9 décembre 2019
Retraites : individualisme solidaire contre individualisation néolibérale
Par Philippe Corcuff
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Nous reproduisons ci-après deux récentes contributions de notre camarade Philippe Corcuff, membre du collectif éditorial de Grand Angle, sur la question des retraites au cœur du mouvement social de décembre 2019.
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Retraites : Président des riches, pas Président des individus !
Publié initialement sur Mediapart, 4 décembre 2919, https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/041219/retraites-president-des-riches-pas-president-des-individus
Il faut bien combattre à partir de la grève du 5 décembre 2019 la macronisation des retraites, mais les gauches se fourvoient en promouvant la solidarité contre l’individualisme, et pas avec les individualités…
La contre-réforme des retraites inspirée par les évidences du néolibéralisme économique à Emmanuel Macron est bien injuste, mais injuste pour les individus et pour le commun, c’est-à-dire en regard de l’horizon moderne d’une émancipation individuelle et collective ayant émergé au XVIIIe siècle.
31 responsables de gauche pour la langue de bois collectiviste
Il a pourtant fallu pas moins de 31 responsables (Clémentine Autain, Guillaume Balas, Olivier Besancenot, Eric Coquerel, Alain Coulombel, Pierre Dharreville, Gérard Filoche, Philippe Poutou, Sandra Regol, François Ruffin, Danielle Simonnet…), de 13 organisations de la gauche et de l’écologie politique, institutionnelles et extra-institutionnelles, récusant l’enlisement social-libéral pour accoucher d’un appel intitulé « Retraites : contre l’individualisme, nous choisissons la solidarité » (Liberation.fr, 25 novembre 2019, https://www.liberation.fr/debats/2019/11/25/retraites-contre-l-individualisme-nous-choisissons-la-solidarite_1764953) ! « Individualisme », « individualisés » et « individu » sont mis du côté gouvernemental et néolibéral, en étant opposés à « la solidarité » et au « bien commun », associés à la gauche. Bref, selon le vieux logiciel collectiviste qui a tendu à s’imposer à gauche en France après la Première guerre mondiale : à droite et au capitalisme l’individu et à gauche le collectif ! On a là une double faillite de gauches en perdition intellectuelle : par perte de mémoire et par incapacité à se coltiner les défis des sociétés individualistes contemporaines pour relancer un projet d’émancipation sociale post-capitaliste.
Individualités et question sociale : Marx, Jaurès, Pouget oubliés
Perte de mémoire ? Nombre de courants historiques de la gauche aux XIXe et début du XXe siècles, se situant dans le sillage critique de la Révolution française, ont mis en cause le poids des dérèglements marchands sur des individualités fabriquées par des liens sociaux, dans la perspective de leur émancipation dans un cadre collectif radicalement transformé.
Dans ses Manuscrits de 1844, c’est l’émancipation de l’ensemble des sens et des capacités personnelles que Karl Marx a en tête : « chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité » (1). Or, cela appelle une révolution sociale. Car, avec le capitalisme, « à la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir » (2). Dans le même texte, Marx n’est pas tendre, non plus, avec ce qu’il qualifie de « communisme vulgaire », « niant partout la personnalité de l’homme », sa singularité individuelle, en s’efforçant de « tout ramener à un même niveau » (3).
Pour le socialiste républicain Jean Jaurès dans un article de 1898, « Socialisme et liberté », « le socialisme est l’individualisme logique et complet. Il continue, en l’agrandissant l’individualisme révolutionnaire » de la Révolution française (4). Mais cet individualisme est adossé à l’avènement de « la propriété sociale » des moyens de production (5).
Émile Pouget, militant anarchiste et responsable de la CGT syndicaliste révolutionnaire, promeut dans une célèbre brochure syndicale en 1910, L’action directe, « l’exaltation de l’individualité » dans « la lutte des classes », car « l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité, qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente » (6).
Oublieuses de cet héritage, les gauches actuelles apparaissent enfermées dans une langue de bois qui ripe sur les individus individualisés d’aujourd’hui. Elles préfèrent le fantasme d’une communauté perdue non troublée par les individus qu’une alliance de l’individualité et de la solidarité pas même envisagée comme possibilité. Les 31 de l’appel du 25 novembre n’expriment-ils pas alors la déconfiture d’une « gauche vulgaire », analogue à celle critiquée par Marx hier ?
Retraite par points et suppression des régimes spéciaux : le Président des riches contre les individus
Pourtant, la retraite par points du projet gouvernemental affaiblit les individus face aux inégalités existantes (dans le parcours professionnel, le rapport à la précarité et au chômage, les inégalités de genre…) en les isolant les uns des autres. Et elle rend plus incertain et hasardeux, ce que chacun touchera au moment de sa retraite. Un système fondé sur la solidarité comme le dispositif existant, bien sûr améliorable, préserve davantage les individus des aléas de la vie par son cadre solidaire justement. Dans la vision néolibérale d’un individualisme concurrentiel, l’autonomie de chacun est supposée fictivement donnée au départ, alors qu’en fait cette autonomie a besoin de « supports sociaux » (sécurité sociale, assurance chômage, régime de retraite…), selon l’expression du sociologue Robert Castel (7), pour être étayée et pouvoir se développer. Il en va du déploiement de nouvelles zones d’autonomie et de créativité personnelles au moment de la retraite et d’une plus grande prévisibilité dans la construction de son autonomie personnelle au cours de son activité professionnelle. Bref de quelque chose comme un individualisme solidaire (8) !
Quant à la suppression programmée des régimes spéciaux, elle consiste à déshabiller Pierre pour déshabiller un peu moins Paul, plutôt d’universaliser par le haut. Ce qui supposerait de toucher à la répartition des richesses, possibilité hors de l’horizon mental d’un Président des riches, qui n’est en rien le Président des individus !
Avec de telles gauches à bout de souffle, incapables de penser l’alliance des individus et du commun, Emmanuel Macron peut préparer sans guère de crainte un face-à-face périlleux en 2022 avec l’extrême droite qui nous rapprocherait du précipice.
Notes :
(1) Karl Marx, Manuscrits de 1844, dans Œuvres II, édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p.83.
(2) Ibid.
(3) Ibid., p. 77.
(4) Jean Jaurès, « Socialisme et liberté » (1e éd. : 1898), dans Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Paris, Omnibus, 2006, p. 346.
(5) Ibid., pp. 332-334.
(6) Émile Pouget, L’action directe (1e éd. : 1910), Marseille, Le Flibustier, 2009, pp. 21, 26 et 22 ; sur internet : https://cras31.info/IMG/pdf/pouget_action_directe.pdf ; cette édition avance 1904 pour la date originelle de publication de la brochure, mais « le Maitron », ou Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social, qui indique 1910 (http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article155495) constitue une source plus fiable.
(7) Robert Castel, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, en collaboration avec Claudine Haroche, Paris, Fayard, 2001 (réédition en format poche, Hachette, collection « Pluriel », 2005).
(8) Sur la notion d’individualisme solidaire, voir Philippe Corcuff, Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, Paris, Editions du Monde libertaire, 2015.
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Je solidaire pour les retraites
Publié initialement dans L’Humanité, 9 décembre 2019
Le néolibéralisme macronien prétend parler au nom des individus pour défaire les solidarités. Il atomise plutôt les individus et les épuise. La retraite sera moins un terrain de bricolage de soi dans une diversité d’activités. Pourtant trop de figures de gauche ratifient les prétentions erronées de Macron quant aux individus. Á gauche le collectif, à droite l’individu ? Non, car notre autonomie, notre créativité et nos attentes de reconnaissance personnelle ont besoin de l’aliment de la solidarité. Contre l’individualisation néolibérale, nouer les individualités et le commun est possible. Un des enjeux cruciaux des mouvements sociaux et des gauches au XXIe siècle est d’inventer un individualisme solidaire et écologiste ajusté aux sociétés contemporaines.
Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à Sciences Po Lyon, militant de la Fédération Anarchiste
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