.retrait { margin-left:50px; } .retrait { margin-left:50px; }
Subscribe By RSS or Email

18 mai 2016

Un écologisme libertaire ? – Fabrice Flipo – Contribution au Séminaire ETAPE n°17, 16 octobre 2015

La question s’avère assez redoutable, tant sur le versant « écologiste » que « libertaire », chacun des deux termes recouvrant une famille à la fois large et conflictuelle. Je vais commencer par « écologiste ». Est écologiste toute personne qui remonte de la dégradation de la planète vers une remise en cause de l’ordre établi, c’est la définition la plus courante, qui s’oppose à « l’environnementalisme » qui prend acte de la dégradation, attire l’attention, éventuellement, mais n’en tire pas d’analyse politique claire en termes de transformation sociale[ref]D. Simonnet, L’écologisme, Paris, PUF, collection « Que Sais-Je ? », 1979, p. 3.[/ref].
Dans Nature et politique (éditions Amsterdam, 2014) j’ai essayé de saisir l’écologisme par les controverses qu’il a suscitées lors de son apparition dans l’espace politique, à partir des années 1960, au sein des deux grandes idéologies politiques dominantes, le libéralisme et le socialisme (je laisse de côté les variantes internes). Il en est ressorti quelques grandes lignes, qui permettent de saisir l’écologisme, et construire une argumentation en termes de théorie politique.

I. Le positionnement des écologistes en politique[ref]On s’appuie ici notamment sur D. Boy, L’écologie au pouvoir, Paris, Presses de Sciences Po, 1995 ; G. Sainteny, L’introuvable écologisme français, Paris, PUF, 2000 ; P. Delwit et J.-M. De Waele, Les partis verts en Europe, Bruxelles, Editions Complexe, 1999 ; B. Villalba, « L’écologie politique face au délai et à la contraction démocratique », revue Écologie et Politique, n°40, 2010, pp. 95-113.[/ref]

 

Les Verts se disent rarement de droite (à l’exception de CAP21), souvent de gauche, mais avec aussi une composante « ni droite ni gauche » qui s’explique de deux manières largement distinctes : la fin de non-recevoir opposée par le PS et par la droite, d’une part, et d’autre part le fait que l’action écologiste se joue en grande partie au niveau de la société civile, et de l’économie, dans un rejet de l’État donc qui tout en se réclamant d’un positionnement libertaire (Yves Frémion qui fait d’Élisée Reclus le père de l’écologisme) peut aisément se confondre avec un parti pris libéral, du type de la « critique artiste » évoquée par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999). Dès les années 1970 se constitue une écologie centriste et une écologie se situant à la gauche du PS, plutôt libertaire. Elles sont toujours là, elles travaillent derrière l’actuelle scission d’EELV. Le positionnement général est donc « libéral-libertaire », avec un certain opportunisme, qui n’est pas seulement carriériste, mais aussi relatif aux finalités poursuivies, étant entendu que ni l’État ni le marché ne sont spontanément écologistes. Les alliances impliquent des compromis.

L’écologisme est souvent pris pour ce qu’il n’est pas, en raison de quelques motifs communs. Décentralisation, communautés, critique du parlementarisme et du capitalisme sont des éléments que l’on retrouve aussi chez Charles Maurras par exemple. Au nom de la référence à la nature, nombreux sont ceux qui s’attendaient à ce que les écologistes soient opposés à la PGA, celle-ci étant souvent jugée « contre-nature ». Des spécialistes comme Jean Jacob ont fait des rapprochements hasardeux, sur la base des analyses de Zeev Sternhell. Le rapprochement avec « les non-conformistes des années 1930 » a cependant une certaine pertinence dans la mesure où il s’agit de sortir de l’alternative entre socialisme et capitalisme, dans une situation de crise – ni le marché ni le collectivisme. Mais les termes de l’alternative sont encore très vagues, laissant la place à de nombreux possibles. Autre attaque : le sociobiologisme supposé, en raison des métaphores biologiques, ainsi Waechter qui compare les villes à des métastases cancéreuses[ref]A. Waechter, Dessine-moi une planète, Paris, Albin Michel, 1990.[/ref]. Elles sont jugées fascisantes. C’est un faux ami, pourtant, car la vie dont il est question est la biosphère. Les écologistes commettent souvent de grossières erreurs, par méconnaissance, Waechter remportant certainement une palme en ce domaine. La peur et le catastrophisme (la « collapsologie » comme on dit désormais) sont aussi rapprochés de courants antiparlementaristes, ainsi Raymond Pronier et Vincent-Jacques le Seigneur, qui nourrissent le fantasme d’un écoterrorisme de grande ampleur[ref]R. Pronier et J. Le Seigneur, Génération verte, Paris, Presses de la Renaissance, 1992.[/ref]. Les écologistes auraient les gouvernements avec eux, peut-on lire dans leur ouvrage, qui prête maintenant à sourire tant l’analyse est naïve et superficielle.

Il n’en reste pas moins que la désobéissance civile et l’action directe font partie du répertoire écologiste. Plusieurs courants se réclamant de l’anarchisme, autour de René Riesel notamment, ou de Theodor Kaczynski, qui cite Jacques Ellul, de Bernard Charbonneau ou encore d’Ivan Illich. La référence est extensive, le fonctionnement d’une organisation comme Greenpeace par exemple n’a pas grand-chose de libertaire. Les écologistes ne sont pas toujours très clairs. Robert Hainard s’est réclamé de l’anarchisme, qui par certains côté semble de droite, alors qu’il se réclame aussi de Murray Bookchin, c’est-à-dire de l’écologie sociale et libertaire… Ni droite ni gauche est aussi un slogan que l’on retrouve au centre, le centrisme étant l’idéologie de la conciliation, tenant pour acquis que le progrès et la conservation comportent également leurs excès. L’écologisme de centre-droit qui peut être incarné par les écrits de Dominique Bourg, dans les années 1990 et jusqu’à son écrit avec Kerry Whiteside en 2011 (où il se réfère à Constant, Locke et Hobbes) est pris dans de terribles contradictions, se trouvant d’accord avec Luc Ferry sur l’essentiel mais différent en ce qu’il prend les menaces au sérieux. Ne pouvant se réduire à un appel au peuple qui serait immédiatement perçu comme populiste, l’écologisme de centre-droit veut le changement sans s’en donner les moyens. Dominique Bourg va donc, comme Nicolas Hulot, essayer de changer les choses par en haut, du moins dans un premier temps. Le Dictionnaire de la pensée écologique qu’il vient de diriger aux PUF (2015) est d’excellente qualité, mais la plupart des définitions sensibles (telles que « capitalisme ») ont été laissées à des lectures très sages et peu critiques envers l’ordre établi.

II. Un mouvement fortement « culturel »

L’écologisme intrigue souvent par sa stratégie : de nombreux partis, et associations, se disputant fréquemment. Le courant ne se positionne pas toujours clairement sur le rapport à l’État, il semble souvent opportuniste, plus que doté d’une doctrine en la matière. Une association comme France Nature Environnement pratique le contentieux à grande échelle. Cela s’explique en partie par l’objet de l’écologisme, et sa situation : c’est une « minorité active », qui cherche à influencer le cours des événements. On ne peut pas comprendre la stratégie écolo en confinant l’analyse au seul niveau des partis, pas plus qu’on ne comprend le libéralisme si on laisse la société civile de côté. Le problème est que les écologistes comme mouvement social sont peu étudiés, on ne trouve rien de comparable à ce qui existe au sujet des mouvements ouvriers. L’écologisme est saisi comme un mouvement culturel (Ronald Ingelhart) et postindustriel (Alain Touraine) se construisant hors des usines, avec des militants dont le profil sociologique type est schématiquement l’individu issu des classes populaires ou moyennes, mais qui a réussi au moyen des études. L’écologisme n’est pas un mouvement ouvrier, même s’il touche des milieux très divers, en pratique. La sociologie actuelle des mouvements sociaux aime souligner que « les nouveaux mouvements sociaux » ne sont pas si nouveaux, que les prophéties de Touraine ont échoué (Erik Neveu), que les luttes matérialistes sont encore très actives (Olivier Fillieule), etc. Ces critiques sont largement balayées, à partir du où l’on s’intéresse comme Touraine à la portée des mouvements sociaux, et pas seulement à décrire les mouvements existants, se condamnant ainsi à être toujours à la traîne de l’actualité. Le terme « postmatérialisme » a induit en erreur, car rien n’est plus matériel que l’écosystème, ou la culture.

Dans un changement culturel, le pouvoir est partout, il ne s’agit plus de contrôler l’existant et ses formes de richesse, comme dans les luttes ouvrières, mais de produire autre chose, d’organiser différemment la société. Comme le pouvoir est partout, dans ce cas, la lutte prend forcément une forme libertaire. Ne pas s’illusionner sur la prise de pouvoir n’est pas seulement une position politique : c’est une condition réelle de l’efficacité de la lutte. On comprend mieux l’écologisme à mon sens en le pensant comme une constellation de mouvements que comme un mouvement unique et centralisé, sur le modèle du mouvement ouvrier. L’écologisme appelle à penser le pluralisme des mouvements sociaux, ce qui est difficile car l’héritage critique dont nous disposons est habitué à raisonner en termes de site unique de contestation (classiquement : la production). La diversité des associations écologistes (ex l’Alliance pour la Planète) travaille sur le mode de ce que j’ai proposé d’appeler la complémentarité conflictuelle, comportant une diversité de niveaux : information, alternatives concrètes, partis politiques etc. À côté de ça les débats marxistes ou libertaires paraissent parfois un peu simplistes, car structurés à l’intérieur d’un ensemble de possibles fortement contraint. Même chez Daniel Guérin, il s’agit toujours du producteur et de l’usine, et rien d’autre.

III. L’économie écologique

Sur le plan de l’économie, j’ai proposé de décrire l’écologisme comme un mouvement qui agit sur le moment de la réalisation de la valeur c’est-à-dire de la consommation, à la différence du mouvement ouvrier qui agit sur le lieu de production. Consommation doit s’entendre comme consommation finale (le « consom’acteur ») et la consommation intermédiaire (investissement « productif »), et pas seulement le « petit geste », même si celui-ci a une place qui ne doit pas être sous-estimée. La question est de savoir quoi produire, c’est la question de la technique, du métabolisme, de la dialectique avec la nature, qui se trouve posée, avant celle des rapports de production, qui du coup peut se retrouver secondarisée. D’où par exemple les stratégies de blocage et de promotion d’alternatives que l’on a récemment pu rebaptiser « blockadia ». D’où aussi le fait que le statut SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif), qui accorde une place au consommateur et aux collectivités territoriales, a été proposé par des écologistes. Une telle perspective explique certaines accointances entre écologisme et théorie néoclassique, ainsi dans le courant Ecological Economics, pour autant que le néoclassique consacre formellement la souveraineté du consommateur et oriente son effort vers la question du choix. L’écologisme souligne que cette souveraineté est illusoire et qu’elle doit être obtenue par la lutte. Le mouvement réclame sur le plan réel ce que le capitalisme ne fait que promettre sur le plan formel. L’aliénation par la consommation est différente, elle se produit ailleurs et par d’autres moyens- la publicité, le marketing, les choix de dépense etc. La lutte sera donc différente. Ainsi s’explique l’importance du « petit geste » qui est déjà un premier écart, une première résistance. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire, la consommation est un rapport social. D’où aussi qu’un institut écolo se nomme « Institut Veblen ». Une partie de la gauche a une foi surprenante dans la thèse libérale de la souveraineté du consommateur, ne voyant pas de nécessité de déployer la critique de ce côté-là.

Pour schématiser, l’écologisme pourrait être décrit comme un anticapitalisme de marché, au sens où il est très sensible à l’accumulation, qu’il critique férocement, mais beaucoup moins à la propriété privée, à l’inverse des mouvements ouvriers qui sont peu sensibles à l’accumulation, et très opposés à la propriété privée. C’est ce que recouvre la différence entre antiproductivisme et anticapitalisme. Chacun aura tendance à juste titre d’une certaine manière à reprocher à l’autre un anticapitalisme déficient. André Gorz est un bon cas d’étude, apparemment écologiste il se révèle plutôt marxiste en écartant « l’utopie » désindustrialiste des Verts les plus radicaux[ref]A. Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, Paris, Galilée 1991, p. 28.[/ref], et en se fondant sur un dépassement du capitalisme par les technologies de l’information, celles-ci demeurant non questionnées. L’écologisme encourt à l’inverse de la part des marxistes la même critique que les positions libertaires : de faire le jeu du marché. Pourtant du côté des libéraux (les vrais) le discours collectif que les écologistes déploient au sujet des besoins renvoie systématiquement au collectivisme – d’où les l’accusation de « khmers verts[ref]Encore dans le numéro de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles du 1er octobre 2015 avec une Une et un dossier consacré à « l’écologie, la grande arnaque ».[/ref] ». Idem de « l’action directe » comme la désobéissance civile. Un autre facteur à prendre en compte est que l’écologisme n’est pas un mouvement de la majorité contre une minorité, comme dans l’analyse marxiste classique ; c’est plutôt un mouvement de la minorité vers la majorité, ce qui implique le recours à des modalités de lutte différentes, ou plus exactement laissées de côté par l’historiographie dominante des mouvements ouvriers, car en effet le rapport des minorités aux majorités se pose ici aussi, autour du rapport des minorités actives à leur milieu. Ici les alternatives classiques existent (rôle du parti, de l’action aux côtés des aliénés, etc.) mais les débats savants qui ont agité les leaders des partis ouvriers (luxemburgisme, léninisme etc.) sont très largement absents. L’une des raisons est que l’aliénation n’est pas perçue comme telle, les impacts écologiques n’étant pour la plupart pas vécus par les individus dans leur chair, surtout dans les pays industrialisés. Le problème est pour ainsi dire imaginaire, d’où un certain opportunisme écologiste, par exemple de se focaliser sur la santé.

IV. Science et religion

Le dernier aspect est le rapport entre science et religion. Le point n’est pas secondaire, pour de multiples raisons. Le théologique, disait Bakounine, est au fondement de l’autoritaire. Mais aussi le scientifique, avec les « communistes autoritaires ». L’écologisme s’est montré très libertaire sur ce point-là, par certains côtés. Il désacralise la machine, et la technocratie. Alain Hervé estimait ainsi que la classe politique est « agenouillée, mains jointes, devant la machine, l’implorant de déverser une pluie de bienfaits[ref]A. Hervé, L’homme sauvage, Paris, Stock, 1978, p. 50.[/ref] ». Les modernes se comportent souvent comme si la plus petite limitation de l’expansion industrielle était proprement sacrilège, et cela vaut pour la gauche (Mélenchon et le TGV) comme pour la droite. La critique de la science et de la technique moderne conduit parfois les écologistes à inverser la flèche du temps et voir une issue ou un idéal dans les sociétés primitives – ainsi la célèbre Déclaration du Chef Seattle[ref]Déclaration dont l’authenticité est discutée ; <https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_du_Chef_Seattle_en_1854>.[/ref]. L’enjeu du faire (technè) est en tout cas très présent. Qui a été dans un salon écolo n’a pu que s’étonner du bric-à-brac des solutions techniques qui sont offertes, de la machine à ozone aux toilettes sèches en passant par la cuisson saine. Cette critique de la technologie soulève un enjeu culturel à nouveau qui situe l’écologisme du côté des critiques de la modernité, notamment du tiers-mondisme, les pays colonisés n’ayant pas non plus toujours perçu la civilisation occidentale ou moderne comme un universalisme qui leur aurait jusqu’ici totalement échappé. Le degré de remise en cause est toutefois objet de débat, côté écologiste, le cas des technologies de l’information le montre bien.

Inversement l’écologisme a tendance à sacraliser la nature, du moins un certain rapport à la nature : le vélo, le bio etc. Mary Douglas explique comment le sectarisme guette tous les mouvements de transformation culturelle[ref]M. Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, 2000 (1e éd. : 1967).[/ref]. Construire une culture est une œuvre collective, résister aux assauts de la culture dominante tend à pousser les individus résistants à l’entre-soi, d’où le fait que les questions écologiques ont à voir avec les problématiques des cultural studies ou du multiculturalisme. Serge Moscovici montre cependant qu’un mouvement culturel n’est efficace que s’il joue la carte du pluralisme et de l’originalité : rigide sur les objectifs, flexible sur la manière de les atteindre[ref]S. Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris, PUF, 1996 (1e éd. : 1979).[/ref]. On doit bien comprendre que le sacré est anthropologique, ce concept est synonyme de ce à quoi l’on tient le plus, qui nous tient autant qu’on le tient. Depuis les années 1970, les écologistes mettent en garde devant un risque d’écofascisme, qui procéderait comme le capitalisme dans les années 1930, en se raidissant, face aux problèmes dont il est responsable, plutôt qu’en libérant le pouvoir et l’initiative (cf. les diverses analyses du fascisme). Mais les écologistes peuvent aussi avoir un côté rigide et déterministe, relativement insensible aux différences entre les situations humaines – ainsi Yves Cochet en 2004 dans Pétrole Apocalypse, entre autres. Les apports du marxisme ne sont pas souvent pris au sérieux. En fait la théorie demeure globalement assez faible, en partie en raison du faible intérêt que la thématique rencontre dans les milieux universitaires. On trouve de nombreux auteurs, mais peu d’effort d’élaboration théorique systématique. C’est aussi assez cohérent avec la thèse moscovicienne de l’originalité comme principe du changement minoritaire.

La référence à la nature serait essentialisante, et ce serait un danger en soi, enfin. C’est encore l’origine de nombreux malentendus. Pour les écolos, la nature c’est d’abord la biosphère en danger. C’est une nature fragile et menacée, à défendre, et non un déterminisme à asséner. L’enjeu est ontologique, comme le suggère « l’écologie profonde » : il est de réinstituer l’humain. Le moment de l’essence a sa dignité, les sciences sociales lui rendent paradoxalement hommage quand elles veulent l’abolir et tout déconstruire. L’essence, c’est notamment ce que Sartre appelle la facticité, la manière que l’on a de se poser dans le monde et d’y provoquer des effets. La référence à la nature permet aussi de critiquer ce que la culture peut comporter de domesticité. Dans une approche athée, ou du moins agnostique, la nature est en effet le seul point qui soit extérieur à la culture. D’où la référence à la wildness chez Henry David Thoreau par exemple. La nature n’a pas de contenu facile à déterminer, elle est comme l’Être chez Martin Heidegger ou l’origine chez Jacques Derrida : un moment toujours évanescent, qui se soustrait à toute appréhension positive. S’engager n’en constitue pas moins une manière de définir la nature, fût-ce de manière temporaire et provisoire. On rejoint en quelque sorte le jeune Marx, pour qui l’humanisme, c’est le naturalisme achevé et vice-versa. Mais en un tout autre sens.

L’importance de la nature met en effet en cause ce qu’on a classiquement appelé le développement, qui est partout dépendant de la croissance. Comme le suggère Guillaume Sainteny « la thématique écologiste se construit d’abord, dans son origine comme dans sa tonalité et son apparence, comme une critique fondamentale de la société industrielle et de ses aspects productivistes, technocratiques et de consommation[ref]G. Sainteny, Les Verts, Paris, PUF, collection « Que Sais-Je ? », 1997, 2e édition, p. 57.[/ref] » que la poursuite de la croissance symbolise. Côté libéral ou socialiste, le propos a paru antimoderne, tendant à réduire le statut de l’être humain perçu comme chèrement acquis par l’Occident des Lumières. De là l’accusation d’être « réactionnaire » ou même « fasciste » – ainsi Luc Ferry ou Marcel Gauchet dans les années 1990, mais aussi Jean-Marie Harribey (dans sa préface de 2006 à La face cachée de la décroissance de Cyril Di Meo notamment) ou le géographe anarchiste Philippe Pelletier. Accorder des droits à la nature ce serait être animiste, ce serait ramener l’être humain dans l’état de minorité d’où il se trouvait jusqu’ici (Lemercier de la Rivière et « l’ordre naturel » des sociétés[ref]L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767.[/ref]), ce serait être malthusien, puisque laissant moins de place pour les humains. À moins que la modernité ne soit l’impérialisme et le malthusianisme, et que l’émancipation des uns n’ait été acquise qu’au prix de l’aliénation des autres ?

Conclusion : L’écologie invite à repenser la question du pouvoir

L’écologie invite à repenser le pouvoir. Comment « changer la vie », pour reprendre le slogan du Parti socialiste des années 1970 ? « Prendre le pouvoir » au moyen d’une organisation fut sans doute la formule la plus couramment adoptée, au XXe siècle. Cette stratégie a connu de nombreux raffinements, en demeurant toujours plus ou moins la même : blanquisme, luxemburgisme, marxisme-léninisme, trotskysme, etc. La réaction des professionnels de l’émancipation face aux Indignés par exemple était caractéristique : sans programme et sans organisation, c’était de toute évidence un mouvement sans intérêt, naïf et peu sérieux. C’est faire montre d’une grossière méconnaissance des manières de « changer la vie », comme la suite l’a démontré. Podemos n’est peut-être pas l’idéal, mais quelque chose a émergé tandis que nos professionnels continuent de patauger et de faire la preuve de leur inefficacité, face notamment à Marine le Pen. L’écologie montre que « changer la vie » implique une démarche plus complexe, qui reste en grande partie à penser.

Fabrice Flipo
Philosophe, auteur notamment de Pour une philosophie politique écologiste (Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014)

Laisser un commentaire