21 février 2019
Quelques réflexions sur l’État
Remarques à la suite de la séance du séminaire ETAPE du 24 février 2017 sur la police
Par Charles Macdonald
Sur la suggestion de Philippe Corcuff, après la séance sur l’État et la police –à partir du texte de Fabien Jobard et de la discussion qui a suivi—je fais part de quelques remarques. Celles-ci n’ont, je pense, rien de vraiment original mais offrent un cadre de réflexion peut-être utile aux discussions de notre groupe.
L’État : deux phénomènes
Tout d’abord, l’État. Á mon sens, l’État recouvre deux phénomènes qu’on a parfois du mal à séparer.
D’une part, l’État est quelque chose de tout à fait réel et concret, un ensemble d’institutions, de corps, d’organisations qui règlent la vie des membres de la société dans presque tous les aspects de leur existence et de leurs activités. Ces institutions, corps, etc. opèrent sur la base de textes écrits (constitution, lois, réglementations, codes, décrets). Tout cela, ces institutions avec leur personnel, leur hiérarchie, leur bureaucratie, leurs codes, sont des choses réelles, matérielles, concrètes. L’État est aussi une machine compliquée qui n’a pas un seul mais plusieurs centres de décision souvent en contradiction entre eux.
D’autre part, l’ensemble de ce dispositif, dans toutes ses parties, suppose un principe de souveraineté. Celle-ci est un phénomène de représentation, c’est une réalité mentale, abstraite, une fiction, un imaginaire. Mais cette fiction est douée d’un pouvoir psychologiquement contraignant qui ne réside pas dans la force exercée par l’appareil concret de l’État, mais dans l’intériorisation par les agents de sa nécessité, de sa force morale et hégémonique. Elle domine l’intériorité des acteurs. C’est une force morale agissante qui détermine leurs actions. Elle permet leur obéissance.
Ainsi en va-t-il, par exemple, de la justice et du droit. L’État concret a un ministère de la justice, un Garde des Sceaux, des tribunaux, des juges, une bureaucratie, des codes (civil, pénal, du travail, etc.). Tout cela est réel et concret, matériel, s’appuie sur la force physique, est acté par des personnes concrètes et par des statuts définis dans les textes (lois, codes, règles, décrets). Mais tout cela ne peut exister sans une définition du juste et de l’injuste, du légitime et de l’illégitime, de ce qui est permis et de ce qui est interdit, de ce qui doit être puni et comment. Le juste, le droit, le permis, le légitime – et leurs contraires – à quoi renvoient toutes ces définitions écrites et tout l’appareil qui en effectue l’application, renvoient à leur tour à autre chose qu’eux-mêmes, à une idée du Juste ultime et du Droit ultime qui sont des représentations de « réalités » transcendantes (c’est-à-dire abstraites, éternelles, universelles, extérieures aux consciences individuelles et douées d’un pouvoir de contrainte dans les consciences). Le juste et l’injuste sont définis par ceux qui, au parlement, au Conseil d’État, dans les ministères et les cours de justice ont la légitimité pour le faire et cette légitimité est celle dont l’État est le seul dispensateur. Le ministère de la justice est donc le représentant sur terre de la Justice. C’est une entité concrète qui réalise une abstraction pure. L’État est ainsi le représentant sur terre de la transcendance. Il est souverain.
Double fiction, double aliénation
Si le ministère de la justice est le représentant sur terre de la Justice (abstraite, transcendante, divine) telle que définie par l’État et ses instances, de quoi l’État est-il le représentant ? Il renvoie à quoi exactement ? D’où vient sa souveraineté ? On ne sait pas au juste. Je trouve personnellement cette situation assez comique. Prenez les candidats à la présidentielle. Quel dieu invoquent-ils ? Les uns la République, les autres le Peuple, d’autres la Nation, la Patrie, la France, d’autres encore la Démocratie, la Communauté Nationale, les Citoyens. Ce sont des notions abstraites, non exactement définissables, ou alors des entités collectives floues. Leur problème est celui de la souveraineté et de ce qui la fonde. Ils veulent un ordre mais qu’est-ce qui fonde cet ordre et le légitime ? La souveraineté de l’État est-elle fondée sur le Peuple, la Démocratie, la République, la Nation, les Citoyens, tout cela à la fois ou un peu de chaque ? Impossible de le savoir parce que, dans ce jeu de miroirs en abîme, on n’arrive jamais à faire correspondre une réalité concrète (les agents concrets de la société, leurs activités, leur existence de personnes vivantes, leurs intérêts, leurs besoins particuliers) avec la fiction hégémonique de l’abstraction étatique. Nos politiciens s’épuisent dans cet exercice de pure quadrature du cercle. Que la réalité concrète de la société et que la souveraineté transcendante de l’État puissent coïncider exactement est le vœu le plus cher de tous les gouvernants. Mais c’est une duperie.
Cette supercherie s’accompagne d’une autre qui lui est organiquement et logiquement liée. Celle de la personne et du citoyen. Les agents de la société sont d’abord des personnes concrètes, singulières, irréductibles les unes aux autres, douées d’autonomie, souveraines en elles-mêmes. Pour qu’une souveraineté extérieure, transcendante, puisse s’appliquer aux personnes autonomes (qui ne relèvent pas d’un droit extérieur à elles-mêmes mais qui sont souveraines en elles-mêmes et pour elles-mêmes) il faut que ces personnes soient définies comme des entités abstraites, substituables les unes aux autres, non autonomes, soumises aux valeurs transcendantes qui légitiment l’État. Il faut faire abstraction des personnes et les remplacer par des citoyens. Il faut que la personne perde sa souveraineté et soit réduite au statut d’agent soumis à une souveraineté extérieure à elle-même. La souveraineté de l’État ne peut s’exercer complètement et absolument que sur la fiction du citoyen. La transformation de la personne en citoyen est la condition nécessaire pour que puisse s’appliquer la souveraineté transcendante (abstraite, fictive, représentationnelle) de l’État. La réduction de la personne autonome en un sujet abstrait hétéronome est la condition d’aliénation dans laquelle nous vivons. Ainsi, par exemple, la personne concrète peut vouloir se faire justice, mais le citoyen ne peut pas le faire, n’est pas autorisé à le vouloir. Le juge, le tribunal, le policier font justice à sa place, en son nom de citoyen abstrait.
Il y a donc une double fiction : la souveraineté transcendante de l’État et la réduction de la personne au statut de citoyen, et parallèlement une double réalité : l’appareil concret de l’État et la réalité existentielle de la personne vivante et des collectifs de personnes. Les agents sociaux sont ainsi doublement aliénés (« aliéné = fait autre que soi ») dans leur identité et dans leur action. Mais tout cela se passe dans une sorte de brouillard conceptuel. Parce que l’État est aussi une chose concrète, que chacun est aussi citoyen, on en arrive à croire que l’abstraction de l’État et du citoyen sont aussi des choses concrètes, bien réelles, incontestables, fondées en vérité, justes, indispensables. Parce que la justice d’État peut aussi être conforme à un sens concret de la justice (quand elle punit un crime odieux par exemple), on arrive à croire que l’État est effectivement détenteur de la justice et qu’il agit en fonction d’une démarche automatiquement souhaitable et rationnelle. On parle de contrat social. Mais ceux qui sont liés par ce soi-disant contrat (qu’ils n’ont pas signé, mais qui a été promulgué et signé par d’autres) ne sont pas des personnes mais des agents abstraits.
La police et l’État
La police, quant à elle, est d’abord un élément tout à fait concret et réel de l’appareil de l’État. Elle est formée de corps armés qui obéissent aux ordres de la justice et de l’exécutif. C’est, notons-le, une institution qui fait usage de la force, de la violence physique. La police n’est en rien différente de l’armée dans son principe. La police est l’armée qui défend l’État (les citoyens, le droit, la collectivité, etc.) contre l’ennemi intérieur, l’armée est la police qui le défend contre l’ennemi extérieur. Qu’un corps armé puisse être l’un ou l’autre, la preuve en est apportée par le statut de la gendarmerie, par exemple, dépendant à un moment du ministère des armées et à un autre du ministère de l’intérieur. Le policier quant à lui est tout à la fois un agent de l’appareil concret de l’État et un représentant de l’ordre transcendant (de la justice, dans un cas, de la Nation dans un autre). Il n’est pas différent en cela du magistrat ou du juge. Il représente l’État dans sa personne, mais il représente aussi et de façon prédominante l’appareil concret de l’État dans son action physique – la force armée – sur les citoyens.
En résumé, je ne vois aucune difficulté à lier la police à l’État en tant que celui-ci est un appareil concret et que celle-là en est un simple organe, un rouage de la machine. Mais derrière la police, l’État, le Citoyen, il y a une fiction qui justifie, autorise, permet et valide leur existence d’agents abstraits. Cette fiction à laquelle on croit, à laquelle on attribue une réalité et une force contraignante est un piège, une arnaque idéologique. L’État a besoin de citoyens obéissants, d’agents soumis par définition. Le paradoxe est que, lorsque le citoyen se substitue à la personne, il est dans une position de soumis et accepte sa condition de soumis. Ce n’est pas du tout de la violence symbolique, c’est de l’inertie symbolique. Ce qui est violent, c’est le refus de l’ordre.
Et l’anarchiste ?
Ainsi, pour moi, l’anarchiste, le libertaire, est quelqu’un qui refuse la transcendance, qui conteste l’ordre, qui revendique son autonomie, qui ne se pense pas comme citoyen soumis à l’État, mais comme une personne singulière, un agent lié à d’autres par la solidarité, par l’interaction, par l’entraide, par les liens de personne à personne, qui se pense comme un agent mutualiste qui dépend du bien commun et qui agit pour le bien commun, et non pour des fictions transcendantistes qui le néantisent, qui lui dénient la faculté de se déterminer, de choisir son destin. L’anarchisme vise à remplacer l’État par la communauté vivante des personnes.
Charles Macdonald est anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est notamment l’auteur de L’ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie (Paris, Editions Petra, 2018, https://www.editionspetra.fr/livres/lordre-contre-lharmonie-anthropologie-de-lanarchie). Il a participé au livre collectif Anarchic Solidarity. Autonomy, Equality, and Fellowship in Southern Asia, Thomas Gibson and Kenneth Sillander (eds.), New Haven, Yale University Southeast Asia Studies, 2011 (voir http://cseas.yale.edu/anarchic-solidarity).
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