce qu’on pourrait interpréter comme étant du vol (bien qu’il se garde d’employer ce terme). En effet, nous avons vu que, pour ces deux auteurs, l’exploitation « concerne la rémunération des contributions à la formation du profit. De ce fait : « Dénoncer l’exploitation signifie que certaines contributions n’ont pas été rémunérées au niveau de leur apport » (p. 490). L’exploitation existe lorsque certains ne sont pas rémunérés justement. Quelque chose leur est due qui leur a été retiré, ce qui est peu ou prou assimilable à un vol. Pour K. Marx au contraire, l’exploitation n’est pas du vol, elle ne réside pas spécifiquement dans le fait que le salarié n’est pas rémunéré justement : elle est avant tout un processus qui permet d’abord d’obtenir des gains préalablement à leurs redistributions entre la classe dominante et la classe dominée. Elle suppose le caractère du sujet juridique du salarié qui stipule, comme on sait, que ce dernier doit vendre sa force de travail (et non sa personne ou le produit de son travail), c’est-à-dire ses capacités (ou potentialités) physiques et intellectuelles, dans un lieu et un temps déterminés qui est celui du travail. Or, comme cette marchandise particulière dont la propriété est de produire du travail représente une valeur inférieure à rétribuer pour le capitaliste que celle qu’elle lui a rapporté, il peut en extraire une « survaleur » ou « plus-value » qui feront ses futurs profits, laissant ainsi apparaître qu’il y a eu exploitation [14].
Certes, K. Marx désire montrer avec cette théorie comment les capitalistes parviennent à s’enrichir en profitant de leurs travailleurs, mais cet enrichissement, qui n’est jamais seulement personnel, arrive, d’une part, parce que ces travailleurs sont soumis au régime juridique du salariat (ils doivent vendre leur force de travail) et, d’autre part, parce que les capitalistes sont « obligés » de retirer sur eux une plus-value sans laquelle le système capitaliste s’effondrerait, puisque les auteurs le disent eux-mêmes comme K. Marx : celui-ci fonctionne comme un processus sans fin et insatiable de production d’argent. Ceci signifie que même si les salariés parviennent à obtenir de meilleurs salaires, ils ne devraient logiquement jamais obtenir la juste valeur de leur contribution, auquel cas la plus-value disparaîtrait et le capitalisme avec elle. Il y donc, pour K. Marx, toujours exploitation, quoi qu’on y fasse, dès lors que nous vivons dans une société capitaliste. Réduire l’exploitation à un vol des gains de productivité des puissants sur la valeur qu’ont produit les salariés, c’est confondre chez le penseur du Capital le fondement même du capitalisme avec l’absence d’un dispositif moral voué à rééquilibrer la répartition de la plus-value de manière (plus) égalitaire. Ceci étant admis, le mode d’organisation rhizomatique est peut être parvenu à trouver un moyen plus efficace d’exploiter les salariés (ce qui resterait encore à prouver) en ayant suivi les évolutions de la pensée managériale et profité des progrès technologiques des transports et des moyens de communication.
Malgré ces quelques reproches, L. Boltanski et È. Chiappelo offrent une masse argumentative conséquente (notamment à la seconde partie de l’ouvrage sur l’ensemble des changements opérés dans le monde du travail) qui, à la suite de P. Bourdieu et de beaucoup d’autres, procèdent à un formidable dévoilement de la violence symbolique contenue dans les structures, qui dissimule des rapports de dominations arbitraires et (plus ou moins) invisibles. L’ouvrage est à conseiller à tous ceux qui souhaiteraient analyser et résister aux sirènes de la modernité et aux appels réitérés à la soumission au capitalisme.
Cléo Armand
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[1] K. Marx l’expliquait déjà dans son Capital (version allemande). La nature du capital serait celle d’un « sujet automate », c’est à dire ici d’un procédé d’auto-accroissement incessant qui n’aurait, au fond, de sens que pour lui-même et non, comme le dirait le courant marxiste hétérodoxe aujourd’hui, pour répondre véritablement à la satisfaction des besoins matériels.
[2] Précisons simplement que pour le sociologue H.L. Wilensky, l’émergence de l’État-Providence dans de nombreux pays européens entre 1940 et 1960 n’est pas que du seul fait d’une prise de conscience critique. Elle impliquait l’atteinte d’un niveau de richesse accumulée suffisant pour entreprendre des réformes de protection sociale répondant aux attentes de sécurité en cette période. Cf. Wilensky H.L., The Welfare State and equality : structural and idéological roots of public expenditure, Éd. University of California press, 1972.
[3] Il ne faudrait pas en conclure que la critique serait alors le seul moteur de transformation du capitalisme. L. Boltanksi et È. Chiapello nous avertissent que si elle peut jouer un rôle majeur elle en est loin d’être la seule : « La pression constante de la concurrence, l’observation angoissée des mouvements stratégiques qui s’opèrent sur leurs marchés sont un aiguillon puissant à la recherche incessante par les responsables d’entreprises de nouvelles façons de faire » (p.95).
[4] Selon Louis Chauvel, le problème serait d’une nature plus complexe : cette sélectivité à l’embauche ne serait pas liée à un trop grand nombre de diplômés – que l’on invoque souvent -, mais par le manque d’adéquation entre l’augmentation du niveau d’étude et la qualité des emplois proposés. Cf. Chauvel L., Le destin des générations, Structure sociale et cohortes en France au xxe siècle, Éd. Puf, 2010.
[5] Il est précisément indiqué dans le texte que « les immobiles sont exploités […] au sens où le rôle qu’ils jouent en tant que facteurs de production n’est pas reconnu comme il le mériterait et où leur contribution à la formation de la valeur ajoutée n’est pas rémunérée au niveau où elle devrait l’être pour que le partage puisse être dit équitable. » (p. 494). Il est surprenant de ce point de vue que les deux auteurs aient souhaité bâtir une théorie de l’exploitation suivant le schéma marxiste alors qu’ils font ici implicitement référence à la théorie néo-classique avec ses « facteurs de production » (le travail et le capital) qui apportent chacun une « contribution » à la valeur ajoutée.
[6] Les deux sociologues mentionneront pourtant qu’à une seule occasion en début d’ouvrage avoir voulu construire une authentique « dialectique du capitalisme et de ses critiques » (p.92)
[7] Dejours C., Travail, usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Éd Bayard, 2000, p.217.
[8] Boussard V., Sociologie de la gestion, Éd. Belin, 2008, pp. 225-234.
[9] Cette critique est en partie reprise aujourd’hui par deux des fondateurs de « la nouvelle critique de la valeur », mouvement de réflexion philosophique allemand (wertkritik). Voir Jappe A., Crédit à mort, Éd. Lignes, 2011 et Kurz R., Vie et mort du capitalisme, Éd. Lignes, 2011.
[10] London J., Le talon de fer, Éd. 10/18, 1973.
[11] Bessire D., « Aux racines des discours dominants sur la transparence », Actes des 10e journées d’histoire de la comptabilité et du management, 25 et 26 mars 2004.
[12] Harribey J.M., « Les théories de la décroissance : enjeux et limites », Cahiers français, Développement et environnement, no 337, mars-avril 2007, p. 20-26.
[13] C’est effectivement sous couvert d’une rhétorique subtile que Marx prétend déterminer la valeur de la force de travail, comme celle des autres marchandises par le temps nécessaire à sa production, c’est-à-dire aux coûts des moyens de subsistance nécessaire à son entretien qui n’est autre que son salaire. Sans rentrer dans les détails, précisons que Marx néglige par hypothèse la transformation du salaire en force de travail, c’est-à-dire la consommation. Il manque dans son argumentation une véritable analyse des conditions de la « production » de la force de travail dont on pourrait légitimement se demander si le salaire ne peut être dépensé par le travailleur que dans le but de l’entretenir (et pas simplement pour vivre) ou si cet entretien ne se fait que par le salaire et non également par le travail domestique qui était très répandu à l’époque de la rédaction du Capital. Cf. Lautier B., Tordjada R.., École, force de travail et salariat, Éd. Maspero, 1978.
[14] Marx K., Le Capital livre I, Éd. Champs Flammarion, (1865) 1985. pp.130-138.
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