9 juillet 2023
Une enquête inédite dans l’Ukraine en guerre : la question linguistique Par Daria Saburova
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Parler et langue : une autre face de la guerre
Dans son exposé sur les enjeux de la guerre en Ukraine, Daria Saburova s’est étendue longuement sur l’enchevêtrement complexe des parlers en Ukraine, des « conversions » linguistiques, des résistances par la langue, de l’idéologie monolinguiste qui sévit tant dans la propagande russe que chez les dirigeants ukrainiens, revenant à de nombreuses reprises sur le « sourjyk », ce mélange d’ukrainien et de russe, parlé par les « classes » populaires (30 % des ukrainiens). Cette approche du conflit à travers le prisme des langues est d’un intérêt évident. On en comprend vite la portée politique. Il est plus difficile d’en saisir les données plus profondes, vécues notamment par les opprimés, ce que Daria Saburova n’a pas manqué de présenter avec pénétration. Dans le débat qui a suivi, j’ai relevé qu’elle distinguait deux concepts : le parler et la langue. A la question posée de la raison d’une telle distinction, elle a répondu qu’une langue n’existe qu’à condition d’être entérinée par les référents communs à toute langue : grammaire, dictionnaire, transmission, usages juridique, scientifique etc. Le parler n’est pas (encore) une langue, puisqu’il n’entre pas dans ces marques qui semblent dictées par le bon sens et font partout autorité. Pour elle, il va de soi qu’il faut distinguer.
Si j’aborde cette question, c’est parce qu’au contraire, je vois dans la distinction du parler et de la langue, bien autre chose qu’une convenance. Même si ceux qui parlent de « langue », en pensant exprimer avec clarté une catégorie incluse très souvent dans la définition de l’identité sociale, sans émettre de jugement politique (il y a, de fait, différentes langues qui délimitent des espaces dits sociolinguistiques), il paraît pourtant évident que la « langue » suggère un état d’achèvement et d’homogénéité sinon de pureté, qui la place implicitement au-dessus des dialectes, patois, et tous parlers courants. Pourtant, s’il fallait penser en termes de hiérarchie, n’est-ce pas l’ordre inverse qu’il faudrait défendre ? Le parler courant, dans son impureté, sa plasticité, dans ses ressorts d’auto-invention, de néologisation, d’approximation, anticipe la langue, en façonne l’évolution, et en dépasse le pouvoir d’expression. La langue fige, le parler se déplace. La langue contient, le parler libère. La parole est certes un pouvoir, mais la langue une domination. Plus intéressant : la langue est le fait de l’écrit, tandis que le parler est celui de l’oralité. Il faut relire, à la fin du Phèdre de Platon (274b et suiv.), la discussion entre la divinité Teuth, inventeur de l’écriture et le Roi de Thèbes. Le Roi a fait venir Teuth parce qu’il prétend que l’écriture est le remède à tous les maux de la société :
« Voici ô Roi, dit Teuth, une connaissance (celle des caractères de l’écriture) qui aura pour effet de rendre les Egyptiens plus instruits et plus capables de se remémorer : mémoire aussi bien qu’instruction ont trouvé leur remède (pharmakon1). Mais le roi de répliquer : (…) voilà maintenant que toi, qui est le père de l’écriture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui est le contraire de celui qu’elle possède. En effet, cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration. Ce n’est donc pas de la mémoire que tu as trouvé le remède, mais de la remémoration. Quant à la science, c’en est la semblance que tu procures à tes disciples, non la réalité. »
Platon, pourtant fin lettré, soutient dans ce passage l’infériorité de l’écrit sur le parler. Sa préoccupation est ici politique : pour inventer le futur, un futur meilleur, il faut se souvenir. Or, seul le parler permet de vraiment se souvenir, tandis que l’écriture fige la mémoire. Il y a dans l’écriture, dit Platon, un pouvoir du dehors, tandis que le pouvoir du parler est « du dedans », plus vrai donc, plus inhérent aux vrais désirs de la communauté, plus attaché à satisfaire la liberté authentique de chacun.
Si ceux qui ne font que dialectiser et patoiser et, ne sachant que mal écrire, se font mal comprendre, ou font sourire par leur accent, si ceux-là vivent un sentiment d’infériorité, c’est évidemment parce qu’il leur est imposé par les dominants, et non parce qu’ils seraient eux-mêmes incompétents, inaptes à la conscience politique la plus déterminée à faire respecter leur différence. Il se peut même, dans ces cas que l’on décrète pathologiques, comme l’autisme, que le fait de se taire ne soit que la réponse archi-parlante, la seule possible, à l’injonction de la parole intérieure, trop lucide sur sa non-réception. Un trop-plein de parler du dedans, un danger de ce trop-plein pour la langue autorisée, et non un repli dans l’insuffisance. Fernand Deligny s’exprime ainsi : « S’il arrive que les enfants soient privés de parole c’est qu’il y a longtemps que leur pèrémère n’ont plus rien à dire, car ce qu’ils ont à vivre, mieux vaut ne pas en parler ; ce qu’ils font, car parler à c’est parler de, ou alors c’est parler pour ne rien dire, et de cette parole qui ne dit rien il est notoire que l’être humain peut s’en contenter comme des colonies de bestioles persistent à proliférer nichées dans une nature qui leur est ménagée, d’ouate humide. Là où certains voient la cause du mal dans le fait que la parole soit venue à manquer, je la vois dans ce bruit de voix qui ne colporte que de la parole2. » Il y aurait beaucoup à penser sur le rapport parole / souffrance induite par l’agression dominatrice et donc sur ce qui se joue particulièrement dans la guerre déclarée autour du contrôle, et même de la traque de la parole comme expression tantôt trop bruyante, tantôt muette de la vérité des vécus souffrants, vérité qui ne peut qu’accuser radicalement la langue si naturellement propre des agresseurs. Mais, même en temps « normal » toute parole est toujours plus ou moins lutte sous contrôle, acte d’autocontrôle. Ce qui bien sûr force l’attention sur les cas minoritaires où elle manifeste la jouissance de sa libre expression, ce qui ne peut se faire que dans la transgression, pour en montrer la perspective indispensable. Le parler, c’est la langue rendue à sa fragilité mi-souffrante, mi-jouissante, frayant son chemin dans l’entre-deux, cherchant à partager une espérance de mieux-être, qui ne peut être que collective sinon rien n’aurait besoin de parler. Cette langue n’est pas celle du dictionnaire. Elle est la pratique vivante de parlants qui veulent et pensent se comprendre en parlant. Et même si dans une large mesure ils se leurrent sur ce que « se comprendre » veut dire, ils comprennent la positivité partagée de leur effort. Ils savent de surcroît que c’est dans la non-compréhension, dans le malentendu, que se tient en réalité le goût de parler encore, de se tromper davantage pour enfin mieux se connaître et lutter ensemble contre ceux qui veulent leur instituer la langue (pas seulement leur imposer leur langue).
Alors, la langue « enjeu à part entière de la lutte des classes » (expression de Daria Saburova) ?
Peut-être, mais les deux concepts « langue » et « classe » qui, il est vrai, peuvent se correspondre, sont simplificateurs. Ils ne disent rien de l’insaisissable mouvant-parler-vécu et de la différence des intériorités individuelles. Pour un libertaire, c’est ce premier niveau très concret qui compte. Le parler vivant, le parler incertain, le parler qui s’invente en parlant et aime s’égarer, s’évader, enjeu énorme du respect des différences et de la seule lutte importante, celle contre toutes les formes de guerre.
Jérôme Alexandre, théologien catholique de sensibilité libertaire
28 mai 2023
1Le pharmakon chez les Grecs est à la fois remède et poison. Ce thème a été repris par Jacques Derrida dans un article publié dans Tel Quel en 1968, sous le titre « La pharmacie de Platon ».
2Fernand Deligny, Œuvres, L’Arachnéen 2017, p. 757.
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