14 novembre 2014
Sur l’usage de la liberté négative
Autodidacte en philosophie et militant en anarchisme
Rapport « compréhensif » d’un texte de Ruwen Ogien en vue du séminaire ETAPE
Par Guy Lagrange
– Novembre 2014 –
Je dois commencer par dire que ma connaissance en philosophie est purement autodidacte. Ça a l’avantage d’être un plaisir individuel ; ça peut aussi avoir l’inconvénient de parasiter une discussion pour cause de lacunes forcément incontrôlées.
Ce que j’apprécie dans le livre de Ruwen Ogien (L’Etat nous rend-il meilleurs ?), c’est qu’en empruntant des chemins qui ne font aucune référence aux auteurs anarchistes, il parvient à des affirmations qui sont très proches voire tout à fait similaires à nombre d’entres eux. Bien sûr, il ne s’adresse pas particulièrement aux militants, au contraire, il propose un raisonnement audible par un public non militant. Que l’on puisse parvenir à des affirmations libertaires par d’autres chemins que les références habituelles aux microcosmes politiques est forcément une bonne nouvelle. Je crois même avoir compris que c’est un constat a priori apprécié dans le cadre du séminaire ETAPE.
En l’occurrence, je pense à des auteurs que l’on étiquette couramment comme « individualistes » dans le mouvement anarchiste. Evidemment, je parle ici plutôt des individualistes qui proposent une analyse radicale de la société que de ceux qui promeuvent surtout les explosifs ou la « reprise individuelle ». Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, des anarchistes énoncent une critique radicale de la société et surtout de l’Etat fondée sur une idée forte : la liberté individuelle, qui est la revendication fondatrice de tous leurs actes.
Je pourrais citer ici nombre de textes où l’on retrouve cette démarche logique de mise en avant de l’individu vis-à-vis du monde extérieur. Je crois que la plupart de ces auteurs ont pour référence – explicite ou non – L’Unique et sa propriété de Stirner. Par exemple Alexandra David-Néel (plus connue pour ses récits de voyage que pour ses écrits libertaires) commence son texte Pour la vie par : « L’obéissance, c’est la mort. Chaque instant dans lequel l’homme se soumet à une volonté étrangère est un instant retranché de sa vie », plus loin elle ajoute « L’obéissance a deux phases distinctes : 1) on obéit parce que l’on ne peut pas faire autrement ; 2) on obéit parce que l’on croit que l’on doit obéir ». Sur ce dernier élément, on peut aussi songer à La Boétie qui fut effectivement une lecture pour nombre d’individualistes. Et elle conclut son introduction par : « Que chacun suive en tout, partout et toujours l’impulsion de sa nature bornée ou géniale, quelle qu’elle soit. Alors, seulement, l’homme saura ce que c’est que vivre, au lieu de mépriser la vie sans l’avoir jamais vécue »
Ne nous arrêtons pas aux écrits : Thoreau, lui aussi souvent cité parmi les individualistes anarchistes n’a pas seulement écrit Civil disobedience (1849), il est connu pour avoir refusé de payer ses impôts arguant en l’occurrence qu’il ne pouvait être solidaire d’un Etat qui admettait l’esclavage et faisait la guerre au Mexique.
Je vais évoquer maintenant quelques uns des éléments de la discussion proposée par Ruwen Ogien dans son texte qui selon moi sont intéressants dans une optique émancipatrice. De fait, l’individu semble prioritaire dans la démarche énoncée.
Eloge de la liberté négative
Le pouvoir ne se limite pas au gouvernement de l’Etat. Il est aussi dans nos relations avec notre entourage. La revendication de liberté peut s’exercer partout, pour autant que l’individu est partout confronté à des micropouvoirs. Seule la liberté négative a une force d’émancipation. Elle offre un droit à désobéir. Evidemment, c’est un exercice que nous pratiquons tous plus ou moins. Mais en réalité nous sommes confrontés à des obstacles qui sont aussi en nous-mêmes : en particulier parce que nous avons reçu une éducation qui nous a appris à obéir. La liberté n’est-elle pas entière quand on peut exercer un droit de retrait à tout moment et à tout propos, chacun assumant ses divergences.
Ruwen Ogien juge inutile de considérer que l’obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté. Je vois là une idée forte que je reconnais aussi chez les anarchistes individualistes. En effet, une loi qui serait consensuelle ou qui n’apporterait pas de contrainte n’aurait pas de raison d’être. Les contraintes, elles, s’adressent à tous et sont effectivement ressenties comme des contraintes par ceux qui les subissent. Quand une loi autorise quelque chose, c’est généralement pour amender une loi qui interdisait jusqu’alors. En outre, nous savons tous qu’il y a en France une inflation législative qui bien souvent sert essentiellement à ce que l’auteur de la loi ait sa petite fierté personnelle. Tout un appareillage est en place qui n’est pas fondé sur l’altruisme mais sur la contrainte. Les anarchistes ajouteront tout de même que la question n’est pas strictement philosophique : elle a une dominante économique. Le droit du plus fort trouve l’habillage argumentaire qui lui paraît le mieux convenir pour faire accepter ses volontés.
Si la liberté négative n’inclut pas la maîtrise de soi, elle concerne les personnes hors normes. Nous sommes tous plus ou moins névrosés et nous nous supportons tant bien que mal : nous sommes dans la norme. Nos sociétés occidentales contemporaines excluent les malades mentaux, c’est-à-dire tous ceux qui sont jugés comme étant au-delà de la frontière de la normalité. Si la liberté négative leur donne les mêmes droits qu’au reste des êtres humains, on peut imaginer que si elle est massivement pratiquée, alors l’institution disciplinaire n’a plus alors aucun rôle, y compris de manière marginale. Des expériences ont été tentées dans ce domaine et certaines sont toujours vivantes : elles montrent l’intérêt d’aller à contre-courant.
Critique de la liberté positive
De fait, la liberté positive est la conception dominante dans la société. Si la liberté implique que nous sommes maîtres de nous-mêmes, cela ne revient-il pas à dire que nous sommes libres une fois que le policier et l’avocat général ont squatter nos cerveaux (quelles que soient les lois) ? A l’évidence, il y a là un paradoxe. En même temps, la notion de « pente fatale » de la liberté positive signalée par Isaiah Berlin, laquelle mènerait vers la tyrannie est fort convaincante. Je soupçonne un lien avec une certaine « loi du moindre effort », dans le sens où Camus emploie le mot « commode » dans la « lettre à un ami allemand » : « Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode […] qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands ». On est bien sûr là dans une situation extrême, mais non excentrique quand on considère qu’une dictature moderne n’est pas forcément autre chose qu’une démocratie qui dérive.
La morale est un facteur d’oppression collectif. Nous le savons tous. Les religions font leur possible pour en constituer les fondements. Ce sont évidemment des entraves à la liberté individuelle et le plus grave est bien le fait que les préceptes dictés sont censés être valables pour tous sans exception. En France, les lois sont toujours influencées par l’Eglise. On le voit actuellement avec la discussion d’une loi prétendant abolir la prostitution : il est visible que la morale est présente dans le texte. Bien sûr il y a des situations d’esclavage massif indéfendables, mais pas seulement. Or le texte ignore l’existence de celles et ceux qui ont choisi le travail sexuel, pour des raisons qui les regardent. Ainsi, la morale s’impose à tous, elle est sans nuance, elle dicte des comportements, des opinions, chacun doit la subir, prétendument pour le bien de tous. Il me semble alors que la contestation de la liberté positive est au sujet de la morale tout à fait similaire à celle que font les anarchistes.
Etre libre n’est pas seulement avoir un maître paresseux ou négligent, voire bienveillant : naturellement, il manque une garantie de non évolution du maître vers une attitude plus offensive, y compris bien sûr sous couvert de bonnes intentions. Là aussi chacun d’entre nous peut prendre de multiples exemples : les mœurs sont sous contrôle au nom de traditions (comme si les traditions étaient forcément mortes, incapables d’évoluer), etc. Cela nous amène à ce qui me paraît constituer le principal problème posé par la liberté positive : l’acceptation de la contrainte au nom de l’intérêt commun voire même de l’intérêt de l’individu lui-même alors supposé incapable d’en avoir conscience. Nous serions donc libres malgré nous… Cette contrainte est alors une sorte d’entonnoir dans lequel le pouvoir politique peut incorporer tout ce qu’il veut au nom de la liberté et en conséquence s’y trouvent aussi nombre de couleuvres. On reconnaît bien là ce que l’on peut subir quotidiennement à divers propos. Vigipirate nous rend libre puisqu’il nous fait évolué dans un « espace sécurisé » ; la vidéosurveillance n’existe plus, c’est désormais de la « vidéoprotection », etc. La communication est là pour nous faire croire que la contrainte est notre liberté, tout comme Big brother disait « la guerre c’est la paix ». Sur ce point la critique de la liberté positive est très forte, Ruwen Ogien en fait une critique du paternalisme. Les anarchistes y voient un droit divin, c’est-à-dire sans fondement. Les termes employés sont différents ; les positions me semblent proches.
Si je reviens à la comparaison avec les individualistes anarchistes, je dois dire cependant que l’usage que je fais de leurs écrits n’est pas une référence primordiale, il est plutôt de les considérer comme un indispensable garde-fou. Je trouve leurs objections rafraichissantes par leur radicalité et leur logique ; elles sont aptes à entraver utilement des tsunamis de clichés, d’où qu’ils viennent. Mais au-delà ?
Quelques questions pour finir :
La liberté négative permet-elle d’aller au-delà d’un aménagement de la bonne conscience individuelle ? Concrètement, l’individu n’est-il pas limité à gérer ses désirs dans un contexte sur lequel il n’exerce pas d’influence ? Ou bien faut-il considérer qu’il y a une « main invisible » de la liberté négative qui en fait une force collective dans la société ?
Le distinguo entre liberté négative et liberté positive est-il toujours opérant ? En tant que militant anarchiste, je ne pourrai pas me situer définitivement dans un camp ou dans l’autre. Les anarchistes individualistes seront du côté de la liberté négative. Ceux qui veulent aller au-delà et travaillent à transformer la société ne peuvent que pencher vers la liberté positive. Particulièrement dans le contexte d’un « autre monde » : il est peut crédible qu’une société sans Etat s’installe spontanément sauf à attendre (combien de temps ?) que le vieux monde tombe en ruines. Ne faudrait-il pas entendre que les partisans de la liberté négative et ceux de la liberté positive ont besoin les uns des autres pour parvenir un jour à un résultat intéressant ?
Pour finir une autre question aussi ample que rapide : l’évolution constatée par les sociologues contemporains du rôle de l’individu, en tous cas dans les sociétés occidentales, ne peut-elle pas donner un auditoire nouveau à l’idée de liberté négative ?
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