28 mars 2023
Thèses sur l’anarcho-subjectivisme : pour un champ de luttes de défense des subjectivités
Par Irène Pereira
Ce texte s’appuie sur les idées suivantes : a) la subjectivité est le fondement de l’anarchisme ; b) les subjectivités subissent des attaques sans précédent dans l’histoire du fait du technocapitalisme ; et c) les luttes pour la défense des subjectivités constituent un champ à construire.
1. L’intériorité subjective comme ultime rempart face aux pouvoirs tyranniques
Depuis l’Antiquité, avec le stoïcisme, l’intériorité a été conçue comme un espace ultime de refuge contre le pouvoir tyrannique.
Ainsi, l’esclave philosophe Epictète écrit : « Tout d’abord le tyran dit : « Je suis plus puissant que tous les autres. » […] Tu es le maître de ma carcasse ; prends-la. — Ce n’est donc pas moi qui suis l’objet de tes soins lorsque tu m’approches ? — Non ; mais moi-même. Et si tu veux me faire dire que tu l’es aussi, entends-moi bien : tu l’es comme le serait une cruche. » (Les Entretiens d’Epictète, Livre I, chapitre 19)
C’est au prix d’exercices de soi, comme l’a souligné Pierre Hadot, que la subjectivité pouvait être transformée en « citadelle intérieure » par les stoïciens1.
Cet usage de la subjectivité, comme « citadelle intérieure » face à un pouvoir arbitraire, on le retrouve, par exemple, dans les récits de personnes prisonnières et/ou victimes de torture.
2. La subjectivité comme fondement de l’anarchisme
L’anarchiste individualiste Han Ryner (1861-1938), dans son Petit manuel individualiste (1905) avait souligné les liens qu’il pouvait y avoir entre la liberté intérieure théorisée par les stoïciens et sa conception de l’anarchisme individualisme :
« Pourquoi aimez-vous Epictète ? Le stoïcien Epictète supporta courageusement la pauvreté et l’esclavage. Il fut parfaitement heureux dans les situations les plus pénibles aux hommes ordinaires. »
Néanmoins, l’idée de fonder l’anarchisme sur l’individu tend à lui donner une base commune avec le libéralisme économique.
Or, on peut considérer que le fondement de l’anarchisme ne devrait pas être l’individu, mais la subjectivité, mais une subjectivité non pas monadique mais saisie dans le cours de relations sociales.
Ce qui caractériserait l’anarchisme par rapport à d’autres mouvements philosophiques et politiques, c’est la place et la valeur qui sont accordées à la subjectivité et à l’intériorité.
On peut également apporter un bémol à la référence au stoïcisme : c’est que c’est au prix d’une ascèse très particulière qu’est obtenue une subjectivité comme « citadelle intérieure ».
Or il est possible de se demander au contraire, si pour la personne ordinaire dans des circonstances ordinaires, il s’agit pour elle de devoir transformer son intériorité en « citadelle intérieure ».
3. La dégradation de la santé mentale des populations sous le technocapitalisme
Depuis plusieurs années, les études indiquent une dégradation de la santé mentale qui peut donc apparaître comme l’effet qu’exerce le technocapitalisme sur les subjectivités. L’une des dimensions où cette dégradation est la plus visible est le cas du travail. De plus en plus de salariés se déclarent au bord du « burn-out ».
Mais plus généralement, il existe d’autres facteurs qui agissent également sur la santé mentale des personnes : la multiplication des informations anxiogènes avec les nouvelles technologies (infobésité), l’éco-anxiété, l’accélération de la vie quotidienne…
Cette dégradation globale de la santé mentale touche plus particulièrement les personnes des groupes sociaux opprimés : les femmes, les personnes racisées, les personnes LGBTQ+, les personnes précarisées et en situation de pauvreté…
On peut d’ailleurs souligner concernant les femmes que le patriarcat a pour effet, par l’arme du viol, de s’attaquer à la subjectivité même des victimes. C’est ce qui a conduit au classement du viol comme crime de guerre aux effets reconnus comparables à la torture.
La réponse du technocapitalisme aux souffrances subjectives qu’il participe à produire se trouve dans une action sur les individus : thérapies cognitivo-comportementales, psychologie positive, médicaments psychotropes (antidépresseurs, somnifères, anxiolytiques…)
4. Le pouvoir instrumentarien technocapitaliste comme arraisonnement des subjectivités.
Plusieurs travaux, comme L’âge du capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff (Editions Zulma, 2020), décrivent le capitalisme algorithmique, comme impliquant un projet de prédiction des comportements par la captation des données personnelles.
On peut également souligner l’intérêt technocapitaliste et technopolitique depuis une dizaine d’années, entre autres, pour le neuromarketing et les nudges2.
Régulièrement, dans les médias, nous apprenons l’existence de projets et d’expérimentations mélangeant neurosciences, intelligence artificielle et psychologie comportementale, dont les objectifs sont de parvenir à une parfaite transparence de la subjectivité : lecture de la pensée à l’aide d’IRM et d’intelligences artificielles, détecteur de mensonges appuyé sur l’intelligence artificielle…
Ce qui vient changer la situation par rapport au passé, c’est le projet par les innovations technologiques de pouvoir rendre l’intériorité subjective du sujet transparente aux pouvoirs économiques et politiques, de pouvoir la surveiller et la contrôler.
De ce fait, l’intériorité subjective ne pourrait plus être cet ultime rempart que décrivaient déjà les philosophes stoïciens dans l’Antiquité.
5. L’écologie de la subjectivité : le champ de lutte de défense de l’intériorité
Si les exercices de soi constituent une voie élitiste pour constituer la subjectivité en « citadelle intérieure », il est possible de se demander si les subjectivités ne méritent pas d’être protégées.
Il nous semble que le rôle de l’anarchisme est d’être le fer de lance des luttes de défense de la subjectivité.
On peut qualifier ces luttes d’anarchistes, car elles visent à défendre les subjectivités contre l’arraisonnement par des pouvoirs technoéconomiques et technopolitiques. L’anarchisme désigne ici le refus de tout pouvoir de contrainte sur les subjectivités.
Felix Guattari a ainsi parlé d’écologie mentale3 et Yves Citton d’écologie de l’attention4.
L’écologie de la subjectivité désigne le champ de luttes visant à constituer des milieux sociaux protecteurs des subjectivités et de l’intériorité.
Face, entre autres à la dégradation globale de la santé mentale des populations et au développement du « pouvoir instrumentarien », l’écologie de la subjectivité est un champ de lutte en devenir.
Irène Pereira est philosophe et sociologue de sensibilité anarchiste. Elle est notamment l’auteure de Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s (Éditions Libertalia, 2018, http://www.editionslibertalia.com/catalogue/nautre-ecole/paulo-freire-pedagogue-des-opprime-e-s).
1 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 1995, « Le stoïcisme », pp. 196-216.
2 Éric Singler, « Nudge, neurotechnologies et neuromarketing : état de l’art, et retour d’expérience entre le potentiel affiché et leurs limites », Annales des Mines – Réalités industrielles, 2021, pp. 35-38.
3 Félix Guattari, « Les trois écologies », EcoRev’, n° 43, 2016, pp. 5-7.
4 Yves Citton, « De l’écologie de l’attention à la politique de la distraction : quelle attention réflexive ? », dans Michel Dugnat (éd.), Bébé attentif cherche adulte(s) attentionné(s), Toulouse, Érès, 2018, pp. 11-27.
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